140. Un artichaut qui sent ses feuilles s’en aller

Ce sont mes rencontres avec la société qui m’ont poussé à composer mon disparate. J’ai rencontré très tôt tout ce qui est culturel ou intellectuel, les choses pour lesquelles il n’est pas besoin d’expérience de la vie pour les aimer : les mathématiques, l’herbe, la musique, les chats, la rêverie, les échecs. Ensuite, quand j’ai rencontré les hommes, l’humanité, les difficultés de la vie, j’ai résolu certaines autres choses ; et même pendant la guerre – la deuxième, c’est-à-dire très tard – j’ai eu encore l’occasion d’enrichir mon disparate dans l’action violente.

Et puis, il y a une autre conquête dans le disparate : au fur et à mesure que je vieillis, je vois mes capacités, physiques et intellectuelles, diminuer, je suis un artichaut qui sent ses feuilles s’en aller. De fait, je m’en accommode très bien et c’est une forme de disparate.

Evidemment, je commencerai à m’en accommoder moins bien quand je souffrirai terriblement d’une chose ou d’une autre, mais ce n’est pas dit que ça viendra. Dans le vieillissement et dans la marche à la mort, il n’y a rien qui m’inquiète ni rien qui m’ennuie et je pense que je peux avoir une vie fort intéressante en allant en diminuant. Pourquoi cela ? Parce que je, crois que je maintiens une certaine cohérence entre les choses qui restent, au fur et à mesure que des choses s’en vont, je rassemble ce qui reste et je vis dans un appartement de plus en plus petit mais je garde l’essentiel.

J.M.L.L. Ça te permet de te débarrasser des choses auxquelles tu ne tenais pas tant que ça…

F.L.L. Exactement… mais attention ! ça me permet de me débarrasser des choses intéressantes au profit des plus intéressantes.

141. Communiquer sans culture

Je voudrais dire un mot de ma difficulté de communication avec des gens qui me sont sympathiques mais sans culture. Cela ne tient pas du tout au sentiment d’une supériorité mais au fait que j’ai l’impression que la plupart des gens avec lesquels je ne parviens pas à communiquer sont mutilés, et moi pas. Ils valaient mieux, ils pouvaient faire plus…

J.B.G. J’ai l’impression contraire quand j’ai des difficultés de cet ordre, je ressens cela comme une incapacité de ma part à communiquer en dehors d’un certain nombre de canaux et de codes bien définis et comme une supériorité de leur part à n’avoir pas besoin de ce système d’allusions pour communiquer. L’idéal serait d’être cultivé et de savoir encore communiquer avec tout le monde (!)

F.L.L. Je le ressens bien comme toi pour certaines choses. Dans d’autres cas, chez des gens que j’appellerai des primitifs – j’en vois de moins en moins car je sors peu, des gens comme ma concierge, par exemple – je sens une diminution qui nous empêche de communiquer.

142. Quelque chose de non-humain

Jeune  et ou vieux [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Assez souvent des gens me disent combien je suis jeune. C’est une gentillesse de leur part ou de l’hypocrisie, peu importe, mais ils ne le pensent pas tellement – ils peuvent le penser un peu tout de même. Dans quelle mesure peut-on le penser ? Je me suis souvent posé la question en pensant aux aliénations que j’ai subies du fait du milieu social, du fait de mes contacts avec la nature, le milieu physique, et du fait de moi-même. C’est très rare car je ne pense pas beaucoup à moi, j’ai des choses plus excitantes à faire, mais ça m’arrive.

Suivant la manière dont j’analyse le problème, je suis amené à des conclusions absolument opposées. Avec une certaine méthode d’analyse, j’ai l’impression qu’en effet, je suis resté très jeune pour beaucoup de choses ; d’un autre côté, j’ai l’impression que lorsque j’étais très jeune, il y avait quelqu’un de très vieux en moi et j’ai l’impression d’avoir toujours été très vieux – et maintenant très jeune. Et puis, en y réfléchissant bien encore, en changeant de méthode d’analyse, j’ai l’impression qu’un certain être est né, moi, et que j’ai passé tout simplement par les stades courants et j’ai été un enfant, un jeune, un adolescent, un adulte, un adulte poussé et un croulant. Mais alors j’ai l’impression qu’il y avait quelque chose de plus, quelque chose qui n’a pas changé. Une image m’a fait sentir cela : quand on est au bord de la mer et qu’on regarde les vagues avancer et reculer sur le sable, on voit l’eau avancer et en même temps reculer par en-dessous. Le phénomène est explicable avec les lois de Newton. Et bien, j’ai toujours eu l’impression que dans ma vie de la même façon que les vagues sur le sable il y avait quelque chose qui avançait et quelque chose qui reculait. Il y a trois phénomènes : constatation d’une jeunesse certaine, d’une vieillesse ancienne déjà et de quelque chose qui n’est ni jeunesse ni vieillesse.

Je crois qu’en fait je suis autre chose que jeune ou vieux, quelque chose d’inhumain d’une certaine manière, quelque chose de non humain.

