10. La structure et le cri

J.M. Je continue à me faire l’avocat du diable : à moins que je ne ne trompe, votre intérêt pour les divers OU.X.PO a beaucoup à voir avec les mathématiques, avec cette conception des mathématiques, disons modernes, qui met l’accent sur les structures. Mais, même là, ce qui me frappe c’est l’impression où je suis que la façon dont les mathématiques ont dégagé des grandes structures, a été en général un travail à posteriori. Par exemple, la problématique bourbakiste des mathématiques est maintenant dépassée – vous le disiez vous-même – c’est une problématique qui a été extrêmement féconde dans la mesure où elle a permis de mettre de l’ordre dans tout ce qui était fait, de donner une synthèse à peu près globale, mais elle ne semble pas systématiquement porteuse de fécondité.

Il semble que beaucoup de résultats nouveaux en mathématiques sont dûs justement à des gens qui cassent les règles précédemment admises. Dans la mesure où votre intérêt pour les structures vient des mathématiques alors que, justement, même en mathématiques, il semble que le plus grand intérêt de cet accent mis sur les structures est plutôt un intérêt de synthèse à posteriori qu’un intérêt de création à priori, je me pose cette même question sur les domaines où vous tentez d’appliquer cette démarche.

F.L.L. Je dois dire que, pour moi, la création de nouvelles structures n’est pas le seul avenir de la littérature. A côté de la littérature structurée, il y a une littérature que j’appelais tout à l’heure le “cri” par exemple, que j’admets très bien, et toutes sortes d’autres. Les structures sont pour moi en effet liées aux mathématiques modernes, mais pas seulement, elles sont liées à l’impression que les mathématiques m’ont donnée dans mon enfance. Je n’avais pas le sentiment bourbakiste quand j’avais sept ans, mais j’avais un sentiment de structure – que je n’appelais pas ainsi. A côté de cet aspect de la littérature, il y a un autre aspect que j’ai moi-même cultivé, presque de l’anti-OULIPO, une chose vraiment extrêmement différente et que j’appelle le Troisième secteur.

Je fais partie du conseil d’administration des décades de Cerisy (décades qui ont quelquefois trois jours, quelquefois quinze jours). Je ne vais plus à Cerisy depuis des années, mais on me consulte sur le choix des programmes, des conférenciers, etc. Il y a quelques années, Anne Heurgon, la grande dictatrice de Cerisy, m’avait envoyé une lettre disant : « Est-ce que vous approuveriez, en tant que membre du conseil, une décade sur la Paralittérature, et est-ce que vous aimeriez l’organiser ? » J’ai répondu en disant : “Ça me parait certainement intéressant, mais le malheur, c’est que le mot “para-littérature” n’existe ni dans le Larousse, ni dans le Littré, ni dans le Robert, et presque personne n’a rien écrit là-dessus (à ce moment-là; maintenant, le mot commence à se répandre). Par conséquent, je vais vous dire la définition que j’aimerais mettre derrière le mot : paralittérature, puisque c’est une définition à prendre.” Je lui ai indiqué cette définition, et je lui ai dit : “Par conséquent, je ne suis pas très chaud pour parler de formes de littérature qui m’intéressent beaucoup mais que je ne mettrais pas dans la paralittérature. Je ne mettrais pas, quoique je l’aime beaucoup, le roman policier, je fais partie d’un jury d’un prix le roman de science fiction, le roman populaire – dans lequel j’ai une certaine autorité, j’en suis sans doute l’un des meilleurs connaisseurs en France en ce moment, le roman-photos (que je n’aime pas, par contre). Tout cela me parait intéressant, mais j’aimerais bien le sortir de ce qu’on appelle la paralittérature. Je lui ai donné la liste des choses qui m’intéressaient, en lui disant : “Peut-être penserez-vous que ça ne convient pas à Cerisy.” Je ne lui ai pas dit ce que je pensais, à savoir qu’elle en serait effrayée, ce qui est arrivé. On m’a répondu comme fait un éditeur quand il refuse un livre : “C’est excellent’, mais…” Elle m’a proposé de faire quelque chose de consacré à tous ces secteurs. J’y suis allé et j’y ai fait des interventions.

Tout cela a été recueilli dans le livre de la décade de Cerisy, j’en ai confié la direction à Tortel qui est un bon poète de Marseille, à qui j’avais vraiment appris ce qu’était le roman populaire pendant la guerre, et à Lacassin. Il y avait un peu trop, à mon avis un côté sociologique, mais comment faire, au 20ème siècle, quelque chose sans sociologie ? Mais enfin, ce n’était pas forcément mauvais. Ce qui était le meilleur peut-être, c’était une très bonne communication de Follain, qui était un très grand ami, sur le mélodrame. Je suis intervenu dans les conclusions pour dire : “J’ai été intéressé par ce que vous avez fait. Vous avez parlé de ce que j’appelle le deuxième secteur. Il y a pour moi trois secteurs dans l’usage du langage : dans le premier secteur, je vous propose de mettre Racine, Shakespeare, Villon, Rimbaud, etc., c’est-à-dire quelques valeurs sûres – à mes yeux en tout cas – ; le deuxième secteur est celui que vous avez traité ; il y a un troisième secteur.” Je m’en suis tenu là. J’ai attendu quelques années, et quand le livre est paru, j’ai publié un article sur le troisième secteur dans les Lettres Nouvelles.

J’entends par “troisième secteur” tout ce qui est écrit et qui ne se vend pas : les tatouages, les graffiti, les publicités pharmaceutiques (qui aident à vendre mais qui ne se vendent pas), les prière d’insérer, les ex-voto dans les églises, les épitaphes dans les cimetières, les assiettes décorées, etc. Pour moi, c’est un domaine formidable et complètement ignoré. Ce n’est pas du tout oulipien, je dirais presque que c’est le contraire, or, ça nous apprend énormément. Il n’y a pas que les structures qui m’intéressent. Mais, je ne vois pas très bien une littérature absolument non structurée. Si les hommes en ont envie, pourquoi pas, mais ça me parait douteux. Dans la mesure où ils voudront faire de la littérature structurée, se pose le problème d’inventer des structures après coup, a posteriori.

Je me demande s’il n’y a pas une marche de la civilisation vers une conception beaucoup plus consciente des structures. C’est une question que je me pose, et je n’attends pas d’y avoir répondu pour en faire et en donner.

J.M. Je me demande si le troisième secteur n’est pas encore beaucoup plus riche en structures que le premier.

F.L.L. Oui, il y a de la structure partout, dans une certaine mesure.

J.M. La publicité me parait être une des choses les plus structurées, il y a quelques normes structurales très fortes ; le graffiti, c’est un peu pareil. Ce serait intéressant de faire un OU.PUB.PO

F.L.L. Absolument ! Là, ces structures sont mises à jour par des études de marché, par exemple, qui permettent de détecter à peu près ce qu’il faut. Autrement dit, c’est analytique et ça cherche une autre efficacité que les émotions de la littérature ou que la beauté. Mais, naturellement, tout est structuré finalement. Là, ce sont des structures, pas forcément naturelles, mais pas voulues dans une intention littéraire – quoique, à la vérité, si ça a une efficacité, pour moi, ça a une certaine valeur littéraire. Pour moi, qu’est-ce qui est beau en littérature ? c’est ce qui me plaît, ce qui me touche. Il n’en reste pas moins que les structures dans ce cas, ne sont pas contrôlées : le jardin que nous avons sous les yeux est très structuré mais il n’est pas à la française ; il y a un fouillis d’herbes qui est une structure.

