Prologue ou chapitre 0

1 – Pan, guenuche
En 1683 paraissait à Paris un livre remarquable, intitulé

Recueil de sonnets, composés par les plus habiles Poëtes du Royaume sur les Bouts-Rimez Pan, Guenuche, Satan, Pluche, Fan, Ruche, Lan, Autruche, Hoc, Troc, Niche, Par, Friche, Car, proposez par Mr Mignon, maïtre de Musique de l’Eglise de Paris, pour estre remplis à la louänge de Sa Majesté.

193 fois, dans ce volume luxueux, les quatorze mots-rimes proposés par mr Mignon reviennent, dans le même ordre toujours, au bout de quatorze alexandrins répartis en quatre strophes (deux quatrains et deux tercets séparés par des lignes de blanc).
A ce chef-d’oeuvre dérisoire de poésie courtisane avaient collaboré: Monseigneur le Duc de Saint-Aignan – Gaudin Secretaire du Roy – Doktor Georg Conrad Schester, de Leipzig – Madame de Cardean – de Trossy, chanoine de Senlis – un poëte qui signe L’Inconnu – Le Solitaire du Mont Carmel – Le Maréchal de La Pionniere – Monsieur Courtin, professeur de seconde au College de La Marche – La Tulipe, Dame chez mr Duché rue Beaubourg – Le Berger Alcide du Faubourg Saint Michel – La Violette, cramoisier – Le nouveau Poëte de Montbrison en Forest – Frere Fournay de Beauzé en Anjou – et bien d’autres.
Voici, par exemple, le 29ème sonnet du recueil

I

. Tout doit ceder au Roy, luy seul est le grand Pan,
L’Heresie à ses pieds meurt en vieille guenuche,
Elle ne donne plus de supposts de Satan,
La  bure l’abandonne aussi bien que la pluche.

. Louis voit le Lion, rampant, doux comme un Fan,
Il voit le Laboureur vuider en paix sa ruche,
La frontiere n’est plus ny La Fere ny Lan,
L’Aigle va terre à terre ainsi que fait l’Autruche.

. S’il forma des desseins  le succes en est hoc,
Contre tant de lauriers, Cesar auroit fait troc,
Mieux que luy dans le Ciel il merite une niche.

. Il vient, il voit, il vainc, plustost qu’avoir dit ‘ Par ‘
Sa bonté ne veut pas mettre la Flandre en friche,
Car il est généreux, et c’est là le grand Car.

Presque chaque poème de la collection est ainsi paroxystique de beauté encomiastique, (on admirera en celui-là, j’en suis sûr, spécialement le premier hémistiche du vers cinq, avec sa double diérèse: Lou-is voit le li-on) et les narines du Roi Soleil ont certainement dû frémir d’aise à de tels assauts d’encens.

2 L’oeuvre de mr Mignon témoigne de ce qu’il faut bien appeler la décadence de la forme-sonnet en France à la fin du 17ème siècle. Le sonnet en langue française, où s’étaient illustrés, pendant un siècle, de Marot à Malherbe, tant de poètes: Du Bellay et Ronsard, Etienne Jodelle et Guillaume des Autels, Louise Labé, Jacques Peletier du Mans, Guy Le Fèvre de La Boderie, Agrippa d’Aubigné, Pierre de Brach, Marin Le Saulx, Pierre Poupo, Christophle de Beaujeu, Siméon-Guillaume de La Roque, Jean-Baptiste Chassignet, Marc de Papillon de Lasphrise, Jean de Sponde, Abraham de Vermeil, André Mage de Fiefmelin, Jean Du Cliquet de Flammermont, Antoine Favre, César de de Nostredame, Pierre de Croix, Louis de Gallaup de Chasteuil ou Jean de La Céppède, cesse, après 1640, de jouer un rôle autre que subalterne dans la production poétique. Il se trouve confiné dans la poésie mondaine, occasionnelle, dans les jeux de salon où font fureur les bouts-rimés. Pendant la seconde moitiè du 17ème siècle et la totalité du dix-huitième, on ne le retrouve guère ailleurs que dans des revues comme le Mercure Galant, aux Jeux Floraux de Toulouse (qui finissent même par le supprimer) ou dans les productions de l’Ecole des Lanternistes (des toulousains encore) qui, à partir de 1694, se consacrent presque exclusivement à l’exercice du bout-rimé.

