Archives de catégorie : T30 – cdd cee

Demain, devant le premier pain, le premier lait, — 1966 (5)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé


Demain, devant le premier pain ….

Demain, devant le premier pain, le premier lait,
la première lumière et le premier moi-même,
devant ce qui n’est plus, devant ce que je sème,
comme la cause reste en face de l’effet,

Tu sortiras debout dans mes bras, mon problème,
la cause de ma mort, et je te referai,
Toi, soleil de mes yeux, miroir de mon reflet,
toi qui pèses du poids de tout ce qu’en moi j’aime,

Tu sortiras, tu resteras, comme le noir
reste au bord de ce blanc par quoi le rouge arrive.
Tu resteras le mieux, le pire, et ce qui prive
l’amour d’être l’amour, le matin d’être soir.

Tu resteras, tu reviendras, tu fermeras
le matin sur le soir et la mort sur les rats.

Q16 – T30 – disp: 4+4+4+2

Maint passé par tant de couloirs — 1959 (5)

Olivier LarrondeRien voilà l’ordre

Cheminée

Maint passé par tant de couloirs
Riches d’affres en lourds trophées
Part fumant à chaque bouffée
Dont s’allume un l’autre nos soirs.

Feu, des orgueils chambre! où surseoir
– Chambre un rien l’isole étouffée –
Aux serres jusqu’au bout chauffées
Du rien cher qui console un loir.

Torche ô fulgurant nécessaire…
Moi le tien en branle. Abandon:
Il a chu le sépulcre dort,
Nos nuits blanches nous agrippèrent.

Chambre où fumée en désaveu
De nos feux en immortel vœu.

Q15 – T30 – octo – disp: 4+4+4+2

Or dans quelle ombre, à peine ouverte, — 1951 (2)

Henri de Lescoët Dix sonnets occultes

Nuit du 2 août 1947

Or dans quelle ombre, à peine ouverte,
Pointe un oiseau, s’engage un vers?
Le ciel mélange un cri pervers
Aux fils défaits des mains inertes.

Une vague qui pousse, perd
Ici la raison d’être verte.
Plus bas du vent qui déconcerte,
Au bord de l’oeil, plus près des chairs,

Comme le sang pensé, le rêve
Le temps altère aux divers coeurs
Les gestes vrais, la seule ardeur.

Quel vieux soupçon cependant crève
A travers le mot nu de froid
D’un jour, cent fois maudit, pourquoi?

Q16 – T30 – octo

O arbre de Jessé! — 1949 (2)

Pierre-Jean JouveDiadème

O arbre de Jessé!
Je sais que je t’accorde plus que ton lignage
Ne mérite et que le foudroyant été
Descend à mon insu des grâces sur ta face

Vapeur imaginaire du Liban
Pour le pauvre cœur las de l’homme: mais me laisse
Errer dans ma splendeur sous de vastes yeux blancs
Et noire! au maître fou ne montre rien qui baisse.

Mais toi démon sans bords
Salut! jambes fermées sur la pensée
Et la poitrine double et jeune et épuisée

Des yeux de mer à la face brunie aux pieds forts
De l’âme séraphique au postérieur mouvant
Des grossesses d’esprit au vierge éprouvement.

Q59 – T30 – m.irr

A la vitre d’hiver que voile mon haleine — 1945 (5)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)

Sonnet

A la vitre d’hiver que voile mon haleine
Mon front brûlant demande un glacial appui
Et tout mon corps pensif aux paresses de laine
S’abandonne au ciel vide où vivre n’est qu’ennui.

Sous son faible soleil, je vois fondre AUJOURD’HUI
Déjà dans la paleur d’une époque lointaine
Tant je sens que je suis vers ma perte certaine
Le Temps, le sang des jours, qui de mon âme fuit.

Pensez, tout ce qui soit … seul mon silence existe ;
Jusqu’au fond de mon cœur je le veux soutenir,
Et muet, peindre en moi la mort d’un souvenir.

Amour est le secret de cette forme triste,
L’absence habite l’ombre où je n’attends plus rien
Que l’ample effacement des choses par le mien.

Q10  T30

En tous pays, depuis toujours, les ouvriers — 1944 (4)

Jean Cassou (Jean Noir) – 33 sonnets composés au secret

XXII

En tous pays, depuis toujours, les ouvriers
meurent. Le sang des ouvriers baigne les rues.
Les ouvriers crient et tombent dans la fumée.
Le feu, le froid, la faim, le fer et la roue tuent

les ouvriers. En tous pays de pierres nues,
d’arbres pourris, de grilles d’hospices rouillées,
depuis toujours, par la misère des journées,
le troupeau des journées saignées et abattues …

O Dieu de justice, qui régnez, non aux Cieux,
mais dans le cœur de l’homme, au cœur de sa colère,
ne vous répandrez-vous donc jamais sur la terre?

