Archives de catégorie : pr

sonnet en prose

Je suis comme le riche dont la bienheureuse clef — 1873 (32)

Shakespeare Sonnets, trad. E. Montégut


LII

Je suis comme le riche dont la bienheureuse clef peut lui ouvrir l’accès de son bien-aimé trésor enfermé, trésor qu’il ne va pas visiter à toute heure de crainte d’émousser la fine pointe du plaisir rarement goûté. C’est pourquoi les fêtes sont si solennelles et si recherchées, parce que venant rarement, elles sont espacées en petit nombre dans la longue chaîne de l’année comme des pierres précieuses, ou les pierres principales dans un collier. Le temps qui vous garde loin de moi est comme ma cassette, ou comme la garde-robe qui cache le manteau pour remplir d’un plaisir tout particulier quelque minute particulière en faisant ressortir encore une fois aux yeux sa splendeur emprisonnée. Bien-heureuse êtes-vous, vous dont le mérite est d’une telle étendue que possédée vous donnez le triomphe, et absente l’espérance.

sh52  pr – Un seul paragraphe compact de prose

La luxure est la dépense de l’âme dans un abîme de honte — 1862 (10)

M. Guizot

10
CXXIX

La luxure est la dépense de l’âme dans un abîme de honte, et jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne d’inspirer la méfiance; dès qu’elle est satisfaite, on la méprise: on la poursuit au-delà de toute raison, et dès qu’on a joui on la hait au delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou celui qui s’y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême. Dans l’avenir elle semble un bien suprême, dans le passé elle n’est qu’une souffrance. D’avance, on la regarde comme une joie future, mais après, ce n’est qu’un rêve: tout le monde sait cela; et cependant personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet enfer.

pr – tr « Th’expense of spirit in a waste of shame… »

Je suis donc comme le riche qu’une bienheureuse clef — 1862 (9)

M.Guizot Sonnets de Shakespeare


LII

Je suis donc comme le riche qu’une bienheureuse clef amène devant les trésors précieux qu’il enferme, ne voulant pas les contempler à tout heure, de peur d’émousser la fine pointe d’un plaisir rare. Voilà pourquoi les fêtes sont si précieuses et si solennelles, c’est qu’elles viennent à de longs intervalles, enchâssées dans la longue année, placées à de longues distances comme des pierres précieuses ou comme les joyaux les plus rares dans un collier. C’est ainsi que le temps vous garde comme un coffre, ou comme une armoire cachée derrière un rideau, pour rendre un certain instant spécialement heureux en dévoilant de nouveau le sujet caché de son orgueil. Béni soyez-vous, vous dont les mérites donnent lieu de triompher quand on vous possède, de vous espérer quand on est privé de votre présence.

pr – tr « so am I as the rich whose blessed key »- sh52

Je suis comme le riche qu’une clef enchantée — 1857 (4)

Shakespeare trad François-Victor Hugo

sonnet 52

Je suis comme le riche qu’une clef enchantée peut mettre en présence du doux trésor qu’il cache, et qui ne veut pas le contempler à toute heure de peur d’émousser le piquant aiguillon du plaisir rare.

De même les fêtes sont d’autant plus solennelles et recherchées qu’elles sont mises dans l’étendue de l’année à de lointains intervalles; elles sont espacées comme des pierres précieuses, ou comme les joyaux à effet dans un collier.

Ainsi le temps où je vous possède est ma cassette, à moi: il est la garde-robe où est cachée ma robe d’apparat, et je réserve pour quelque instant spécial le spécial bonheur

De dévoiler à nouveau ces splendeurs emprisonnées. Vous êtes béni, vous dont la perfection donne la joie à qui vous a, et l’espérance à qui ne vous a plus.

pr – sh52  ‘So am I as the rich whose blessed key … »

Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles — 1854 (13)

– Alphonse de Lamartine Cours familier de littérature
Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles, ni sur un mer tranquille voguer les navires pavoisés, ni à travers les campagnes étinceler les armures des cavaliers couverts de leurs cuirasses, ni dans les clairières des bocages jouer entre elles les biches des bois ;
Ni recevoir des nouvelles désirées de celui dont on attend depuis longtemps le retour, ni parler d’amour en langage élevé et harmonieux, ni au bord des claires fontaines et des prés verdoyants entendre les chansons des dames aussi belles qu’innocentes
Non, rien de tout cela désormais ne donnera le moindre trassaillement à mon cœur, tant celle qui fut ici-bas la seule lumière et le seul miroir de mes yeux a su en s’ensevelissant dans le linceul ensevelir ce cœur avec elle !
Vivre m’est un ennui si lourd et si long que je ne cesse d’en implorer la fin par le désir infini de revoir celle après laquelle rien ne me parut digne d’être jamais vu !

pr – traduction en prose du sonnet cccxii du canzoniere de Pétrarque, « Né per sereno ciel ir vaghe stelle’

Dans cette fuite du temps qui tombe en poussière — 1854 (2)

Jules Barbey d’Aurevilly in Oeuvres complêtes, V (1926)

Sonnet

Dans cette fuite du temps qui tombe en poussière derrière nous quand il est passé, il est un jour, il est une heure que Dieu marque du plus pourpré de ses rayons sur le front des femmes qui sont belles, et dont la lumière reste, fixe et brillante, dans notre pensée, comme l’astre polaire des plus chers souvenirs de nos coeurs.

