Je voudrais revenir maintenant sur les discussions oiseuses.
Un idéal – bien utopique – serait que chacun prenne conscience dans une discussion et ne commence celle-ci qu’à partir de l’extrémité d’un chemin, comme on le fait aux échecs : on décide de partir du Lopez fermé variante Brayer au dix-neuvième coup.
On commencerait ainsi à parler de Dieu, en partant directement de l’argument 47. À moins qu’on ait au départ des axiomes différents, auquel cas on ne tomberait pas d’accord. C’est le cas avec l’Éthique de Spinoza que je connais très bien, du moins le début. Je me suis rendu compte que je n’étais pas d’accord sur ce qu’il appelait axiomes, définitions et postulats. Mais toutes ses démonstrations sont impeccables. Je les ai vérifiées jusqu’à la preuve de l’existence de Dieu, preuve absolument indiscutable si l’on admet la définition de la substance.
J.M. Mais au niveau de la pure logique, même si vous vous apercevez que vous ne partagez pas les axiomes de votre interlocuteur, cela ne vous empêche pas, avec des axiomes différents de démontrer les mêmes théorèmes.
F.L.L. Oui ; au fond, mes axiomes, dans de nombreux cas, me sont donnés par ma sensibilité, et l’on peut arriver aux mêmes décisions avec des sensibilités différentes.
J.M. Alors, qu’est-ce qui compte le plus, dans une discussion : savoir si l’on partage le point de départ ou si l’on obtient un point d’arrivée commun ?
F.L.L. Mes axiomes de sensibilité sont uniquement des points de départ ; d’une certaine manière, je suis plus un homme de sensibilité qu’un homme d’intelligence. Par exemple, pourquoi ai-je agi pendant la guerre, faisant des actes de terrorisme contraires à ma sensibilité ? Ce n’est pas à cause de mon raisonnement, c’est ce que faisaient les personnes qui étaient dans le même camp que moi. Je prends parti pour des causes qui me sont chères, je suis dans une certaine coalition, mais à l’intérieur de laquelle je n’aperçois que je suis le seul de mon avis. Toujours. Comment expliquer à mes amis de la Résistance que je n’étais pas patriote ? Je ne le suis pas du tout. Je suis francophile, bien sûr, mais aussi germanophile ; je suis philosémite et palestinophile… alors…
Quelle que soit la cause pour laquelle je veux faire quelque chose, je me sens complètement à part de ceux dont je suis l’allié. Je n’en discute pas, je suis content d’être avec eux, ils sont contents de m’utiliser.
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