J.B.G. Cela dit, la possibilité pour chacun de construire son propre disparate est une très belle et très forte utopie. Ça évoque pour moi des passages de Marx.
F.L.L. Je crois en effet que c’est un des meilleurs messages de Marx. Je crois même que Lénine l’admettait assez bien lui aussi.
J.M.L.L. II y a un nom dont je m’étonne qu’il n’ait pas encore été évoqué ici, c’est celui de Fourier.
F.L.L. Le Fourier qui voulait transformer l’océan en limonade…
J.M.L.L. N’y a-t-il pas chez lui une idéologie du disparate très profonde ?
F.L.L. Une idéologie et une dégustation. S’il fallait que nous entrions dans la liste de ceux que je me reconnais plus ou soins comme ancêtres, cela nous entraînerait loin.
J.B.G. Chez Fourier, la disparité des individus donne lieu à un principe d’ordre et d’organisation, alors que ce qui me frappe chez Marx, c’est qu’au niveau de l’individu il aboutit à cette notion du disparate.
F.L.L. Oui. Marx est beaucoup moins utopique.
J.M.L.L. Comment réconcilier l’idéologie – au sens noble du terme – du disparate avec un fonctionnement institutionnel comme celui de l’école ? Y a-t-il une école du disparate possible ? N’est-ce pas contradictoire par essence ?
F.L.L. Je vous ai déjà donné un élément de réponse avec mon projet de réforme de l’enseignement, dans lequel on supprimerait les classes de connaissances pour les remplacer par des classes d’aptitudes.
J.M.L.L. Ma question porte soins sur les programmes que sur les formes institutionnelles. Est-ce que cette culture des aptitudes pourrait se faire dans des écoles ?
F.L.L. Non, pas nécessairement. J’imagine les choses autrement. À la vérité, je ne les imagine pas beaucoup. Je n’ai pas cherché à élaborer une idéologie du disparate, je l’ai vécu ; vous me poussez à en faire une théorie générale, je ne refuse pas mais j’ai toujours vécu de manière plus pragmatique. Ça ne me déplaît pas de faire de telles théories, mais il y a des théories plus intéressantes. Je préfère m’intéresser à des problèmes d’échecs, par exemple. Tous les gens que je connais – amis ou ennemis – qui s’occupent de ces questions me semblent agir de façon oiseuse, comme il existe des conversations oiseuses. Ma position n’est pas pessimiste, mais elle n’a pas l’optimisme et le dynamisme de ceux qui travaillent à faire des sociétés nouvelles. Je me sens très fortement solidaire du reste de l’humanité ; au fronton des mairies, on devrait remplacer Liberté-Égalité-Fraternité par Fraternité tout court.
J.B.G. Mais est-il possible que tout le monde accède au disparate ?
F.L.L. J’ai l’impression que dès la naissance on commence à mutiler les hommes, mais je n’en suis pas sûr. Au début de L’homme qui rit, Hugo décrit les comprachicos, qui prennent des enfants et les mettent dans des jarres, ce qui les force à développer ou au contraire à atrophier leurs membres, c’est un de ces romans que j’ai lus en cachette dans le grenier de ma grand-mère. J’ai eu l’impression à ce moment-là que je vivais dans une société de comprachicos et que nous étions tous des atrophiés. C’était une impression lyrique, romantique, une impression d’enfant ; or j’ai gardé cette idée, que je ne peux pas prouver, évidemment. On peut prouver une partie au moins de cette mutilation, de ce sabotage.
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