3 Deux oeuvres, toutes deux d’inspiration religieuse, font exception:
– Les Sonnets Chrestiens du protestant Laurent Drelincourt, en 1677.
Et surtout, en 1659, oeuvre majeure jamais rééditée à ce jour
– Les Essays de méditations poétiques, Sur la Passion Mort et Resurrection de Nostre Seigneur JESUS CHRIST
livre paru sans nom d’auteur et attribué, sans trop de conviction à un Zacharie de Vitré, récollet.
Il contient plus de trois cent sonnets assez extraordinaires, dont voici le premier.

II

Dignus es Domine? accipere librum, & aperire signacula eius; quia occisus es, & redemisti nos in sanguine tuo. Apoc.5.v.9.

Seigneur?                 Jesus? puis qu’en toy seul mon dessein se termine,
vous estes             Je Consacre ce Liure a tes derniers abois:
digne de                Tes tourmens Sacrés-Saincts font que ie te le dois,
ce livre,                  Comme un humble present dont ils sont l’origine.
& d’en fai-
re l’ou-                    Le papier precieux de cette chair diuine,
uerture:               L’ancre de ton beau Sang, la presse de la Croix,
Parce que            T’ont fait l’Original dont par un digne choix
vous aués            J’entreprens la coppie,& descris la doctrine.
esté mis à
mort, &                  Vray livre des esleus? dont les sainctes Leçons
vous nous           Fournissent de matiere a mes foibles Chansons,
avés ra-               Enseigne moy le sens de ces sanglans mysteres
cheté par
vôtre sang.          Et m’eschauffant le sein de ton esprit vainqueur
. Marque moy, Dieu d’amour? de tes saincts caracteres,
. Et de ma propre main trace les dans mon Coeur.

4 La Harpe en l’an VIII: « puisque nous sommes sur le chapitre du sonnet, il faut achever en peu de mots ce qui reste à dire sur ce genre de poésie qui a été si longtemps en crédit, & qui est aujourd’hui entièrement passée de mode…. « .

5 Il reste que les oeuvres de Ronsard, Du Bellay , Malherbe , etc. n’ont pas disparu entièrement des bibliothèques. Elles contiennent, en très grand nombre, des sonnets qui peuvent servir de modèles  à quiconque prendrait la fantaisie d’aller revisiter cette vieille forme.

6 D’autre part, même si La Harpe n’a rien à en dire que de méprisant, on peut trouver, dans les traités de versification du siècle classique des jugements beaucoup plus favorables, et des tentatives, plus ou moins précises, de définition du sonnet. Retenons-en deux, qui sont importantes pour la suite.

7 En premier lieu, Boileau, dans son Art Poétique (1674). On y lit qu' »Apollon …. ce dieu bizarre

Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois
Inventa du sonnet les rigoureuses lois,
Voulut qu’en deux quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille
Et qu’ensuite six vers artistement rangés
Fussent en deux tercets par le sens partagés.
Lui-même en mesurât le nombre et la cadence;
Défendit qu’un vers faible y pût jamais entrer,
Ni qu’un mot déjà mis osât s’y remontrer.
Du reste il l’enrichit d’une beauté suprême:
Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.
Mais en vain mille auteurs y pensent arriver,
Et cet heureux phénix est encore à trouver.
A peine dans Gombaut, Maynard et Malleville,
En peut-on admirer deux ou trois entre mille.
« 

8 S’il est vrai que ‘ Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ‘ et que ‘ les mots pour le dire arrivent aisément’, on doit conclure que Boileau n’avait pas une idée bien claire de ce qu’est un sonnet. Pourtant ce chef-d’oeuvre d’imprécision a eu une influence considérable sur les sonnetistes du dix-neuvième siècle.

9 Beaucoup plus sérieuse, quoique moins connue, est la contribution de Guillaume Colletet dans son Traité du Sonnet de 1678. Il a eu, lui aussi, une grande influence, quoique surtout indirecte, par l’intermédiaire de Théophile Gautier qui, en 1835, en recommanda la lecture aux sonnettistes débutants. Il mérite d’être cité longuement. On en trouvera des extraits dans la partie seconde de ce livre, consacrée à l’étude formelle (sommaire).

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par Jacques Roubaud