J.B. Votre mère vous a initié à la musique dès votre jeune âge ?
F.L.L. Ma mère est venue de Russie à Paris dans son enfance. Elle a vécu à Paris comme professeur de piano et de chant. Elle était l’accompagnatrice de la célèbre cantatrice Felia Litvinne, que les gens de mon âge et que les musicologues de n’importe quel âge connaissent. Felia Litvinne est l’une des grandes Walkyrie, Brunehilde, Isolde, de Wagner. Elle m’avait donné – je ne sais pas si la Gestapo me les a laissées – une photo de Wagner et une photo de Nicolas II dédicacées à Felia Litvinne. Elle était soliste du czar. Elle était ma marraine. Elle pouvait entrer dans les appartements du czar comme elle voulait, de nuit, de jour – en chantant autant que possible, ce qui était jugé une chose très importante par une partie de ma famille. Pas pour moi ni enfant, ni maintenant. Je pense qu’on avait vérifié qu’elle n’était pas nihiliste, ce qui aurait pu avoir quelques inconvénients… Elle est morte il y a une vingtaine d’années, bien après ma mère. Ma mère est morte en 1913 – j’avais douze ans.
Felia Litvinne nous invitait souvent pour les grandes vacances dans un château qu’elle louait à Poissy, quelque chose de magnifique, avec un parc etc. Ce n’était pas drôle du tout pour moi. Je ne m’ennuyais pas parce que je suis incapable de m’ennuyer mais ce n’était pas très drôle. Les chroniqueurs de l’époque qui étaient aussi mauvaises langues que maintenant l’appelaient la “Tour de mamelles” parce qu’elle avait le coffre qui lui permettait d’avoir cette voix merveilleuse. Je dois dire que je n’aime pas beaucoup le chant, surtout le chant d’opéra. C’est pour moi une des choses les plus ridicules de la civilisation occidentale. C’est tellement ridicule que je peux l’aimer quelquefois comme l’Almanach Vermot. C’est un peu la même chose pour moi. Autant j’aime la musique instrumentale, autant je déteste le chant d’opéra. Ce qui me déplaît, c’est de faire correspondre une syllabe et une note ou un accord. Il me semble que c’est tellement différent que l’enchaînement des notes ne peut pas coller avec l’enchaînement des syllabes. Je peux faire quelques exceptions dans deux cas : quelques chansons populaires, vraiment populaires, chantées par le peuple ; et puis, quelquefois des chansons faites pour être chantonnées par le peuple mais qui ne sont pas faites par lui.
Elles sont généralement très mauvaises mais de temps en temps il y a quelque chose de très profond, un cri dans lequel on reconnaît les tristesses sentimentales qu’on a eues. Dans ce cas, ce sont les mots qui me plaisent et pas du tout la musique qui les accompagne. Des chansons dans lesquelles la partie musicale me plairait, je n’en connais guère. Enfin, je n’aimais pas beaucoup la compagnie de Felia Litvinne.
J.B. Est-ce que vous pensez que cette disjonction entre l’enchaînement verbal et l’enchaînement musical est de la même nature dans toutes les langues ?
F.L.L. J’aime bien l’opéra chinois. On l’appelle aussi opéra, mais il n’y a rien de commun avec le ridicule opéra occidental. La prononciation en Chinois, ce que ses détracteurs appellent des miaulements, est pour moi au contraire l’expressivité même. Pour les opéras occidentaux, il n’y a pas un seul pays que j’aime mieux qu’un autre. Vous pensez peut-être à l’opéra italien ?…
J.M. A cette époque-là, l’opéra que vous entendiez dans le cercle familial, c’était surtout Wagner ?
F.L.L. Non, Felia Litvinne chantait aussi bien dans des opéras beaucoup plus ordinaires. Elle jouait Meyerbeer et Wagner, mais elle admettait que Wagner était très supérieur à Meyerbeer. C’était le génie.
Je me souviens encore d’un événement qui s’est passé à Poissy alors que j’avais à peu près huit ans. Mes lectures étaient très étendues depuis le moment où j’avais lu ce qu’il y avait dans le grenier de mes parents, et j’étais surtout un grand lecteur de magazines pour enfants. A cette époque-là, je lisais le Cricri et le Dimanche illustré et les Jeudis de la jeunesse.