Seigneur des forts et de la force, ouvre les yeux!
les bouches sont muettes, les poings sont liés,
et la chaîne est très longue. Mais les ouvriers?

Q10 – T30

Gaspiller sa pensée en un dévergondage — 1943 (4)

Fernand Baldensperger, trad. Les sonnets de Shakespeare, traduits en vers français ..

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Gaspiller sa pensée en un dévergondage
Est impudique: avant l’acte, la volupté
Est parjure et cruelle, âpre et sans loyauté,
Funeste, extrême, rude et menteuse et sauvage.

Plaisir des sens, maudit, dès qu’expérimenté;
Déraison poursuivie, et qui, sitôt l’usage,
Est déraison haïe: ainsi, sur son passage,
Serait l’appât rendant un chasseur hébété.

Hébété dans la chasse et dans la réussite;
Passé, Présent, Futur surexcitant l’ardeur;
Un bonheur devant soi, mais derrière, un malheur;

Avant, une âpre joie; un mauvais rêve, ensuite ….
Le Monde sait cela – mais nul n’est bien expert
A l’éviter, l’Eden qui mène à cet Enfer.

Q16 – T30 – disp: 4+4+4+2 – tr

Je suis comme le riche, à qui sa clef suffit — 1943 (3)

Fernand Baldensperger, trad. Les sonnets de Shakespeare, traduits en vers français ..

52

Je suis comme le riche, à qui sa clef suffit
Pour jouir des trésors d’un cher coffre d’avare:
Il ne veut pas les voir à tout coup, jour et nuit,
De peur que ne s’émousse une volupté rare.

Les fêtes sont aussi des raretés qu’on mit
De place en place dans un Almanach bizarre
Comme pierres de choix en montures de prix,
Ou joyaux isolés dont un collier se pare.

Le Temps est le coffret qui vous tient enfermé,
L’armoire où sagement se peut céler la robe,
Pour qu’au moment voulu l’éclat qui se dérobe
Puisse avoir l’imprévu de l’inaccoutumé.

Béni soyez, Valeur qui m’offrez double chance,
Etre vôtre – un triomphe; attendre – l’espérance!

Q8 – T30 – disp: 4+4+4+2 -tr

Des êtres les plus beaux nous souhaitons lignée, — 1943 (2)

Fernand Baldensperger, trad. Les sonnets de Shakespeare, traduits en vers français ..

… « ma traduction laisse subsister (la) disposition anglaise, mais elle maintient les groupes de rimes, qui dans l’autre système, donnent leur caractère aux deux premiers quatrains »

I

Des êtres les plus beaux nous souhaitons lignée,
Que Rose de Beauté ne disparaîtra pas,
Et, si la plus ouverte est vouée au trépas,
Qu’un tendre rejeton soit sa suite assignée.

Toi qui, dans tes yeux vifs concentrant tant d’appâts,
Nourris de ta substance une lumière ignée,
Tu réduis à la gêne une abondance innée –
Ennemi de toi-même et de ton propre cas!

Si bien que désormais, frais ornement du Monde,
Toi l’unique Héraut d’un Printemps généreux,
Tu renfermes ton être en un bourgeon frileux,
Et répands, tendre ami, ta lésine à la ronde.

Pitié pour l’Univers! ou bien, gloutonnement,
Absorbe l’Univers et toi, rien qu’en mourant.

Q16 – T30 – disp: 4+4+4+2 – tr

Dans le xyste où rêvait sa jeunesse immortelle, — 1922 (7)

Marguerite Yourcenar in Les dieux ne  sont pas morts

L’Apparition

Dans le xyste où rêvait sa jeunesse immortelle,
L’éphèbe Antinoos aux jardins de Tibur
Vit, parmi les débris détachés de sa stèle,
Les ronces l’envahir sous l’impassible azur.

À l’heure où les ramiers, d’un lourd battement d’aile,
Font trembler l’ombre claire aux blancheurs du vieux mur,
Seul, le tiède baiser de la clarté fidèle
Consolait la Statue au geste calme et pur.

Les siècles ont détruit cette image mystique
Et terni la candeur du marbre éblouissant.
Qu’importe… Je revois le bel Adolescent :

Il monte avec lenteur les degrés du portique,
Et, posant ses pieds nus sur le sable vermeil,
Revit pour un instant et s’étire au soleil…

Q8 – T30