Bande XIII. Face 1.
F.L.L. Il existe plusieurs attitudes devant le disparate. On peut vouloir le fuir, certaines gens y sont allergiques et il y a des disparates que je n’aime pas moi-même. On peut l’accepter en s’y résignant ou en s’y accommodant. On peut le rechercher, ce que j’ai fait très tôt. Mais le rechercher ne suffit pas, il faut le cultiver. Il y a plusieurs motivations possibles à cette culture. On peut le cultiver par épicurisme, l’optimiser, le dominer, l’organiser.
Tout cela, ce ne sont que des mots, mais je les ai non seulement sentis mais vécus. On peut l’utiliser dans la vie pratique – gagner de l’argent avec – en faire un élément créateur, enfin le vivre.
Je parlerais volontiers de vie-disparate comme on a parlé de pensée maotsetoung. Il n’y a de disparate vraiment créateur que celui qui contient des éléments fortement concrets et des éléments fortement abstraits.
F.L.L. L’un des meilleurs exemples de disparate organisé est le tableau La tentation de Saint-Antoine, que je considère comme un des trois ou quatre plus beaux tableaux du monde. On y trouve le disparate à tous les niveaux : dans la construction des personnages, dans la juxtaposition d’une clairière en plein soleil avec un village en pleine nuit. On peut le rattacher au symbolisme médiéval, à la peur du diable, etc. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que Jérôme Bosch a goûté les plaisirs du disparate, en dehors de toute réaction religieuse, mystique ou autre.
F.L.L. Un exemple de disparate amusant qui pourrait constituer une note de bas de page. Dans La princesse des airs, Gustave Le Rouge écrit : « Elle connaissait la barre fixe et la formule de l’hydrogène, et mélangeait curieusement dans sa conversation, l’acrobatie et les mathématiques. »
F.L.L. Toute ma vie, je me suis intéressé à la beauté dans l’art, mais aussi en dehors de l’art. J’ai écrit sur la beauté en mathématiques, sur les prix de beauté aux échecs, j’ai fait partie des premières sociétés d’esthétique industrielle ou de design. Cet intérêt se rattache à cette recherche pour rapprocher des choses qui sont séparées et traduit une volonté de disparate, ou plutôt une sorte d’enseignement que j’y ai trouvé. Autre forme de cette tendance au grand écart, les différents OuXPo sont pour moi la recherche de la vérité – dans la mesure où elle équivaut à la réalité – et de la cohérence en dehors de la science. Ce n’est pas tant une scientifisation de la littérature, de la peinture ou de la musique qu’une utilisation d’instruments scientifiques ou logiques à leur service.
J.M.L.L. Rechercher cette cohérence en dehors de la science suppose implicitement qu’il y en a dedans.
F.L.L. Ou qu’on en met ; je ne dis que cette cohérence est consubstantielle à la science.
J.M.L.L. Il serait intéressant de se demander pourquoi dans la représentation qu’on se fait d’un certain nombre d’activités humaines il y a cette identification implicite de la cohérence avec la science. Dans la réalité des faits, les choses semblent beaucoup moins claires…
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Dans La Princesse des airs, de Gustave Le Rouge et Gustave Guitton (1902), on trouve, juste avant la phrase citée par FLL:
La petite Armandine tenait de sa mère de grands yeux bruns, très doux, et de superbes cheveux blonds cendrés.
Elle avait la même imagination rapide que son père, la même vivacité d’intelligence, le même défaut d’esprit pratique.
L’éducation singulière qu’elle avait reçue avait mis dans son cerveau un fatras de notions disparates.
Le disparate est là (ainsi que la beauté de la mère et l’intelligence du père). MA
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