LES ECHECS [ce titre se trouve dans le manuscrit]
F.L.L.Ce que je apprécie pas dans les échecs, ce sont les exhibitions, c’est-à-dire les simultanées, etc. Elles ont leur utilité, à la manière dont les collections du Seuil ont leur utilité pour publier des choses de moi. Les exhibitions sont utiles sur le plan de la propagande, elles sont un miroir aux alouettes, et si elles font venir des gens aux échecs, elles valent la peine. Pourquoi n’apprécié-je pas les simultanées ? parce que toutes les parties qui sont jouées dans ces exhibitions sont médiocres, elles ne peuvent pas être aussi belles qu’une grande partie. Comment pourrait-il en être autrement ? Les simultanées – sans voir ou en voyant – opposent toujours un maître à des gens beaucoup moins forts que lui, parce que ce qui compte, c’est le spectacle. Or le vrai spectacle, dans une partie d’échecs, est à l’intérieur de la partie qui se joue.
Vers 1930, j’avais été invité par le cercle d’échecs de Reims, et on me promettait cinquante adversaires en simultanée. Les organisateurs avaient tenu à m’inviter dans un excellent restaurant où nous avions bu toutes sortes de champagne, chacun adapté à un plat. L’objectif, dans ces cas-là, est bien évidemment de diminuer les chances du champion. J’ai très bien compris leur tactique. Je me suis dit : “je vais manger leurs plats, boire leurs vins et je les battrai ensuite”. Heureusement que cela se passait en plein hiver – et l’hiver est particulièrement rigoureux en Champagne, Vers le dixième coup, je me suis aperçu que je ne voyais pas la totalité de l’échiquier (en effet, dans ce genre de partie, mes dix premiers coups restent les mêmes quelle que soit la réponse ; je les joue donc un peu sans regarder). Le centre était assez net, mais autour, c’était un peu flou.
J’ai compris alors que j’allais perdre les cinquante parties. Je me suis précipité dans les toilettes de l’hôtel, j’ai bu des verres d’eau glacée du lavabo, ouvert un vasistas qui donnait sur le vent glacé (j’aurais d’ailleurs pu attraper une bronchite mais j’étais solide) puis je suis revenu ; de nouveau les échiquiers avaient leurs 64 cases. Tous les quatre ou cinq coups, je suis retourné aux toilettes. J’ai obtenu des résultats moins bons que si je m’étais montré plus modéré sur le champagne mais néanmoins honorables.
Ce qui est sûr, dans ces simultanées, c’est que ce sont les adversaires du champion qui se plaignent du manque de temps et non le champion lui-même.
Dans certaines de ces parties, j’éblouis mon adversaire par un sacrifice, mais ce sont des trucs que je connais par coeur.
J.M.L.L. Indépendamment de la qualité des parties, est-ce que ça n’a pas au moins des vertus d’entraînement technique ?
F.L.L. Pour certains oui, pour d’autres non. Petrossian, qui est un joueur très lent devant l’échiquier, a été à une époque champion du monde rapide.
Quant aux simultanées sans voir, j’en ai fait jusqu’à huit ; j’aurais pu en faire plus. Il y a dans le grand public l’idée que de telles parties sont extrêmement difficiles, et sont mauvaises pour la santé – un peu comme la masturbation.
J.B.G. Dans ces parties, il y a une question de pure mémoire.
F.L.L. Oui, mais tout homme ayant une mémoire normale est capable d’aller jusqu’à douze. Le record du monde est détenu par Koltanovski, qui a été jusqu’à cinquante. Dans des simultanées sans voir en petit nombre, certains maîtres ont joué de très belles parties. On disait que Seymisch jouait aussi bien sans voir qu’en voyant.
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