J.M. Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord, je crois que la publicité, pour reprendre cet exemple, est beaucoup plus consciemment structurée que la littérature. Les publicistes connaissent beaucoup plus explicitement les recettes qu’ils emploient que la plupart des littérateurs.

F.L.L. Oui, alors il y a recette. C’est une structure si vous voulez.

Mais il n’y a pas que dans le troisième secteur, dans le deuxième secteur, le roman policier est extrêmement structuré. Ce n’est pas par hasard si j’ai donné dans le livre de l’OULIPO une recherche sur : qui est le coupable ? Le roman policier est mieux structuré que la tragédie classique – pas beaucoup plus que Feydeau. Vous avez raison, c’est structuré, mais la structure cherche une autre efficacité, le troisième secteur vise un but et peut se servir de structures. Mais l’intérêt du troisième secteur est, à mon avis, moins les structures qu’il comporte que ce qu’il m’apporte. Je n’ai pas besoin de connaître ces structures pour m’y plaire.

J.M. On pourrait peut-être renverser la démarche et se dire que c’est précisément parce que dans le troisième secteur – et le deuxième – les structures sont finalement très fortes, assez simples et apparentes que, du coup, ça devient intéressant de les mettre en lumière.

F.L.L. Exactement ! J’ai bien fondé une confrérie des amis du troisième secteur, mais jusqu’ici je n’ai eu que des adhésions de principe et amicales. J’aurais voulu avoir une cinquantaine d’étudiants que j’aurais lâchés sur chacun des secteurs. Il y a des secteurs qui ont déjà été étudiés, je possède plusieurs livres sur les tatouages par exemple, il y en a sur les graffiti, il y en a même sur les graffiti des pissotières de Paris – ce qui est déjà un sujet assez riche. Il doit y en avoir pour Berlin, Londres et quelques autres.

J.B. Il y a aussi une étude sur les épitaphes du cimetière du Père Lachaise.

F.L.L. Oui, il y en a de très bonnes. Je ne sais pas dans quel cimetière il y a une épitaphe qui a été mise sur la tombe d’un homme qui s’était suicidé – ce qu’on ne doit pas faire quand on est croyant – en se pendant : sa femme a mis sur  l’épitaphe : “Repens-toi.” ! Ce n’est pas une blague. Ces choses sont intéressantes si elles sont vraies.

Je me suis écarté de la musique… Pour moi, la musique, c’est comme des amours, je ne peux pas tellement en parler.

__________________

le livre de l’Oulipo

En 1976, “le” livre de l’Oulipo, c’est La littérature potentielle. Dans lequel on trouve en effet “les Structures du roman policier” de FLL (une classification). MA

11. Musique & psychologie

J.M. Une question tout de même : vous nous avez expliqué qu’enfant vous avez beaucoup joué du piano, qu’ensuite vous avez dû surmonter le choc de la mort de votre mère avant de vous remettre à la musique, mais que vous ne vous êtes jamais remis à en jouer. Est-ce que vous savez pourquoi vous avez fait la moitié du chemin ?

F.L.L. Oui, je crois que je le sais très bien. En fait, pour moi, la musique, ce n’est pas du tout l’exécution et l’interprétation. Le désir de ma mère était de faire de moi un pianiste, mais je ne le serais jamais devenu, il n’y a aucun doute. Je crois que j’aurais toujours fait des mathématiques, mais si j’avais fait plus de musique, ç’aurait été comme compositeur. Je n’ai pas essayé de le devenir, mais composer se rapproche beaucoup plus de ma personnalité, de mes goûts et de ma vocation. Je ne l’ai pas été parce que c’est un peu ma vie qui ne me l’a pas facilité. Il y a de toute façon en moi une aspiration très forte vers tout ce qui est plaisir et sensations ou sentiment, et je l’ai trouvé dans la musique comme amateur, dégustateur alors que je ne l’aurais pas trouvé dans l’exécution

J.B. A quel âge avez-vous commencé à apprécier la musique ? Vous nous avez dit que quand vous étiez tout jeune les concerts vous ennuyaient…

F.L.L. Attention! Chaque fois que je dis que telle ou telle chose m’ennuie, ça veut dire que je pense à autre chose en même temps. Je ne sais pas ce que c’est que de s’ennuyer. Je sais par des lectures – et je n’exagère pas – et par des conversations qu’un sentiment peut s’installer dans un être humain qui est l’ennui. Or, je suis châtré pour cela, j’en suis incapable. Je sais que ça existe comme l’aveugle sait que les couleurs existent. Quand je dis : “Je n’irai pas à tel endroit, ça m’ennuie,” je veux dire en fait que je penserais à autre chose. Dans ma vie, je me suis toujours efforcé de diminuer le nombre d’occasions de m’ennuyer dans le sens que je viens de dire : les banquets, les enterrements, les épées d’académicien, les Légion d’Honneur, etc. Quand j’y vais, je ne m’ennuie pas, mais j’ai toujours des problèmes d’échecs en tête, des petits trucs d’arithmétique, je réfléchis sur tel ou tel texte que je viens de lire… Cependant, j’aime mieux y couper parce que je peux mieux décider de la manière dont je ne m’ennuierai pas.

Donc, la musique ne m’ennuyait pas, même quand j’étais gosse, je pensais à des choses qui m’amusaient. Mais ça ne m’apportait rien. C’est vers ma quinzième année, avant le baccalauréat, que j’ai commencé de nouveau à écouter. L’étude d’un peu d’harmonie et de contrepoint m’a fait un plaisir intellectuel, pas le vrai plaisir musical, c’était comme un jeu. Ça m’amusait comme les acrostiches. Ensuite, je suis allé à Strasbourg à l’université et là j’ai entendu beaucoup de concerts – Strasbourg venait d’être repris à l’Allemagne, les Allemands sont plus musiciens qu’on ne l’est en France et il y avait continuellement des concerts.

BANDE I, face 2

J.B. Est-ce que vous pourriez préciser un peu le rapport entre la compréhension de la musique et le plaisir que vous y trouvez?

F.L.L. C’est assez difficile à préciser, c’est une question que je ne me suis pas tellement posée. J’ai l’impression qu’en fait – je ne vous donne pas une théorie, ce serait une théorie très farfelue – que pour la bonne musique, celle que j’aime (il n’y a pas que les noms que je vous ai cités, ça va quand même au-delà, Schumann aussi, Ligeti, que je trouve un grand compositeur, que je préfère à Xénakis – que j’aime assez, d’ailleurs, en prenant très en arrière également, dans la musique médiévale ; aussi dans les musiques exotiques, des musiques qui ont des glissements de notes auxquels je suis extrêmement sensible, en dehors du plaisir physique, je pense au plaisir affectif) j’ai l’impression qu’une bonne partition n’est pas seulement une partition musicale, c’est une partition psychologique. Je crois qu’elle décrit les manipulations qui se font à l’intérieur de ma tête. On pourrait l’écrire en disant ; ici, un gonflement, une dilatation ; ici, au contraire, un rétrécissement ; ici, une marche rapide vers quelque chose. Je crois que c’est bien là le lien.

Dans quelle mesure ma “théorie” de la partition de musique psychologique est valable, je n’en sais rien. C’est ce que je ressens. Un peu de la manière dont je parlais de l’ OU.CINE.PO. : les plongées dans l’inconscient – je laisse de côté la question de la valeur de la théorie de l’inconscient – passent par des évolutions de forces assez difficiles à analyser et qu’on pourrait presque retrouver dans une partition. Je pense que viendra un moment où on saura, en analysant une partition, voir en quoi elle se rapproche d’un renseignement psychologique – encore qu’il puisse y avoir beaucoup de subjectivité là-dedans, et, finalement, ça ne décrit pas grand chose.

