BANDE XV – face 1.
F.L.L.: Je voudrais revenir sur la question que vous m’avez posée et à laquelle je n’ai que partiellement et mal répondu, de savoir si, en prônant un développement du disparate, je n’étais pas en train de scier la branche sur laquelle je me trouve. C’est une question dont je n’avais pas encore pris conscience clairement et qui est capitale.
Je crois que je ne peux y répondre qu’en élargissant le problème. En effet, votre question vaudrait pour tous les atouts que je possède, les atouts innés, les atouts acquis, les privilèges injustes et les autres. Supposons qu’on découvre que j’ai une intelligence exceptionnelle; vous pourriez me demander si j’ai intérêt à développer l’intelligence de tout le monde et si je ne crains pas de me susciter des rivaux. Mes réponses seraient positives. De même pour un certain disparate que je crois être un atout sérieux. Je pense que, si tout le monde développait ses avantages au maximum, l’humanité ne serait pas nécessairement composée de gens identiques ; ce seraient alors les différences innées qui apparaîtraient. Il y aurait donc des inégalités, mais ce seraient les inégalités naturelles. Les choses iraient-elles plus mal ? Je souhaite que non. J’ai l’espoir que, si chacun cultivait le même disparate que moi, nous serions tous amenés à nous entendre. Je fais le pari que la solidarité entre les hommes leur donne des avantages, par rapport à la lutte sauvage actuelle.
De toute façon, quand je serais mort, tout le monde ne sera pas devenu disparate… Le fond de la question est qu’en ce domaine comme en toutes choses je ne crois ni au progrès ni à la régression, je crois que nous sommes dans une aventure. Je ne crois pas que l’univers physique ait un sens, je ne crois pas non plus que l’univers humain ait un sens.
C’est Sancho Pança a qui vous répond ici, alors que Don Quichotte en moi souhaite que ce soit une bonne chose. Je lutte sans savoir du tout si la lutte à laquelle je désire participer a des chances de réussir.
J.M.L.L.: Vous dites que vous ne croyez ni au progrès ni à la régression ; mais si vous luttez, c’est tout de même que vous pensez qu’il y a du mieux à attendre.
F.L.L.: Je lutte par ce que j’en ai envie ; je ne suis mû que par des désirs et des plaisirs. J’ai envie de faire qu’il y ait du progrès – au sens moral du mot, puisque le progrès technique vient de toute manière.
J.B.G.: Il peut donc y avoir d’autres gens dont le désir et le plaisir seraient d’aller dans l’autre sens, de revenir en arrière.
F.L.L.: Bien sûr. Mais je ne vois pas tellement de progrès moral ; le progrès moral serait une bonne organisation dans laquelle on ne laisserait pas de mauvais instincts – si on peut les appeler ainsi – se réaliser. La force fondamentale qui agit en moi, c’est le plaisir. Par exemple, c’est par plaisir que je suis athée ; j’ai une vocation d’athéisme, mais en fait je sais très bien qu’on ne me démontrera jamais ni que Dieu existe, ni qu’il n’existe pas.
J.B.G.: Beaucoup de gens qui parlent de progrès scientifique ou technique donnent à ce progrès une valeur morale. Il faudrait donc éclaircir cette articulation du progrès matériel et de ce qui serait un progrès moral – ou de ce qui n’en est pas un et serait plutôt une aventure,
F.L.L. J’y réfléchirai. En gros, je crois que les gens qui m’ont beaucoup fréquenté estiment que je suis très moral, ce en quoi ils se trompent complètement. Je n’ai pas de principes. Pourtant des gens seraient prêts à dire que je suis un saint, certains m’ont taxé d’héroïsme.
J.M.L.L.: Si vous fondez votre démarche sur un principe de plaisir, sur quoi pouvez-vous vous fonder pour vous opposer à ceux qui, partant également d’un principe de plaisir, iraient à l’encontre de votre démarche ?
J.B.G.: Sur son plaisir…
F.L.L.: Exactement !
J.M.L.L.: A ce moment-là, ce serait une démarche purement subjective qui risque de ne pas avoir beaucoup de prégnance et de force. On rejoint le problème de vos alliances avec des gens qui recherchent les mêmes buts que vous mais pour d’autres raisons.
F.L.L.: Oui. Il y a un malentendu que je ne tiens même pas à dissiper, si le dissiper s’avère ne pas aider aux “causes” que je défends. J’ai très bien senti cela au cours de la Résistance.
J.B.G.: Pour revenir à cette notion capitale de progrès, vous êtes tout de même un chantre du progrès scientifique, fût-ce par plaisir. Or c’est bien de progrès moral qu’on parle en fait quand on parle de progrès scientifique.
F.L.L.: Personnellement, je sépare la recherche fondamentale quand elle n’aboutit pas à des applications possibles, de la recherche qui peut déboucher sur des applications, et de celle qui débouche effectivement sur la technique. Ainsi, la plus grande partie du progrès mathématique – c’est-à-dire des connaissances nouvelles en mathématiques– n’a jamais débouché et ne débouchera probablement jamais sur des applications pratiques. Sur ce sujet, je voulais écrire un article qui se serait intitulé: Du théorème de Fermat à la guérison du cancer. Le problème posé est celui du contexte social de la recherche scientifique et de la recherche d’application.
J.M.L.L.: Si je comprends bien, le seul progrès digne de ce nom serait celui de la recherche inapplicable, le seul qui soit sans ambiguïté. Mais il est d’un type particulier dans la mesure où il est simplement cumulatif, quantitatif ; c’est un progrès sans sanction. A la limite, pourquoi est-ce un progrès ? On pourrait dire la même chose de la religion : certaines époques ont vu de très grands progrès de la théologie, qui ont débouché sur une absence totale, non pas de vérité, mais de pertinence,
J.B.G.: Par exemple, peut-on parler de progrès en art ?
F.L.L.: Non.
J.B.G.: Dans ce cas, Jean-Marc a raison de dire que, si on prend cette recherche scientifique indépendamment de ses implications, on tombe forcément sur un domaine qui est soit celui de l’esthétique, soit celui de la pensée pure ou de la spéculation, où il ne pourrait y avoir de critères que parfaitement internes. Evidemment ces critères ne se produisent pas ou sont fallacieux.
F.L.L.: J’emploie le mot progrès parce que c’est celui que tout le monde emploie, mais je l’emploie avec des restrictions. Vous savez déjà que je préfère adopter le mot de tout le monde. Je suis prêt à créer un autre mot.
L’exemple que l’on donne toujours est celui de l’étude des propriétés de l’ellipse par Apollonius de Perge. Son traité est un de mes émerveillements depuis plus de cinquante ans. C’est étonnant, le nombre de théorèmes qu’il a trouvés sur l’ellipse ; ils n’ont servi à rien jusqu’à Kepler, c’est-à-dire jusqu’à leur introduction dans l’astronomie. Ils sont ensuite entrés dans l’application : application ballistique – dans l’artillerie –, applications à la navigation – ce qui a permis d’éviter les naufrages…
J.B.G.: … et d’exterminer les Indiens.
F.L.L.: Exactement. Mais pendant deux mille ans cette découverte est restée totalement improductive.
Entre les différents progrès de la science – qui sont en effet purement quantitatifs – il y en a qui me plaisent mieux que d’autres.
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