BANDE XV. Face 2.
GO ET ECHECS [ce titre se trouve dans le manuscrit]
F.L.L. Je voudrais revenir sur ce que Jean-Baptiste appelle le caractère élémentaire et fondamental du go. Je crois qu’il en est comme pour les particules : particules élémentaires – mais il y en a peut-être de plus élémentaires qu’elles. Je crois en effet que le go se situe parmi les jeux à règles élémentaires et fondamentales. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit aussi élémentaire qu’il le pourrait. Pourquoi se joue-t-il sur un quadrillage ? Le jeu d’échecs n’a pas besoin de carrés, il lui suffirait de points. Pourquoi le go ne se jouerait-il pas sur un pavage du plan avec des triangles équilatéraux? Il n’y aurait que trois côtés au lieu de quatre.
J.M.L.L. Dans ce cas, chaque intersection serait entourée de six sommets au lieu de quatre.
J.B.G. Disons qu’il y a une rationalité minimale, une rationalité qui est – et c’est bizarre pour un jeu oriental – une rationalité cartésienne, de pavage avec les carrés.
F.L.L. Je crois néanmoins qu’on pourrait trouver plus élémentaire et plus fondamental que le go. Mais faudrait-il le faire ? Là intervient un autre facteur important : quelque soit le jeu qu’on met sur le tapis, on ne verra vraiment son intérêt – et on n’en tirera plaisir et difficulté – qu’au bout d’un certain temps, probablement plus d’un siècle. Aux premiers temps des échecs, on ne se doutait pas du tout de ce qu’il pourrait donner, et – malgré les échecs féériques – je ne crois pas qu’on soit allé suffisamment au fond.
J.B.G. Je voulais dire simplement que les échecs me paraissent un jeu très raffiné, très affiné par l’histoire, avec une complexité qui apparaît immédiatement au débutant ; par conséquent il me parait hasardeux d’en faire le prototype même du jeu, celui à partir duquel on pourrait déduire d’autres jeux.
F.L.L. Absolument. On pourrait aller en le simplifiant et en le compliquant. Il est un point dans l’espace des jeux.
Je suis très partisan des échecs féériques, mais j’ai fini par entrer en désaccord avec nombre de leurs partisans, parce qu’il me semblait qu’ils ne comprenaient pas très bien les potentialités qu’il s’agissait de dégager. Tous les jours on invente une nouvelle règle d’échecs féériques, surtout dans le problème. Mais on en arrive à ce que j’appelle les échecs féériques puérils, l’équivalent de ce que Bourbaki et Dieudonné condamnent quand ils parlent d’axiomatisation en délire.
J.M.L.L. On a vu à l’œuvre le même phénomène dans certains développements de la musique concrète ou de la peinture abstraite.
F.L.L. Je crois que Dieudonné et les bourbakistes purs et durs ont raison de vouloir mettre un terme à cela. Ils vont tellement loin qu’ils refuseraient toute nouvelle axiomatisation, par conséquent ils refuseraient à toute graine de tomber dans un terrain.
Vous savez que Dieudonné a eu une grande querelle avec Krasner, duel qui se rattache curieusement au jeu d’échec par les voies biologiques. Krasner est un mathématicien un peu à part, il n’est pas très bien intégré dans les difficultés de la société. Il ne fait pas d’axiomatisation en délire, il fait de bonnes mathématiques et Dieudonné le reconnaît. Mais la querelle est née – comme toujours – autour de la nomination d’un jeune mathématicien, Albert Statt, élève de Krasner, qui a fait une thèse de doctorat que Krasner trouve très bonne – et il n’est pas le seul. Mais finalement on a préféré quelqu’un d’autre au jeune Albert – je crois d’ailleurs que cela c’est arrangé depuis – ce qui a donné lieu à une correspondance entre Krasner et Dieudonné. Krasner est un mordu, et cette correspondance est un chef-d’œuvre de découpage de cheveux en quatre. Dans ce que faisait Albert Statt, il y avait beaucoup d’axiomatisation nouvelle : pas en délire, disait Krasner ; en délire, disait Dieudonné. Comment le savoir ? Il n’y aura que la sanction du temps. C’est un peu ce qui est arrivé à Galois : on pouvait l’accuser, à son époque, d’axiomatisation en délire.
C’est un peu la même chose pour les échecs féériques.
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“Albert Statt” est très certainement Emmanuel Halberstadt. Il est probable que la faute ne vienne pas cette fois du dactylographe, puisque FLL l’appelle “le jeune Albert”.
Il serait intéressant, mais déplacé, de discuter les relations de pouvoir entre Dieudonné et Krasner que l’on entrevoit ici. MA
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