Je vais presque me contredire ! J’ai toujours été très surpris de voir les réactions à la musique qui m’emballe des gens qui sont, disons, du même niveau culturel. Par exemple, la Sonate à Kreutzer pour piano et violon de Beethoven, qui n’est pas une œuvre très extraordinaire, elle est brillante, c’est de la virtuosité, c’est excellent, mais rien de comparable avec le deuxième quatuor ou avec la cinquième variation de l’allegretto du deuxième quatuor. Mais enfin, c’est une œuvre que j’écoute avec plaisir. Mais comment penser qu’elle ait pu faire en son temps une impression telle que Tolstoï comprend très bien qu’en écoutant cela une femme soit poussée à tromper son mari ? C’est sa thèse, il y croit. Je ne comprends absolument pas cette réaction à la sonate à Kreutzer. C’est ce qui fait que je ne suis pas tellement sûr de mes idées là-dessus. Je suis sûr de mes réactions, pas du tout des explications de mes réactions.

J.M. Vous mettez en question les distances d’un codage universel entre tel fait musical et tel sentiment. Vous parliez de la musique exotique, c’est aussi une musique que j’aime, je pense en particulier à une certaine musique indienne qui est devenue à la mode : même quand j’aime ça et que ça me plaît, je suis à peu près convaincu que je ne l’entends pas du tout de la même façon que les gens qui la jouent. La tradition culturelle, l’arrière-fond, sont totalement différents. Ça pose la question de savoir ce que eux y trouvent. Je n’ai pas de réponse à cette question…

F.L.L. Je n’en ai pas non plus. J’aime mieux la chinoise que l’indienne. Quand j’entends la musique indienne, je la ressens comme quelque chose de très intellectuel comme structuration. Ils ont une très grande quantité de modes – nous sommes vraiment très pauvres avec nos deux modes. Tandis que je ressens beaucoup moins cet aspect intellectuel dans la musique chinoise, j’ai l’impression de quelque chose de plus primitif, de plus près de la source. Mais, en effet, je ne me l’explique pas. Autrement dit, je tire peut-être une très grande joie d’un parfait contresens. C’est très possible. Pourquoi pas ?…

12. Autoportrait

J.M. Je voudrais revenir sur le problème d’écouter de la musique ou d’en jouer : de même que vous êtes plus amateur de musique en tant qu’auditeur qu’exécutant, de même vous êtes plus lecteur qu’écrivain. Est-ce que c’est général ?

F.L.L. Je crois que vous m’avez démasqué. Il n’y a pas de doute, je suis cela. Je ne sais pas s’il faut dire que je suis épicurien… un épicurien passionné. On voit souvent l’épicurien comme quelqu’un de très calme, gourmand – je le suis aussi, mais ce n’est pas le plus important dans ma vie. Ce n’est quand même qu’une partie de moi-même. J’ai aussi un très grand besoin d’action, un besoin si grand même que j’évite de participer à des discussions. Je dirais même que j’ai beaucoup hésité à accepter de faire ce livre, ce n’était pas de l’action pour moi. C’est en y réfléchissant que je me suis dit qu’après tout il y avait peut-être une action possible dans la mesure où je donnerai une méthode qui a été pratiquée mais guère dévoilée. L’action est pour moi le plus important.

Pourquoi ai-je participé à la Résistance ? parce que je pouvais plastiquer des transformateurs – c’est peut-être un plaisir aussi, mais je me suis gardé de ce plaisir, il faut tout de même mieux qu’un prétexte, une bonne cause.

C’est ma position dans les arts et dans cet art extraordinaire qu’est la science. C’est vrai. Mais j’ai un autre aspect et ils marchent très bien ensemble, ils ne se gênent pas l’un l’autre, il y a un temps pour tout, je ne peux pas toujours agir, je serais mort de fatigue, il faut que je change, c’est l’aspect dégustation. J’ai renoncé à être un exécutant en musique alors que je jouais très bien du piano, je n’ai pas été tenté d’être peintre, alors que je suis passionné de peinture – mais en peinture, je suis très maladroit, je n’ai jamais dépassé le niveau de la quatrième année, je n’arrive pas à faire un trait droit avec une règle, un rond avec un compas et je n’ai jamais su dessiner qu’un seul poisson, une seule maison, un seul visage, un seul arbre et un seul bateau. Ce sont les seules choses que je sache faire. J’ai toujours été un sujet d’humour dans la famille, mes enfants m’ayant très vite dépassé – et, même si j’avais été adroit dans cet art, je n’aurais pas tenu à être peintre et, finalement, je ne tiens pas tellement à écrire. J’ai donné des structures pour les autres. J’invente mes structures et quand j’en ai inventée une, je fais au besoin une œuvre dans la mesure où ça ne me parait pas trop difficile, mais je laisse à la postérité le soin, ou bien de la jeter à le poubelle, ou bien d’en tirer quelque chose.

C’est de la même manière que j’ai, au cours de ma vie, changé continuellement d’activité professionnelle, et cela, pas du tout en étant instable – s’il y a quelqu’un de stable, c’est bien moi, je n’ai pas la bougeotte, je n’ai pas envie de quitter quelque chose parce que je suis mal à l’aise, j’ai simplement voulu améliorer – j’ai jamais été quoi que ce soit dans la vie, finalement. Je n’ai jamais été professeur – je vous raconterai une expérience d’enseignement pendant la guerre, c’est franchement comique – je n’ai jamais été ingénieur, j’ai été tout cela à un moment donné. J’ai fabriqué des fers à cheval, j’ai tanné des peaux de serpent… mais jamais d’instabilité, ce n’est pas du tout le cas de quelqu’un qui rate, on me demandait de continuer dans tous ces cas-là.

Je crois que c’est ma nature qui me porte à cela, si on peut parler de nature humaine, mais prenons le mot entre guillemets. Si ce n’est pas ma nature, qu’est-ce qui ferait que je suis comme cela ? Ce n’est pas mon milieu… je ne m’explique pas très bien ma vie… Je crois que je ne dois pas grand chose à mes ancêtres juifs ni à mes ancêtres bretons. Il y a, naturellement, un certain niveau de culture, je suis né dans la bourgeoisie et, par chance, je ne suis pas né dans une bourgeoisie tellement riche que j’aurais été gâché. Ni savetier, ni financier, c’est l’idéal, ça a toujours été l’idéal dans ma vie, et ça correspond au milieu dans lequel j’ai vécu. A part cela, je pouvais très bien rester fixé et très bien gagner ma vie dans n’importe lequel des domaines que j’essayais. J’en changeais par goût du disparate, bien sûr, et en même temps parce que ça me permettait de ne pas avoir à réaliser quelque chose, mais simplement, finalement, à jouir largement.

En fait, j’ai commencé à être disparate sans chercher à le devenir. Je ne me suis pas dit : “Tiens, je vais devenir disparate” à sept ans, puis, plus tard, j’ai découvert – je ne me le suis pas dit, mais ça revenait à cela – que c’était bien agréable d’être disparate. Vers ma quinzième année c’était fait. C’était très net, je cherchais la chose. Un peu plus tard, on m’a payé parce que je l’étais. Maintenant, je pense que ça peut servir dans un domaine beaucoup plus large. C’est l’une des clefs que je propose et qui explique que je ne sois pas resté tout le temps ingénieur ou tout le temps pianiste. Ça aurait été une spécialisation forcée. J’ai fui la spécialisation et j’ai réussi à l’éviter. Naturellement, mes parents me disaient avec beaucoup de gentillesse : “Mais mon pauvre enfant, tu ne réussiras jamais !” Je crois qu’ils avaient raison et que j’ai réussi un peu par chance. Je crois que j’ai eu de la chance. Ça ne m’enlève pas un certain mérite ou un certain talent, mais compte tenu de ce mérite et de ce talent, la chance a joué un rôle qui n’est pas négligeable. Il faut savoir reconnaître quand on a de la chance et ne pas se donner tous les talents.

