Après la guerre, je me suis dit : au lieu de chercher à étudier comment se succèdent les décimales de nombres transcendants, on pourrait peut-être chercher à étudier comment se succèdent les décimales de nombres moins mystérieux moins compliqués que sont les nombres algébriques. J’y avais déjà pensé un peu avant la guerre et à Dora, mais d’une façon qui manquait de solidité. Je ne parle pas des nombres algébriques rationnels, parce que leurs décimales se succèdent par période qui recommence perpétuellement, le problème est résolu, mais pour les nombres algébriques irrationnels, ça me paraissait intéressant.
Je m’étais dit qu’il faudrait peut-être étudier les décimales d’un nombre dont on ne sait pas s’il est transcendant ou algébrique ou même rationnel, c’est la constante d’Euler qu’on appelle le nombre c. On pourrait peut-être essayer de prendre au moins un million de décimales : s’il était rationnel, on pourrait s’en apercevoir par la statistique – sauf s’il a une période supérieure à un million. On n’en sait rien pour c . Les mathématiciens pensent en général qu’il est non seulement algébrique, mais transcendant. Mais c’est un sentiment qu’ils ont et un sentiment ne vaut pas cher dans ce domaine. C’est Chevalley qui a dit la chose qui m’a le plus éclairé sur la nature du nombre c : c’est que la difficulté qu’on a à dominer la question, à pénétrer dedans, c’est qu’il converge très lentement.
Cette lenteur de convergence est presque aussi embêtante que les séries divergentes de Borel. Ce n’est pas divergent, mais on ne peut pas espérer aller à la lenteur d’un escargot et en possibilité d’utilisation, mais je n’en étais pas très sûr, et, même maintenant, je dirais que ce n’est pas très utile.
« Pourquoi n’essayeriez-vous pas un nombre certainement irrationnel mais certainement non transcendant ? Le plus simple qu’on pourrait prendre serait racine de 2.» Il a noté la chose et a fait faire aux frais d’IBM les 100.000 premières décimales de racine de 2. Ça fait une petite brochure que j’ai chez moi. Ensuite, on a constitué une petite commission dans laquelle il y avait et des théoriciens des nombres et des probabilistes et statisticiens. Comme théoricien des nombres, on avait – on ne pouvait pas mieux – Pisot, comme statisticien, il y avait Morlat, aussi un très grand, Guillebeau, et les deux programmeurs qui avaient trouvé l’algorithme pour calculer racine de 2. Ils m’ont appris quelque chose : si j’avais eu à faire le programme, j’aurais extrait la racine carrée de 2 comme on apprend à l’école. Ils ont inventé une formule qui coûte moins cher – c’est ce qu’ils visaient – et qui est astucieuse. La commission s’est mise au travail et ça m’a beaucoup appris. Je me suis rendu compte que je manquais d’idées pour étudier cette question.
Qu’est-ce que j’aurais fait ? J’aurais compté la proportion des décimales. Évidemment, c’est déci-normal, chaque décimale apparaît exactement, à l’écart normal près. À part ça, j’aurais pris des couples, ou des triples, etc. Mais eux ont eu des tas d’idées, des écarts entre d’autres, etc. Finalement, après avoir assez bien travaillé, avec ordinateur, on s’est aperçu qu’on ne pouvait rien trouver. Aucune régularité apparente, tout se présentait de la manière la plus mystérieuse et la plus irrégulière possible. Un défi aux mathématiques – l’idéal pour le chercheur. De sorte que le problème n’est pas résolu.
Par la suite, Pisot m’a dit : « Vous avez eu tort de prendre racine de 2, vous auriez dû prendre racine de 5. » Je n’y avais pas pensé. J’avais pris le plus petit nombre entier, mais 5 – c’est d’ailleurs ce qui fait la vertu du nombre d’or – est le plus difficile à approcher dans les nombres algébriques. C’est, d’une certaine manière, le plus loin d’un nombre entier, tandis que les transcendants peuvent l’approcher, coller de près. Un nombre transcendant est presque un nombre entier. Une autre idée m’avait manqué.
Ce sont mes deux erreurs : on aurait pu le faire en binaire au lieu de le faire en décimal. Ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que, puisque ces 100.000 décimales de racine de 2 se comportent exactement comme des nombres tirés au hasard – et de même pour les autres nombres algébriques, ce n’est pas la peine de le vérifier –, ils pourraient être pris comme des nombres au hasard, et on en a besoin dans l’industrie.
Quand on fait de la mécanique de précision, quand on fait des roulements à billes, quand on fait le projet d’un barrage, on a besoin de nombres au hasard. Il y a donc une utilisation possible. J’ai demandé qu’on fasse une étude et on l’a faite, du prix d’une décimale de racine de 2, de racine de 5 ou de racine de 3 etc., comparé au prix d’une décimale de nombres au hasard. À partir du moment où les ordinateurs permettent d’avoir des décimales moins chères que par les procédés de hasard, ça a des applications immenses, dans tous les domaines.
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La constante d’Euler, c’est la limite de
(1+1/2+1/3+…+1/n)-log(n)
quand n tend vers l’infini. On tend vers cette limite très lentement (comme dit FLL que disait Chevalley).
La constante vaut à peu près 0,577, mais on ne sait même pas (on ne sait toujours pas) si c’est un nombre irrationnel — ce que l’on conjecture — et a fortiori si c’est un nombre transcendant. MA
Sur racine de 2, signalons
– l’autoportrait de racine de 2, que l’on trouve dans C’est un métier d’homme, livre collectif de l’Oulipo, paru en 2010 chez Mille-et-une-nuits, mais aussi ici,
– Rationnel mon Q, de Ludmila Duchêne et Agnès Leblanc, paru en 2010 aux éditions Hermann,
et le fait qu’on ne sait toujours pas grand chose sur la répartition des décimales de racine de 2. MA
Ce doit être ici racine de 5, mais l’argument est fort peu convaincant. OS
En effet (racine de 2, racine de 5 et le nombre d’or partagent pas mal de propriétés, étant tous trois solutions d’équations du second degré). La différence entre racine de 5 (divisé par 2) et le nombre d’or est un nombre rationnel. MA
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