Heure solennelle dans la vie, quand la Beauté, comme un arbre divin, montant toujours dans la splendeur de son feuillage, touche enfin son zénith et semble s’entr’ouvrir le ciel même! – heure solennelle et sacrée. Le nom que vous portez est pourtant bien terrible dans la langue de celles qui n’ont pas le calme olympien de la beauté consciente et suprême:

Vous vous appellez Trente-Six ans, heure magnifique de la vie! Orbe fulgurant de la roue, un instant arrêtée! Minute d’immortalité! plein de la mer pour la Beauté, mais seulement quand la beauté, comme l’Océan, est immense!

Ah! Laissez-moi vous contempler sur un front digne de vous porter, heure si longtemps attendue! Heure de gloire de la Beauté accomplie! Laissez-moi ramasser, pour les jours où vous ne serez plus, les rayons fulminants de votre auréole, astre de beauté au zénith, mais sans zénith dans mon âme, inextinguible soleil qui monterez toujours!

pr – L’histoire du ‘sonnet en prose’ pourrait commencer là. Mais les traductions en prose de sonnets en font aussi partie.

Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, — 1842 (8)

– comte Ferdinand de Gramont trad  Pétrarque in  Poésies de l’étranger


I
Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, le son de ces soupirs, dont je nourrissais mon coeur, dans l’égarement premier de la jeunesse, quand j’étais en partie un autre homme que je ne suis;

Pour ce style dans lequel je pleure et je raisonne, et qui flotte de vains espoirs à la vaine douleur, je compte trouver pitié non moins que pardon chez tous ceux qui connaissent l’amour par expérience.

Mais je vois bien aujourd’hui comment pendant longtemps j’ai été la fable de tout le monde; aussi souvent, en face de moi, je me fais honte de moi-même

Et de ma vanité la honte est le fruit que je recueille, avec le repentir et l’éclatante conviction que tout ce qui charme ici-bas n’est qu’un songe rapide.

pr – tr  Le comte de Gramont fait comme le chevalier d’Arrighi (1838,9). Il traduit un sonnet en versets de prose, comme plus tard Jouve

Plus d’une fois, couvert d’une mince veste de soie — 1841 (8)

Balzac Mémoires de deux jeunes mariées

Tous les matins il m’apporte lui-même un bouquet d’une délicieuse magnificence, au milieu duquel je trouve toujours une lettre qui contient un sonnet espagnol à ma louange, fait par lui pendant la nuit. Pour ne pas grossir ce paquet, je t’envoie comme échantillon le premier et le dernier de ses sonnets, que j’ai traduits mot à mot en te les mettant vers par vers
PREMIER SONNET

Plus d’une fois, couvert d’une mince veste de soie, – l’épée
haute, sans que mon cœur battît une pulsation de plus, – j’ai
attendu l’assaut du taureau furieux, – et sa corne plus aiguë
que le croissant de Phoebé.

J’ai gravi, fredonnant une seguidille andalouse, – le talus
d’une redoute sous une pluie de fer ; – j’ai jeté ma vie sur le ta-
pis vert du hasard – sans plus m’en soucier que d’une quadruple
d’or.


J’aurais pris avec la main les boulets dans la gueule des
canons ; – mais je crois que je deviens plus timide qu’un lièvre
aux aguets ; – qu’un enfant qui voit un spectre aux plus de sa fenêtre.


Car, lorsque tu me regardes avec ta douce prunelle, – une
sueur glacée couvre mon front, mes genoux se dérobent sous
moi, – je tremble, je recule, je n’ai plus de courage.

pr  tr

Quand je considère comment la lumière a disparu pour moi — 1839 (10)

Kervyn de Lettenhove trad. Milton Oeuvres choisies


Sur sa Cécité

Quand je considère comment la lumière a disparu pour moi avant la moitié de mes jours dans ce monde vaste et obscur et que le talent qu’on ne peut cacher sans être puni de mort m’a été donné sans utilité, quoique mon âme se dévoue à servir mon créateur et à lui rendre compte fidèle. De peur que, se retournant vers moi, il ne me condamne, je demande avec amour:  » Dieu réclame-t-il le travail du jour en l’absence de la lumière?  » Mais la Patience, arrêtant mon murmure, me répond aussitôt: « Dieu, n’a besoin ni du travail de l’homme ni de ses propres bienfaits. Ceux-là le servent le plus saintement, qui portent le mieux son joug pacifique; sa position est pareille à celle d’un monarque; des milliers d’hommes s’empressent à ses ordres et traversent sans cesse la terre et l’océan; mais ceux-là qui restent immobiles et attendent, le servent aussi.  »

pr – tr

Le célèbre sonnet de Milton ( ‘When I consider how my Light is spent’ ) en un paragaphe compact de prose.

Vous qui écoutez l’accent de mes soupirs exprimés en vers — 1838 (9)

Mr le chevalier d’ArrighiOdes et sonnets choisis de Pétrarque

I

Vous qui écoutez l’accent de mes soupirs exprimés en vers, dont je nourrissais mon coeur dans la première folie de ma jeunesse, quand j’étais presqu’un autre homme que je ne suis maintenant.

Du différent style dans lequel je pleure et je parle, flatté de vaines espérances et accablé d’une inutile douleur; s’il y a parmi vous quelqu’un qui éprouve de l’amour par preuve, j’espère trouver de la pitié plus que du pardon.

Mais je vois bien maintenant combien pendant long-temps je fus la fable de tout le monde; ainsi bien souvent j’ai honte de moi-même.

Et le fruit de mes rêveries, n’est que la honte, le repentir, et de connaître clairement, que tout ce qui plaît au monde n’est qu’un petit songe.

pr – rvf1  (premier sonnet de Pétrarque)