On me demande quelquefois comment j’ai pu sortir de la déportation et de Dora, et des gens bien intentionnés qui me manifestent de l’amitié ou de l’admiration me disent : “Forcément, avec un idéal comme le vôtre !” oui, bien sûr… “Et votre culture ! Quel secours pour vous !” oui, aussi, un peu… mais j’avais un foie, des poumons, des intestins, un pancréas qui marchaient bien quand même ! Et puis, je crois que j’ai eu de la chance de temps en temps. Je ne veux pas trop me retirer de mérites, il en reste, mais j’aime bien voir clairement ce que je suis.

J.B. Tout de même, vis à vis des arts, sans être un poète, vous avez tout de même écrit des poèmes.

F.L.L. Oui. C’est un cas différent. J’ai écrit une grande quantité de poèmes. D’abord au lycée, comme beaucoup de lycéens. J’avais fait une très belle tragédie en cinq actes qui se passait sous Vercingétorix. Elle est perdue. Puis, j’ai fait des poèmes jusqu’au mouvement Dada, à peu près. Tous ces poèmes sont heureusement perdus, il n’en reste rien, je les ai tous jetés au fur et à mesure, je me dépouille de temps en temps, tous les cinq ou dix ans. Maintenant, il ne me reste plus grand chose a jeter – il reste bien encore quelque chose que je garde un peu… Après avoir appartenu à l’école de l660, je suis devenu Musset et Rimbaud – Mallarmé un peu plus tard, quoique ce soit pour moi les deux pôles presque opposés, et assez merveilleux l’un et l’autre. J’ai donc écrit pratiquement jusqu’à l’arrivée du mouvement Dada. A ce moment j’avais une espèce de vitesse acquise qui me faisait écrire déjà plus ou moins à la manière Dada – en moins avancé.

__________________

mes enfants

Lorsque FLL parle de “mes enfants”, il s’agit de Gabriel (né en 1944, et qu’on appelait Kim) et Élisabeth (née en 1945), les deux enfants qu’a eus sa femme Tania avec Ibarra, et que FLL a élevés entre 1952 et 1959, lorsqu’il vivait avec Tania.
Gabriel a toujours été instable et “hors norme” ; FLL a eu beaucoup de mal avec lui, ne le supportant que très difficilement à Boulogne, dès 1955. Mais FLL a été très paternel avec Élisabeth, qui conserve de lui un souvenir ébloui. OS

13. Musique et anesthésie

Troisième journée – 17.03.76

Je reviens sur la musique. Je vous ai parlé de Félia Litvinne – je n’ai pas beaucoup de choses à rajouter parce que ça ne joue pas un rôle tellement important dans ma formation disparate, plutôt dans l’idée que je me suis fait étant enfant de la société dans laquelle j’arrivais— et j’ai des souvenirs assez savoureux de son appartement. C’était 63 ou 65 boulevard de Clichy. Des fenêtres immenses, qui tenaient sur deux étages, on voyait très bien le Moulin Rouge avec ses ailes tournantes. Elle avait deux étages – sauf erreur, le premier et le second. Ces deux étages avaient été aménagés de telle manière que le grand salon était aussi sur deux étages, une galerie en faisait le tour à la hauteur du premier étage, sur laquelle on pouvait se promener, comme dans les églises. Elle pouvait y faire des réceptions grandioses, avec beaucoup de gens. Ce qui m’avait le plus frappé, c’est qu’il y avait un trône. Un vrai trône, un trône pour souverain. C’était là qu’Alphonse XIII venait s’asseoir. Alphonse XIII était un de ses admirateurs ou un de ses amis, il fallait bien qu’elle connaisse tous les souverains, étant donné sa position dans la société czariste. Je ne me souviens pas du tout l’avoir vu, mais on me montrait avec un certain respect et une certaine admiration le trône d’Alphonse XIII d’Espagne. Ce salon était d’ailleurs plutôt une salle de concert. Elle, avait plusieurs salons, le grand, le petit, etc. où elle recevait des gens très célèbres, soit sur le plan musical, soit sur le plan politique. Elle ne faisait pas de politique, elle se contentait de vivre dans un certain milieu.

Je me souviens vous avoir parlé dans notre dernier entretien des quatuors de Beethoven. Il ne m’est pas possible d’avoir une conversation avec qui que ce soit pendant très longtemps sans arriver à un moment donné – sans le chercher, ce n’est pas quelque chose à placer – à parler des quatuors de Beethoven. Si on me pousse un petit peu j’en arrive où j’en étais d’ailleurs arrivé, à ceux de la dernière manière, notamment à la cavatine du treizième. A ce sujet, je me souviens avoir eu il y a quelques années une conversation au cours d’un diner avec Maurice Le Roux, qui est de nos bons chefs d’orchestre, compositeurs, etc. Je lui ai parlé de la cavatine. Nous étions tout à fait, d’accord pour l’admirer, ce qui n’a rien de très remarquable. Je lui ai plus ou moins développé l’idée dont je vous ni parlé de la partition musicale comme partition psychologique. C’est très net dans la cavatine, avec ce style syncopé qui imite la respiration d’un enfant qui a beaucoup pleuré et j’ai ajouté : “Beethoven l’a lui-même senti, car sur sa partition il a écrit “beklemmt”, qui veut dire : oppressé.

Il m’a répondu : “Ah, mais non ! il ne l’a pas écrit lui-même, c’est un éditeur qui a voulu compléter.” Nous avons fait un pari, car il était sûr de lui-même, il connait mieux la musique que moi, il vit continuellement dedans. Quelque temps après il m’a loyalement téléphoné pour me dire : “J’ai perdu, j’ai vu le manuscrit original de Beethoven et il y a bien “beklemmt” dessus.” C’est un petit exemple de ma théorie de la partition-musicale-psychologique.

Un dernier détail à ajouter à la musique : aux environs du 15 juin, je vais passer sur le billard pour la onzième fois. Je suis bien connu à la clinique de l’avenue de la Porte de Choisy, notamment des anesthésistes. Elles sont deux, j’ai tantôt l’une, tantôt l’autre, et, avant de m’endormir, j’ai toujours des conversations culturelles intéressantes. Elles recherchent un peu ma conversation à cette occasion-là. Avec l’une, ce sont des conversations musicales. Elle est passionnée de musique, elle a un mari musicien également. Avant de m’endormir, je lui fais des petites analyses musicales, la priant de noter les derniers mots que je lui dirai avant de m’endormir pour essayer de savoir si je me souviens les avoir dits – phénomène bien connu, comme vouloir sauter par dessus son ombre. Je lui promis de lui faire lors de ma prochaine opération une petite analyse du quintette de Franck. Je m’efforcerai de lui montrer comment avec deux notes seulement on peut construire tout un quintette. On répète les deux notes, on les renverse, etc., comment on fait un thème avec deux notes et comment, ensuite, on varie sur ce thème. J’espère arriver a lui montrer cela. Si ce n’est pas elle, je parlerai avec l’autre de la méthodologie de l’anesthésie.

