22. Roussel

Bien des années plus tard, à Strasbourg, je vois Locus Solus en devanture de la librairie Berger-Levrault. Je l’ai acheté et ça a été pour moi la très grande révélation. La grande révélation parce que c’était le grand décrochement, quelque chose de quantique, une discontinuité très grande. Je me suis aperçu que tous les écrivains que j’avais aimés avant étaient dépassés par Raymond Roussel. Cela ne voulait pas dire qu’il était plus grand ; mais il était extrêmement autre et j’aurais regretté de pas avoir ressenti ce choc. Il faudra que nous reparlions de ma théorie du choc, c’est-à-dire la nécessité de sortir de ses habitudes et de sa tradition et d’essayer des réactions qui ne réussiront peut-être pas mais qui sont indispensables, faute de quoi on n’aboutit jamais. C’est une théorie fondamentale pour moi et qui n’est possible que sur un fond de culture disparate.

J’ai donc lu Locus Solus, j’ai retrouvé des choses qui m’ont émerveillé, comme des sculptures faites avec des lambeaux pris dans des poires ou les rails en mou de veau – qui sont d’ailleurs très remarquables et qui préludent à la relativité. J’ai fini par acheter les autres livres de Roussel et j’ai retrouvé le même genre de choses dans Impressions d’Afrique. Ensuite j’ai eu une nouvelle révélation avec les Nouvelles Impressions, en vers celles-là, où j’ai découvert le procédé des parenthèses intérieures les unes aux autres, procédé que j’ai d’abord apprécié comme une jonglerie amusante et un peu comme un canular. J’ai mis des années à me rendre compte qu’il y a là un procédé littéraire fondamental. Viendra un jour où dès l’enfance tout le monde saura utiliser des doubles ou des triples parenthèses, et cela normalement, naturellement. Tel fut donc mon second contact avec l’œuvre de Roussel. C’est à cette époque, par exemple, que j’ai lu La Doublure, qui raconte le Carnaval de Nice. Je m’en suis d’ailleurs servi pour enseigner à ma fille [sic] des éléments de versification ; son professeur de littérature leur apprenait ce qu’est l’enjambement. J’ai donné à ma fille un exemple d’enjambement qui me paraît beaucoup plus fort que tout ce qu’on peut trouver dans Boileau ou ailleurs, et qui se trouve dans La Doublure. Roussel y décrit une loge d’artiste avec un soin extrême :

« Un peigne est moitié gros, moitié fin. Une dent manque du côté fin. »

D’abord, j’admire beaucoup qu’on puisse parler de ces choses-là dans la littérature. Il y a d’autres passages que j’ai sus par cœur, que j’ai récités quand j’étais à Dora à mon camarade à qui je parlais de la littérature française.

Quelques années passent, une bonne dizaine, et je deviens éditeur d’une revue d’échecs, j’achète une revue qui existait depuis quelques années, une très bonne revue, que j’aimais beaucoup, Les Cahiers de l’échiquier français. Son créateur et directeur que je connaissais, Gaston Legrin, avait décidé de vendre. À cette époque-là, j’avais les moyens d’acheter cette revue – il ne me l’a d’ailleurs pas vendue cher – et Legrin souhaitait que je donne une bonne allure à cette revue. Ce que j’ai fait. J’y écrivais une bonne moitié des articles sous des noms différents – je représentais un type de professionnel d’échecs qui n’existe qu’à très peu d’exemplaires, c’est le type disparate à l’intérieur des échecs.

Les joueurs ne s’intéressent pas aux problèmes et les compositeurs ne s’intéressent pas à la partie, ils jouent mal. Il y a quelques exemples, on pourrait les compter sur les dix doigts, dont moi, d’amateurs qui s’intéressent à la fois à la partie et aux problèmes – et à l’histoire, et à d’autres aspects.