143. Nos relations devaient s’arrêter là

Les Mérovingiens [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Après la débâcle, j’arrive à Marseille avec un costume sur le dos et un petit paquet qui contenait un peu de linge de rechange. J’ai été hébergé par mon cousin, seul parent proche qui me restait, mais je tenais à ne pas être trop longtemps à sa charge et j’ai cherché du travail. On a consulté les annonces des journaux, on en a fait passer une. J’ai reçu différentes propositions que j’ai dû écarter comme par exemple celle où l’on me proposait de garder un bébé de trois ans. J’étais prêt à faire n’importe quoi mais pas au péril des enfants de trois ans. Il se trouvait que le doyen de la faculté de Marseille était un bon mathématicien, je connaissais ses travaux et je suis allé le voir et il m’a promis de m’aider.

Une annonce m’a amené quelques leçons qui m’ont un peu dépanné: c’étaient les deux filles d’un avoué. L’une était en classe de seconde et l’autre de philo. Ces deux jeunes filles avaient reçu la meilleure éducation chrétienne qu’on puisse imaginer, elles étaient extrêmement bien élevées. Elles ressemblaient à s’y méprendre aux filles de la famille Fenouillard. Elles n’étaient pas bêtes et avaient le désir, inculqué par leurs parents, de travailler, d’avoir de la culture, etc. quoi que dans la vie, il faut surtout se marier. Mais enfin, tout de même, il faut avoir des connaissances, et je donnais des leçons de tout ce qui se fait en classe de seconde à l’une et de tout ce qui se fait en classe de philo à l’autre. Chacune avait trois fois une heure par semaine.

Je reçois un matin une lettre d’une dame qui me disait : “Voulez-vous venir me voir, je cherche quelqu’un qui pourrait s’occuper de mon fils.” Elle habitait un appartement somptueux. Quand on en avait franchi les portes, on tombait dans un hall avec des colonnes, un escalier de palais, bref, quelque chose d’assez étonnant. Je vois cette dame, une femme d’une quarantaine d’années, qui me dit : “Voilà, j’ai un fils charmant, mais il n’a jamais beaucoup travaillé en classe.” Il devait avoir une vingtaine d’années et, n’ayant jamais travaillé en classe, il en était resté à peu près au niveau de la cinquième de lycée. Il n’était pas question de lui faire reprendre les études de lycée et sa mère cherchait quelqu’un de cultivé, pouvant avoir des conversations avec lui pour lui donner une teinture de culture générale. J’étais tombé d’accord avec elle et elle me présente son fils. Un assez beau garçon, très sûr de lui. Il passait une partie de son temps aux courses et l’autre partie au Cintra à boire du porto sur la Cannebière avec ses copains et les filles. Les filles l’aimaient beaucoup, il était plutôt beau garçon, très gentil et généreux, il avait plein d’argent et payait des parties fines tout le temps. C’est un garçon qui n’aurait fait de mal à personne, il était très gentil avec tout le monde, avec moi aussi.

On a commencé nos conversations et je me suis très vite rendu compte que la culture ne l’intéressait absolument pas. Rigoureusement pas. Mais comme il était très gentil, il venait avec moi, il entendait ce que je lui disais mais ça ne l’intéressait pas du tout – ça ne l’ennuyait pas non plus, il pensait à autre chose. Il me payait toujours le Porto. Il aurait souhaité que ça se passe chez Cintra, qu’on boive du Porto et que sa mère me paye. Il ne demandait que cela ; il n’aurait pas voulu me faire perdre quoi que ce soit mais il ne tenait pas du tout à compléter sa formation en histoire, géographie ou littérature. Je m’escrimais à lui dire des choses passionnantes. J’avais commencé un peu trop ambitieusement, je me suis rendu compte ensuite qu’il fallait diminuer mon ambition. Je lui avais fait une petite histoire du monde, c’est dans mon vice, j’ai le goût de l’histoire générale, je lui avais dit quelques mots de la Préhistoire, ensuite, des Grecs, des Romains et de l’histoire de France – les autres, il n’était pas nécessaire d’en parler parce que ça ne serait pas venu dans les conversations – mais tout cela en quelques mots.

Vers la fin de l’année, vers le 20 décembre environ, je lui dis : “On pourrait faire une petite révision de ce qu’on a fait jusqu’à présent.” Je lui pose des questions mais il ne connaissait aucune réponse. Les questions étaient simples. A un moment donné je lui pose la question suivante : “Quel est le personnage extrêmement important pour toute l’histoire du monde qui est né sous l’empereur Auguste ; il est extrêmement important, même maintenant, on en parle tous les jours dans le monde entier, c’est vraiment quelqu’un de très important.”

Il cherche, il cherche et ne trouve pas. Je le mets sur la voie : “On fête son anniversaire à la fin de l’année, et Hitler a fait savoir que ce jour-là il n’y aurait pas de bombardement nulle part.” Il cherchait et ne trouvait toujours pas. Ça l’ennuyaitde voir que je souffrais qu’il ne trouve pas, autrement, il s’en fichait complètement, et tout à coup il a une illumination et me dit : “Les Mérovingiens !”

J’ai compris que nos relations devaient s’arrêter là.

[FIN DU TAPUSCRIT]