__________________

17 mars 1976

Certaines des journées pendant lesquelles ces entretiens sont datées. Par exemple celle-ci, du 17 mars 1976.
Autant que j’ai vu, toutes les dates sont des mercredis. JMLL a dit (en octobre 2010) à OS que les entretiens avaient lieu tous les samedis, je suppose qu’on en peut en déduire qu’ils avaient lieu une fois pas semaine (et le mercredi). MA

Maurice Le Roux

Le croisement de Gaston Leroux et Maurice Leblanc a bien produit un Maurice Le Roux, compositeur ancien élève d’Olivier Messiaen. MA

14. Littérature, musique et structures

J.M. Vous pensez que Franck était, par anticipation, un adepte de l’OUMUPO ?

F.L.L. Beaucoup de musiciens. Il est beaucoup plus facile de faire de l’OUMUPO que de l’OULIPO, c’est même une des raisons pour lesquelles je me suis beaucoup plus lancé sur l’OULIPO. La musique est un peu par nature oumupienne. Par exemple : la littérature par ordinateur… c’est intéressant à la limite, mais on ne peut pas faire quelque chose de vraiment sensationnel; la peinture par ordinateur, un peu mieux, du moins, la peinture décorative, même abstraite ; avec la musique, c’est beaucoup plus facile. On peut même faire de la bonne musique, pas encore les grands échelons, mais on peut faire, à mon avis de la très bonne musique par ordinateur. On y arrivera surtout de mieux en mieux. C’est un problème qui pourra être résolu. On ne fera pas aussi bien que ce qui a déjà été fait, que Bach, mais quelque chose qui puisse être original et cependant accepté par les hommes.

J.M. Est-ce que vous pensez que cette plus grande facilité du fonctionnement des structures pour la musique est due à ce que la distinction entre la forme et le fond y est moins nette que dans la littérature ?

F.L.L. Certainement ! La littérature travaille sur des mots ; elle a donc une sémantique, un contenu culturel, intellectuel, signifiant, alors qu’en musique on a affaire à une forme qui a une valeur émotive, et cela suffit. La peinture se situe un peu entre les deux : les couleurs correspondent aux notes en musique, les formes – femmes, hommes, maisons, arbres, etc. – correspondent aux mots dans la littérature.

Autrement dit, la peinture figurative se rapproche de la littérature et la peinture abstraite de la musique. Ça me parait assez évident de combiner des notes avec un ordinateur de manière à produire des émotions, oui, ça me parait très possible, tandis que combiner des mots avec un ordinateur de manière à faire quelque chose qui soit cohérent sémantiquement, c’est beaucoup plus difficile. On pourra s’en rapprocher dans la direction de la littérature expérimentale sans verbe, substantif, adjectif par exemple. Je voudrais me servir de l’ordinateur, comme aide à la création : je voudrais faire un classement statistique de tous les mots de la langue française qui ne soient ni verbe, ni substantif, ni adjectif, et, par des procédés statistiques, arriver à distinguer ceux qui sont plus ou moins chargés d’émotion ou plus ou moins secs. A partir de ce moment-là, je pourrais, à la manière d’un compositeur de musique, décider d’une œuvre, non pas en disant : j’y mets telle ou telle signification, mais j’y mets tel ou tel degré d’émotion, je pourrais faire varier l’émotion avec des mots. De cette manière-là, en effet, Je crois qu’on arrivera peut-être quelque chose.

15. Troisième secteur

Je voudrais revenir à notre discussion sur le troisième secteur. Vous m’avez fait des objections que je me suis faites, que d’autres m’ont faites.

Oui, le troisième secteur est structurable, comme le deuxième ou comme le premier.

Dans l’OULIPO, nous laissons de côté le contenu sémantique, du moins, l’intérêt sémantique et le contenu émotif, pour nous en tenir à la forme. En fait, je crois que dans les trois secteurs il y a des problèmes de structure et des questions de fond. Dans l’OULIPO, j’ai mis volontairement entre parenthèses, parce que c’était mon goût et mon désir, tout ce qui était la qualité de l’œuvre – pas complètement, d’ailleurs. Nous avons bien précisé qu’il s’agissait de faire des structures sans nous soucier du fait que ces structures pourraient donner ou non des œuvres belles. Non pas que nous n’aimions pas les belles œuvres, mais nous avons fait comme l’inventeur de la sonate ou du sonnet. On utilise cette structure comme on veut.

Dans le cas du troisième secteur, c’est le fond qui m’a intéressé. Il serait intéressant de déterminer les structures et de les étudier pour des thèses de doctorat ; il serait intéressant de les manipuler dans la publicité commerciale, par exemple – je ne crois pas qu’on irait jusqu’à les manipuler dans les tatouages ou dans les assiettes décorées. A un moment donné, Violette Naville, très enthousiasmée par le troisième secteur, m’avait proposé d’en faire le contenu de numéros spéciaux d’une revue très structuraliste, mais en en laissant la direction complète et l’interprétation structuraliste à d’autres. Je n’ai pas accepté. J’accepte toutes les interprétations, mais ce n’est pas l’explication qui compte, c’est le plaisir que j’y trouve. Autrement dit, ce que j’aime dans les graffiti, c’est les graffiti ; dans les épitaphes, les épitaphes, etc. et dans la publicité pharmaceutique dont j’ai donné, hélas, une très belle collection à la Gestapo – le côté comique, très souvent.

Par conséquent, j’ai écarté la préoccupation de forme dans le troisième secteur, de fond avec l’OULIPO. Malgré tout, il y a une tendance dans l’OULIPO, que je ne suis pas – forcément, au bout d’un certain temps, une église voit apparaître des dissidents, des schismes – c’est la tendance de mon cher Jacques Roubaud, à ne s’occuper que de la forme. C’est d’ailleurs une tendance méritoire de sa part, parce que ce qu’il écrit a une qualité, vaut beaucoup mieux que la forme pure et simple, c’est un poète. Il a une certaine tendance à ne voir dans l’OULIPO que des exercices purement formels, alors que j’ai tenu, dans les quelques exercices que j’ai donnés – j’en ai donné très peu, ayant une grande constipation de plume – j’ai tenu à ce que mes exemples soient chargés d’une certaine qualité littéraire. Je n’ai trouvé – à part Queneau — qu’un seul écrivain qui ait apprécié l’OULIPO et qui en même temps ait apprécié ma préoccupation, c’est Etiemble. Je ne suis pas toujours d’accord avec lui, mais c’est un excellent ami. Il m’a fait remarquer que les deux petits haïkaï que j’ai fait à l’intersection d’un sonnet de Corneille et d’un sonnet de Brébeuf expriment ma propre sentimentalité, ma position sur la question féminine en quelque sorte, alors que je crois que ça aurait indifféré beaucoup d’autres membres de l’OULIPO.

J’ai donc la préoccupation du fond, dans une certaine mesure. Au fond, je crois que j’ai procédé à deux dérivations partielles : l’une dans laquelle j’ai rendu constant le fond et dérivé la forme, et l’autre, le fond. Mais c’est la différentielle totale qui est évidemment le but.

16. Le Troisième manifeste

Autre question que vous me posiez et qui est aussi une objection que je me suis faite, celle des structures de l’OULIPO.

A l’intérieur de l’OULIPO, il y a eu certains doutes, que je comprends très bien, sur la possibilité d’aboutir à des structures qui auraient la puissance, l’efficacité et la fécondité des grandes structures, que ce soit l’ode des Grecs ou la tragédie classique ou le roman du 19ème, etc. Ce sont aussi mes préoccupations.