J’étais donc assez bien indiqué pour m’occuper de cette revue. J’étais notamment en relation avec Tartakover qui était un très bon joueur de l’époque, qui s’est approché de la candidature aux championnats du monde, un type très intelligent, très cultivé, très sympathique, un peu bohème – comme beaucoup de joueurs d’échecs professionnels, qui sont un peu décrochés de la réalité et de la vie. S’ils sont célibataires, ça va bien, s’ils ont une femme et des enfants, ils les laissent un peu crever de faim. Ils jouent aux échecs. J’étais en très bons termes avec lui, je l’invitais souvent à déjeuner. Il m’a donné des articles pour les Cahiers de l’échiquier français.

Un jour, je trouve dans mon courrier une lettre qui me disait : « Monsieur, j’admire beaucoup les Cahiers de l’échiquier français et vos articles. J’aimerais savoir si vous ne jugez pas indigne de publier dans vos Cahiers un travail que j’ai fait sur une méthode de mat : roi, fou, cavalier contre roi. Je l’ai appelée la méthode de la cédille. Voulez-vous l’examiner et me dire si vous consentez à la publier ? » La lettre était signée Raymond Roussel, elle était pleine de modestie et de confusion et se terminait par une formule très humble. J’étais stupéfait. J’ai écrit immédiatement une lettre en lui disant : « Vous inversez nos rapports, c’est moi qui vous admire depuis très longtemps. Envoyez-moi, bien sûr, votre travail, je suis sûr qu’on pourra le publier. » J’aurais très ennuyé qu’il soit mauvais, mais je l’aurais publié quand même. Ceci dit, c’est un travail qui était bon.

En fait, il était déjà dépassé. Il y a une méthode un peu plus simple, un peu plus axiomatisée, un peu plus rationnelle, qu’on appelle la méthode des hypoténuses de D : on prend un coin de l’échiquier, on trace des diagonales parallèles qui déterminent des rectangles de plus en plus grands, on tâche de mettre le roi adverse dans l’un de ces rectangles, puis on le refoule jusqu’au coin. Mais enfin, la méthode de la cédille est presque aussi bonne. On l’a publiée, et Roussel en parle dans Comment j’ai écrit mes livres.

Un mot encore à propos de l’affiche de Raymond Roussel. Il y a une vingtaine d’années, je me suis demandé si on pouvait retrouver cette affiche et je l’ai recherchée à la Bibliothèque Nationale. On ne l’a pas retrouvée. On la confondait avec une autre affiche que l’on possède encore qu’il a faite pour une de ses pièces tirée des Impressions d’ Afrique. Au moment où j’ai eu une sympathie pour le mouvement Dada, j’ai rencontré des gens qui partageaient mon admiration pour Roussel, notamment Duchamp, qui est peut-être le plus roussélien du mouvement Dada. Sa Mariée mise à nue par les célibataires même aurait certainement plu à Roussel. Cette affiche, donc, est également en forme de quadrillage, ce qui peut tromper. Mais je suis sûr que l’autre existait, je n’aurais pas pu imaginer à ce degré-là. Lorsque Caradec a publié son bouquin sur Roussel, il est venu me voir pour me demander des souvenirs —bien que je n’aie jamais rencontré Roussel, j’ai seulement eu de la correspondance avec lui – je lui ai raconté l’histoire de l’affiche et il s’est trompé d’affiche.

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Locus Solus

Locus Solus est paru en 1914. Les années où FLL était à Strasbourg sont autour de 1920. La librairie Berger-Levrault existe toujours. MA

la relativité

J’aime bien que les rails en mou de veau préludent à la relativité. La littérature populaire de l’époque s’est elle aussi saisie de la relativité: on aurait pu la mentionner à propos de Gaston Leroux (utilisation de l’espace-temps dans Le mystère de la chambre jaune). MA

méthodes de mat

Le mat du fou et du cavalier est reproduit dans le volume de la collection L’imaginaire qui contient Comment j’ai écrit certains de mes livres. Roussel le date de 1932, et nomme le journal: L’échiquier, revue internationale d’échecs. Le commentaire de Tartakover est publié à la suite, il appelle bien le procédé “la cédille”, mais il n’y a pas de mention visible de FLL. MA

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