Un jour, je vois chez le papetier de Poissy : « Lisez le nouvel illustré L’Epatant” et j’ai acheté le premier numéro des Pieds Nickelés. Ça ne m’a jamais plu. Ce qui m’intéressais dans L’Epatant, c’était le gentleman cambrioleur. Ni les westerns, ni les comics – les comics me semblaient d’un mauvais goût extraordinaire, mais les histoires de policiers, de brigands, les histoires romanesques, me plaisaient beaucoup.
J’ai d’ailleurs un peu commencé là ma formation pré-oulipienne : à force d’en lire beaucoup, je m’étais rendu compte qu’il y avait des recettes, ce que j’appellerais maintenant des structures. Par exemple, la première fois que j’ai vu une trappe j’ai été séduit par cette idée – un type s’avance vers un autre dans un bureau, il fait trois pas, la trappe s’ouvre sous ses pas et il tombe. Ensuite, j’ai retrouvé la trappe dans un autre roman et j’ai vu que c’était une structure à répétitions. J’en ai connu des variantes. Une fois que vous êtes tombé, la cave peut se remplir d’eau ou pas. Si elle se remplit d’eau, il peut y avoir différents moyens d’en sortir. Egalement, la première fois que j’ai vu un homme avec un masque. Je n’y avais jamais pensé. J’ai vu je ne sais combien de bandits masqués entre ma huitième et ma douzième année, des masques bleus, des masques verts, des masques d’or, etc. Là aussi, j’ai vu le parti qu’on pouvait en tirer, jusqu’au jour – beaucoup plus tard – où j’ai lu ce roman de Maurice Renard dans lequel le type se fait faire un masque qui ressemble à son visage, puis il en met un autre, se fait arracher le masque et on comprend que ce n’était pas lui – mais c’était lui, puisque c’était un masque sur un masque ! Ce sont des idées types qui me dirigeaient vers l’OULIPO.
Le jour où j’ai acheté le premier numéro de l’Epatant, ma marraine qui était majestueuse sort sur le perron et me dit : “Mon petit François, veux-tu que nous fassions un tour dans le parc ?” C’était une très, très grande grâce qu’elle me faisait. J’ai répondu, disant simplement ce que je pensais : “Non, marraine, je voudrais lire un illustré que je viens d’acheter.” C’était un drame de famille. Elle a été profondément vexée. Enfin, Wagner, le czar d’une part, et moi, d’un autre côté, qui la méprisais, qui n’en tenais pas compte. Elle en a parlé à ma mère qui était désolée, mais enfin, ma mère me préférait quand même malgré mes incartades. Il fallait quand même prendre des dispositions, voir ce qu’il fallait faire et on a décidé d’en parler à quelqu’un qui était mon parrain, en quelque sorte à cette époque-là, et qui était un pianiste aussi très connu. Il s’appelait Victor Gilles. Un grand spécialiste de Chopin. Il m’a mené du grand salon dans le petit salon et il m’a dit : “Mon petit François, est-ce que tu te rends compte que ta marraine est la soliste du czar, qu’elle est une grande cantatrice, etc. et voilà ce que tu lui as dit !” Je n’arrivais absolument pas à éprouver le moindre remords, mais j’avais déjà appris l’hypocrisie nécessaire aux adultes et finalement il m’a dit : “Bien, tu vas venir voir ta marraine, tout est passé, tu es pardonné.” Et j’ai été pardonné.
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Ma mère est venue de Russie à Paris dans son enfance.
Cf. la biographie de FLL ailleurs sur ce blog. AFG
La cantatrice Felia Litvinne est née en 1860 et morte en 1936 (quarante ans et non pas vingt ans avant ces entretiens). Elle est aussi l’auteur d’arrangements pour chant et piano, par exemple de l’étude opus 10 numéro 3 de Chopin, « Tristesse », dont il existe un enregistrement par son élève, Gemaine Lubin. Pour plus de détails sur Félia Litvinne, on peut consulter ce site. MA et MB
A propos de cet ouvrage de référence, compendium annuel depuis 1886 de l’art du calembour, et de l’interêt que lui portent, historiquement, les oulipiens, on consultera deux récits, recueuillis dans les Moments oulipiens (Castor Astral, 2004): de Marcel Bénabou, “Queneau, les Arabes et Toulouse-Lautrec”, de Jacques Roubaud “Le germe”. AFG
ce que j’appellerais maintenant des structures.
Voir le texte de FLL “Les structures du roman policier” dans La littérature potentielle [Folio, 1973]. AFG
Probablement Le Mystère du masque, paru en 1935. AFG
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