En vérité, à l’intérieur de l’OULIPO il y a des gens qui sont tous charmants – pour entrer chez nous, il faut être charmant, autrement, ce n’est pas possible. Il faut être gentil, il faut être sûr qu’il n’y aura pas des polémiques terribles – mais quelques-uns sont un peu paresseux et quelques-uns n’avaient pas les dons pour créer des structures. Quelques-uns sont, au contraire, des écrivains assez doués, qui font des choses assez sensibles, mais qui attendaient de l’OULIPO qu’il fabrique des structures nouvelles dont ils se serviraient pour exprimer leur sensibilité et ainsi gagner un public. Surtout les jeunes. En plus, tout le monde était content de l’OULIPO, même quand ça n’aboutissait pas à cela, à cause de la gaieté des réunions, des joyeuses agapes, etc. Mais au bout d’un certain temps, on s’est rendu compte qu’avec notre méthode de travail on ne pourrait pas aboutir à quelque chose de durable. Il faudrait peut-être manger un peu moins, rigoler un peu moins – quoique je ne veuille absolument pas de quelque chose qui soit austère, je n’ai pas envie de quelque chose d’académique, sûrement pas — et travailler un peu plus.

A cause de cela, nous n’avons pas abouti à des structures importantes et le but de mon troisième manifeste est de remettre l’OULIPO vigoureusement en selle. Dans ce troisième manifeste je ne m’adresse plus aux membres de l’OULIPO mais à des gens qui viendront dans vingt ou quarante ans et qui pourront réaliser quelque chose dans ce domaine. Je suis convaincu que c’est possible. Si on me pose la question de savoir si, de structures à priori artificielles on peut aboutir à quelque chose de vivant, ma réponse est d’un optimisme modéré – qui me caractérise dans pas mal de domaines – c’est une hypothèse, un pari. Si on me dit : “En mélangeant des substances, des atomes, des molécules, est-ce que vous ferez la vie ?” je ne peux pas garantir qu’on le fera, mais j’ai l’impression qu’on n’en est vraiment pas loin ; ou bien : “Est-ce qu’on va explorer Jupiter ?”, c’est quand même un peu difficile, quand il faudra débarquer sur Jupiter, des problèmes de pesanteur se poseront, on mettra plutôt les pieds sur un satellite qui ressemblera à la Terre par exemple ; ou bien la musique par ordinateur dont nous parlions : dans tous ces cas-là, je crois que des paris peuvent être faits, mais à une échéance qui n’est pas immédiate, je crois à la synthèse de la vie, à l’explorations des satellites de Jupiter, à la musique par ordinateur, et, dans le même esprit, je crois à la possibilité d’une création de structures littéraires qui pourraient vraiment aboutir à ce que ferait un Shakespeare ou un Rimbaud. J’en suis convaincu.

Evidemment, il ne faut pas s’y prendre comme s’y prend l’OULIPO actuellement.

17. Zevaco

Je vous ai raconté comment j’ai commencé à lire dans le grenier de mes grands-parents, et dès ma cinquième année, je n’ai pas cessé de lire énormément, tout le temps. J’ai avalé des quantités de livres, lisant très vite et retenant ce que je lisais beaucoup mieux que je retiendrais maintenant. De ces lectures, ce qui m’intéressait le plus, c’était ou le roman populaire ou l’Histoire, les deux étant heureusement réunis dans Michel Zevaco. J’ai commencé à connaître l’Histoire de France avec Michel Zevaco et c’est ce qui m’a rendu farouchement républicain — il était quelque chose comme socialo-anarchiste ou PSU pour l’époque. De sorte que j’ai eu de tous les rois de France une idée absolument lamentable, qui m’indignait. Je savais que François 1er avait eu la syphilis, ce que je considérais comme honteux, bien que ne sachant pas ce que c’était. Le comportement de Marguerite de Bourgogne, la reine sanglante, qui faisait jeter ses amants dans la Seine, le comportement de Lucrèce Borgia, ne m’étonnaient pas, ça ne pouvait être que comme cela dans ces milieux-là !

J.M. Quelques-uns ont bénéficié d’un préjugé favorable, Henri IV par exemple.

F.L.L. C’est exact. D’ailleurs, dans les romans de Zevaco, Henri IV a un bon rôle en effet, il se trouve du côté des faibles contre les forts, il n’y a pas de doute, c’est très net. À tel point que sous la Révolution française, alors que tous les rois étaient dégommés, on continuait à chanter des chansons comme “La belle Gabrielle” par exemple, qui est Gabrielle d’Estrées.

Tout récemment, j’ai enregistré pour la radio deux émissions de détente où je parle seul sur l’histoire de la girafe de Charles X, une très belle histoire. À cette occasion, j’ai raconté l’histoire des éléphants sous la Révolution : au moment où la ménagerie a été affectée au Jardin des Plantes, sur la proposition de Bernardin de Saint-Pierre, on a commencé à y amener des animaux. Il y avait un éléphant qui s’appelait Hans et qui était seul. Il n’avait aucune compagnie féminine. Or, un jour, le Jardin des Plantes a reçu une éléphante – ça devait être vers 1796 ou 98 – qu’on appelait Parkie. On s’est dit que c’était l’occasion d’avoir enfin des éléphanteaux. On a organisé une grande cérémonie où le peuple a été convié pour présenter Hans à Parkie. Mais ils restaient à une certaine distance l’un de l’autre. Alors, on leur a joué “La belle Gabrielle,” puisque c’est une chanson érotique qui aurait dû décider Hans à se rapprocher de Parkie. Ça n’a servi à rien. On leur a donc joué le “Ça ira,” mais ça n’a rien donné non plus. C’est un peu plus tard qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une très grande différence d’âge, Hans était très vieux et ne s’intéressait plus du tout à ces questions – Parkie aurait peut-être accepté.

L’histoire de la girafe est beaucoup plus belle, vous la connaissez, naturellement. La girafe a eu une célébrité extraordinaire pendant un peu plus d’un an, tout le monde venait la voir, elle avait été présentée à Charles X, à Madame Adélaïde, c’était un grand personnage. Finalement, la vogue de la girafe a disparu. Un jeune journaliste a publié dans Le Canard enchaîné de l’époque qui s’appelait La Silhouette les lignes suivantes : « À cette leçon frappante (l’attention se détourne de la girafe) bien des hommes devraient s’instruire et prévoir le sort qui les attend. Ainsi, tel est aujourd’hui président du Conseil des Ministres. Lui aussi depuis plusieurs mois occupe les esprits. La girafe n’avait pas fourni plus de sujets de conversation, de déclamations éloquentes, de spirituelles épigrammes. Encore quelques jours, et lui aussi sera oublié comme la girafe ». Le jeune journaliste en question s’appelait Honoré de Balzac.

Donc, avec Zevaco et quelques autres lectures, je me suis trouvé deux vocations un peu divergentes : celle du roman populaire et celle de l’Histoire.

J’ai nourri ma vocation de l’Histoire beaucoup au musée Grévin. J’avais la chance d’avoir une tante qui était caissière au musée Grévin, je pouvais donc y entrer comme je voulais, gratuitement. Le musée Grévin a joué un certain rôle dans ma sensibilité à des choses très différentes car il offrait une certaine variété de distractions. Il y avait les glaces déformantes qui m’intéressaient énormément – d’abord parce que j’aimais m’y voir, c’est très amusant de voir des caricatures, mais aussi parce que je me demandais comment c’était possible de se déformer de cette manière. Je ne m’expliquais pas très bien ce qui fonctionnait. Et puis, il y avait les figures de cire. Il y en avait trois catégories : les figures d’actualité – qui m’intéressaient de beaucoup le moins – toute une section sur le début du christianisme – qui ne m’amusait pas beaucoup non plus, je n’avais pas de préjugé, mais ce n’était pas assez palpitant – une partie consacrée à la Révolution – qui m’intéressait beaucoup plus – et quelques épisodes de l’Histoire de France, notamment Jeanne d’Arc à Reims. Là, c’était extrêmement réussi. C’était magnifique, avec des couleurs, des lumières, etc. Ça me raccrochait à certains aspects de l’Histoire. Mais, dans le musée Grévin, je ne trouvais pas que cela.

18. Prestidigitation

Il y avait le palais des mirages. C’était pour moi un véritable enchantement. Il est resté, je crois, le même. Il y avait un palais arabe, un temple égyptien, une forêt. Comme je pouvais y aller autant de fois que je voulais, évidemment, j’en profitais. Enfin, il y avait une petite salle pour des pièces de théâtre dans laquelle il y avait très souvent des séances de prestidigitation – il y en a encore maintenant de temps en temps. Là, j’étais très assidu. J’avais la passion de la prestidigitation et je l’ai gardée toute ma vie. Je fais encore partie de l’Association Française des Artistes Prestidigitateurs, j’ai signé le serment des magiciens. J’allais donc dans ce théâtre où je connaissais le prestidigitateur.

Pas très loin du musée Grévin il y avait une autre salle en sous-sol où on passait aussi de la prestidigitation. C’était à cinq minutes à pied, sur le même trottoir en remontant vers l’Opéra. J’y allais aussi assez souvent, quand il n’y avait pas de prestidigitation au musée Grévin. C’est là que j’ai rencontré Méliès, sans me douter que je verrais là quelqu’un dont je me souviendrais ensuite. Il me faisait monter sur la scène, c’était tout, je n’ai pas eu l’occasion de garder d’autre souvenir de lui. Il faisait là de la prestidigitation. J’ai vu ses films dans une autre salle qui se trouvait du côté de la Porte Saint-Martin – je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas encore là un petit cinéma en sous-sol – où un ami de mon oncle était au portillon : j’y entrais aussi comme je voulais. À cette époque-là, la musique était tenue par un petit piano droit sous l’écran et une pianiste, une vieille demoiselle en général, venait jouer quelque chose qui accompagnait « Un sardinier échoué sur les côtes de Norvège » ou « le Roi de Suède accueille… »

La prestidigitation joue un rôle dans ma formation intellectuelle en même temps que dans ma sensibilité. Si je n’ai pas eu de conversations avec Méliès, j’en avais beaucoup avec un prestidigitateur très oublié maintenant qui s’appelait monsieur Legrand. Je venais là avec ma mère et nous avions toujours des problèmes : ma mère était d’une nervosité extraordinaire, si grande qu’elle arrivait très longtemps à l’avance, qu’elle s’impatientait quand les choses ne commençaient pas longtemps avant l’heure et elle avait tendance – pour une séance comme celle-là, pas pour un concert – à partir avant le commencement parce qu’elle ne pouvait plus attendre. Elle attendait pour me faire plaisir, elle se disciplinait.

J’ai toujours gardé un contact avec la prestidigitation. Après la guerre, je suis entré en contact avec l’Association Française des Artistes Prestidigitateurs (AFAP) et j’ai fait la connaissance de son président. Son nom de théâtre était Maltete – presque l’anagramme de son vrai nom : Plantet. C’était un ancien directeur de banque que la maladie avait empêché de poursuivre son métier, il avait appris la prestidigitation pendant sa convalescence et était devenu prestidigitateur professionnel. De plus, comme il savait très bien parler, comme il avait su parler à sa clientèle, il était devenu président de la société. Nous sommes devenus de très bons amis, il venait souvent déjeuner à notre appartement de la rue du Champ-de-Mars et il nous faisait des tours fort intéressants. C’est lui qui m’a proposé d’entrer dans l’AFAP (qui n’est pas l’Association Française pour la Productivité) qui, en principe, refuse les non professionnels.

Ils ont fait quelques exceptions : pour Maurice Garçon, pour un ingénieur du Commissariat à l’Énergie Atomique, pour moi et pour un amiral. Nous sommes vraiment les happy few de l’association. À une époque, ma femme – qui est également très férue de prestidigitation – et moi suivions régulièrement les réunions mensuelles des membres de l’AFAP qui souhaitent se voir librement, en dehors de toute assemblée générale ou conseil d’administration. Ils se réunissaient un lundi par mois au premier étage d’un grand café de la Bastille. Ce sont des réunions extrêmement sympathiques. Une quinzaine de professionnels viennent avec leurs épouses qui sont ou bien des professionnelles comme eux qu’ils peuvent découper en morceaux sur la scène, ou bien qui ne font rien du tout.

Ce sont un peu les mœurs – assez sympathiques d’ailleurs – des forains, il y a entre une solidarité, ils sont simples… ils sont bien. Les femmes tricotaient pendant qu’on parlait, elles avaient des fichus sur la tête. Que se passait-il dans ces réunions ? Ils se communiquaient des idées de tours qui n’étaient pas tout à fait au point et qu’ils pouvaient essayer sans crainte de rater puisqu’ils étaient entre eux. Il y a des tours excellents.

Je ne vous décrirai pas tous les tours, mais l’un d’eux m’a beaucoup impressionné et m’a appris beaucoup sur la psycho-physiologie de la sensation. C’est un tour qui avait été proposé par un très bon prestidigitateur, un Iranien, le père de Rezvani, le peintre écrivain. C’était un des meilleurs prestidigitateurs de la place de Paris, un homme très remarquable. Il était venu à une de ces réunions après une absence de plusieurs mois. Il avait eu une grosse opération qui l’avait beaucoup affaibli et il ne pouvait pas espérer réussir des tours dans lesquels il faut de l’adresse physique, au millimètre. Il en avait essayé un avec nous, qu’il ne réussissait pas à tous les coups et il espérait qu’avec un peu d’entraînement il le réussirait. Voilà le tour : il prenait un jeu de cartes qui n’est pas préparé, on pouvait apporter un jeu neuf, un jeu de trente-deux cartes. Il battait le jeu ou le donnait à battre, il n’y avait pas de trucage non plus dans le battage. Il demandait de choisir une carte, de la regarder sans la lui montrer, le truc classique, et de la remettre dans le jeu. Il tassait bien le jeu, la carte perdue au milieu du jeu ni préparé ni truqué. Un moment après il la sort de votre épaule, la retrouve dans votre poche, la déchire, la brûle, la retrouve encore, etc. tout ça étant, naturellement, du baratin. Mais comment arrive-t-il à la retrouver ? Je ne me serais pas douté que ce soit possible : il la retrouvait parce que, dès le moment où vous l’aviez remise dans le jeu, il voyait sa place entre les trente-deux cartes, aussi exactement que dans cette série d’Encyclopædia Universalis je vois la place d’un volume !

J.M. Il présentait le jeu en éventail ?

F.L.L. Oui, c’est cela… probablement, je ne me souviens plus exactement… on glissait la carte dans le jeu devant lui, sans qu’il puisse la voir, bien sûr. C’était son seul truc. À partir du moment où il connaissait sa place, son rang dans le jeu, exactement comme des volumes identiques les uns à côté des autres dans une collection, il pouvait alors battre, brûler, etc. Que ça puisse être la base d’un tour m’a beaucoup impressionné. Je crois que peu de gens ont cette sensibilité. J’en ai gardé un assez grand souvenir.

À l’Unesco, j’avais un très bon collègue – beaucoup plus tard – un Pakistanais, qui s’appelait Bounagari. Il était responsable du cinéma international. C’était un très bon prestidigitateur. Un jour, je l’avais invité à dîner sans en parler à me femme afin de lui faire une surprise. J’avais invité également un de mes cousins qui était un négociant en peaux de serpent – pendant un certain temps, je me suis occupé du tannage des peux de serpent. Je lui avais demandé de venir pour le plaisir de l’avoir, bien entendu, et pour faire une petite plaisanterie à ma femme. Bounagari a été présenté à ma femme comme un négociant avec qui mon cousin travaillait en Inde, ce qui était assez vraisemblable.

L’appartement était assez petit, et le lit se transformait en divan pour pouvoir faire salon. Bounagari était assis sur ce divan et il fumait une cigarette. Il faut vous dire que ma femme est assez timide, un peu farouche et pas très énergique avec les gens qu’elle invite. Or Bounagari ayant fini sa cigarette l’éteint en poussant le bout incandescent dans le lit. Elle ne dit rien, trop bien élevée, ou plutôt trop timide. Il prend une autre cigarette, se prépare à l’éteindre de la même façon et elle lui dit timidement : « Nous avons des cendriers si vous voulez. » « Non, non, ce n’est pas la peine, j’aime mieux comme cela. » Elle était un peu étonnée mais ne disait rien. Elle n’a compris que lorsqu’au moment de passer à table la cravate de Bounagari s’est dressée en l’air toute seule. Là, elle a éclaté de rire. Il nous a fait d’excellents tours ensuite.

J.M. Est-ce que vous avez vécu des épisodes analogues à l’affaire Geller dont on a parlé récemment, c’est-à-dire des illusionnistes se faisant passer pour des gens doués de pouvoirs surnaturels ?

F.L.L. Non, je n’en ai pas connu. Je connais bien le président actuel de l’AFAP, Edernach, avec qui j’ai parlé de ce problème. Les prestidigitateurs sont les ennemis de ces charlatans pour d’autres raisons, ce sont des concurrents et qui violent l’éthique professionnelle. Edernach m’a dit qu’il s’était produit sur scène avec Uri Geller il y a quelques années, à Hambourg, leurs noms étaient sur des affiches, ils ont fait des numéros ensemble. Évidemment, on pourrait dire que ça n’empêche pas Uri Geller d’avoir des conseils des extra-terrestres, mais faudrait-il au moins qu’il le dise ! J’ai donné d’ailleurs à Edernach des tuyaux qu’il ne connaissait pas : on avait proposé à Henri Poincaré de faire partie d’un comité scientifique pour vérifier les dons d’Eusapia Palladino et il a répondu avec intelligence que ce n’est pas un scientifique qui est capable de démasquer le prestidigitateur. Il pourrait, bien sûr, si on lui donnait des millions de crédits, avec des rayons X, des gammas, des rouges etc. et des appareils et des chambres spéciales. Le prestidigitateur s’effondrerait.

J.M. Ce n’est pas sûr que c’est par là qu’il s’effondrerait. Je me demande si, précisément, plus on met d’appareils, plus les physiciens sont égarés, parce que plus ils cherchent dans la mauvaise direction – on en a des exemples récents avec des physiciens abusés par Geller.

F.L.L. Il ne faut pas que ce soient des scientifiques qui placent les appareils ! Il faut que des prestidigitateurs passent avant les scientifiques expérimentaux. Si les prestidigitateurs échouaient après avoir pu bien examiner, peut-être pourrait-on demander aux expérimentateurs de venir, mais avant, c’est vraiment inutile. Edernach était très content de cette information qui mettait des scientifiques de son côté.

J.M. Est-ce que vous avez connu des scientifiques illusionnistes ?

F.L.L. Je vous citais cet ingénieur à l’Énergie Atomique… mais j’en vois assez peu. J’ai demandé à l’AFAP s’ils en connaissaient, il y en a assez peu.

__________________

Geller

Je me souviens d’Uri Geller. MA

Eusapia Palladino

Mais pas d’Eusapia Palladino (une medium).

Laurent Rollet (université de Nancy 2, spécialiste de Poincaré), me signale une conférence donnée par Poincaré en 1909, “Le libre examen en matière scientifique”, dans laquelle il aborde notamment la question des mediums:

Mais si quelqu’un d’entre nous y voulait aller, on lui imposerait des conditions saugrenues. Eusapia consentait à l’intervention d’un photographe, mais elle se réservait d’ordonner elle-même l’inflammation du magnésium en criant : fuoco. Ce n’est plus là le libre examen, puisqu’il y a des modes d’examen qu’on ne nous laisse pas libres d’employer, et ceux qui ne veulent pas se prêter à cette comédie ont bien raison.

Cette conférence est publiée dans un livre édité par Laurent Rollet “L’Opportunisme scientifique” (je le remercie de m’avoir envoyé ce texte). MA

19. Histoire & Historiens

Pour en revenir à l’Histoire – on reviendra plus tard à la littérature populaire – j’ai toujours eu une passion de l’Histoire, j’ai gardé un contact avec des historiens. Là aussi ce qui m’intéressait, ce sont toutes les manières de la prendre, et qui se condamnent les unes les autres. J’aime beaucoup la petite Histoire, même au-delà du cas limite, dans les romans historiques qui trichent carrément avec la réalité – ils ne trichent peut-être pas tellement, ils ne gardent qu’une partie de l’essentiel – ne fut-ce que l’histoire de Hans et de Parkie ou de la girafe de Charles X. La très grande Histoire à l’autre extrémité n’est pas plus sérieuse.

C’est elle qui explique tout le déroulement de l’Histoire par un petit nombre de principes qui changent avec l’historien. Si on croit Bossuet, tout doit se terminer dans le triomphe du catholicisme, un autre, c’est la lutte des océans et des continents – cette grande Histoire m’intéresse aussi, comme un roman pas très sérieux mais plaisant. Et puis, il y a les choses plus sérieuses, notamment les dernières, l’Histoire quantitative avec Le Roy Ladurie, etc. Dans l’Histoire, ce qui m’a surtout intéressé, ce sont certaines époques. Là, je suis entré en contact avec les spécialistes pour en savoir plus.

Le Moyen Âge occidental m’a toujours fasciné. Je suis sûr que si j’avais vécu à cette époque-là, il me fascinerait beaucoup moins. Le Moyen Âge occidental part des invasions barbares et se termine dans la Renaissance, mais quelle que soit la période du Moyen Âge, elle a de grands inconvénients. Elle est très belle à raconter. J’ai bien connu aussi l’Histoire de la Chine. J’ai rencontré des spécialistes de l’un ou de l’autre, par exemple Péron. J’avais lu cinq ou six histoires de la guerre de cent ans, jusqu’au jour où je suis tombé sur celle de Péron : c’était la première qui ne se plaçait ni du point de vue anglais, ni du point de vue français. Ça m’avait tellement intéressé que j’ai pris contact avec lui et il était très heureux de trouver quelqu’un qui comprenait son point de vue. J’aurais voulu en faire autant pour l’histoire d’Italie que je connaissais assez bien, parce que dans l’histoire des rapports de la France et de l’Italie, la même bataille est une victoire italienne dans les livres d’école italiens et une victoire française dans les livres d’école français.

Garigliano, par exemple, qui a donné son nom à un pont de Paris – et c’est vrai que c’est une victoire dans les deux cas : dans un cas, l’armée de Charles VIII a pu s’échapper sans être exterminée, en laissant seulement armes et bagages, dans l’autre cas, victoire pour les Italiens.

__________________

petite Histoire

On pourrait se demander si la petite Histoire mérite la grande hache dont le tapuscrit la munit.

On pourrait aussi se demander ce qui a remplacé cet apprentissage de l’histoire par la lecture de Zevaco (et/ou de Dumas, etc.). MA