Je reviens à Fauré et à la note que j’ai oubliée. Après un certain temps après la mort de ma mère – il fallait vraiment que je purge le traumatisme que j’en avais éprouvé – j’ai écouté énormément de musique et c’est petit à petit que je me suis ouvert aux diverses musiques. Ce que j’ai trouvé dans la musique sont des choses très différentes. L’impression la plus forte, le message le meilleur que la musique me laisse le plus souvent, c’est à mon côté affectif et sentimental. Pour moi, c’est certainement le plus important. Le côté intellectuel – qui n’est pas négligeable – vient après ; le côté sensoriel vient aussi, mais pour moi, le sommet de la musique, ce sont les sentiments. Tous les quatuors de Beethoven que je connaissais par coeur et que je me proposais d’expliquer à un ami quand j’étais en déportation, le quintette pour deux violoncelles de Schubert qui est pour moi un sommet extraordinaire de la musique – le deuxième mouvement – (j’écarte naturellement La Truite qui ne vaut pas cher) ; et puis… Alban Berg par exemple, que je trouve très supérieur à Schönberg. Donc, avec la musique, j’ai d’abord des satisfactions affectives très, très profondes. Un opium ou un LSD ; puis, les satisfactions intellectuelles ne sont pas à négliger, surtout qu’elles ne se gênent pas. Par exemple dans Bach j’ai l’un et l’autre en même temps. J’ai découvert les satisfactions sensorielles plus tard et de deux manières : d’abord, le goût des timbres dont je n’avais pas bien conscience. Finalement, ça me chatouille l’oreille, ça me fait du bien, c’est physique ; et puis, lorsque j’ai rencontré le jazz, la percussion. Là, j’ai des plaisirs physiques, moins grands que mes plaisirs affectifs mais très grands aussi.
J’ai eu aussi toujours des rapports avec des musiciens, des compositeurs ou des exécutants. J’ai fait la connaissance à ses débuts d’un chef d’orchestre maintenant bien connu, Kuentz. Je ne dirai pas que j’ai contribué à le lancer, mais il était complètement inconnu, il n’avait pas encore épousé son Premier violon – une charmante jeune femme – et j’ai été un des premiers à venir l’applaudir avec ma femme qui était très emballée. Nous avions quelquefois des conversations, il est venu dans ce jardin, et il m’avait offert de suivre ses répétitions. Un jour, je lui ai demandé – et il a accepté très gentiment – : “Je souhaiterais pouvoir faire répéter un silence.” J’avais ma théorie du silence, qui n’a rien d’original, mais enfin, je ne l’ai pas vue écrite partout: le silence s’explique par ce qui le précède, par ce qu’il occupe et par ce qu’il annonce.
C’est assez banal. Je lui ai parlé du plus beau silence, à mon sens, qu’il y avait dans la musique. Je l’avais trouvé dans le concerto [pour] quatre pianos de Bach, deuxième mouvement. Il m’a offert de venir faire répéter ce silence par son orchestre, et a recommencé trois ou quatre fois, sur mes indications, jusqu’à ce que j’aie le silence que je voulais. Il est probable qu’il y avait un effet placebo dans mon silence, mais pas uniquement tout de même.
J.M. J’aimerais que vous nous disiez, d’une façon générale, ce que ça veut dire que parler de la musique, comment peut-on parler de la musique ? Est-ce que ça a un sens et lequel ?
F.L.L. Ça a très peu de sens, et c’est pourquoi je ne désire pas tellement en parler, je vous en dirai quelque chose, mais vous dire l’essentiel de ce qu’il y a dedans… c’est comme de parler des couleurs à un aveugle ! On peut très bien parler de la structure, de l’architecture de la musique, ça, c’est très possible. Ça peut aider à comprendre un peu mieux comment cela pénètre, mais comment parler de la joie ? Je comparais cela à du LSD, c’est cela. Ce sont surtout les derniers quatuors de Beethoven qui me font une grande impression quoique l’andante du septième et l’andante du huitième sont aussi absolument extraordinaires. Mais, il y a des passages qui ne sont pas communicables. Dans le onzième, le plus court, il y a un petit scherzo et dans ce scherzo, un trio : je suis incapable de vous communiquer ce qui vient en moi à ce moment-là, je sens un mouvement, quelque chose de rapide; qui me touche profondément. Je me sens vraiment incapable de le décrire. Proust a peut-être un peu mieux décrit ce qu’il ressent en musique, mais encore il passe très à côté de la question, j’en suis sûr. C’est incommunicable pour l’essentiel.
J.M. Vous nous avez parlé du moment où vous avez parlé de ces quatuors à un ami en déportation…
F.L.L. Je voulais lui en parler, je lui avais dit : “Je t’en parlerai.” Mais je me suis arrêté avant la musique. Je lui ai parlé, et c’est beaucoup plus facile, de toute la peinture. Je me proposais de lui parler de la musique, mais, qu’est-ce que je lui aurais dit ? J’aurais jeté des cris de joie, je lui aurais dit :
“Tu sais, dans le treizième quatuor, la cavatine, c’est quelque chose d’absolument extraordinaire, avec ses passages syncopés dans lesquels on retrouve la respiration d’un petit garçon ou d’une petite fille qui a beaucoup pleuré, qui se calme, et, après qu’il est calmé qui a encore des halètements.”
C’est ça que je retrouvais dans la cavatine. Pourquoi de retrouver ça me fait tellement d’impression alors que j’ai dû avoir, quand j’étais un gosse, dans la même journée dix crises de pleurs et dix crises de joie ? Par exemple, dans le douzième quatuor, l’allegretto, et dans l’allegretto qui est un thème avec variations, la cinquième variation est quelque chose d’absolument extraordinaire ! Je n’ai que des adjectifs pour cela, alors que pour moi, la littérature avec adjectifs ne vaut rien, ce sont les substantifs qui valent.
J.M. Dans Le Neveu de Rameau il y a de longs passages dans lesquels le neveu de Rameau mime la musique, il la vit d’une façon tout à fait corporelle.
F.L.L. Je pourrais vivre d’une manière tout à fait corporelle du jazz. Il n’y a pas de doute, c’est physique, c’est un corps qui se fait entendre par un autre corps. Ça ne vaut pas pour moi la très grande musique, mais je défends beaucoup le jazz, ça me parait quelque chose de très important. Ce qui m’intéresserait le moins dans toute la gamme de toutes les musiques de tous les temps de tous les pays, ce serait peut-être la musique pop, mais je la défends toujours en public parce que ce sont les jeunes qui l’adoptent. Elle ne me déplaît pas mais elle ne m’apporte pas grand chose, c’est un peu pour moi de l’eau tiède. Il y a une musique qui me déplaît, je le disais tout à l’heure, c’est la musique d’opéra qui me parait en général profondément ridicule. Mais mimer ce que je trouve dans Bach…. oui, il y a un certain rythme, en entendant le prélude et fugue en ré, il n’y a pas de doute, c’est mon corps qui participe… mais je ne saurais pas le mimer! Je n’ai pas les dons du neveu de Rameau ! Malgré tout, ce qui me fait la plus grande impression, ce qui peut vraiment me faire oublier que je suis vivant, que je suis dans une pièce, c’est quand même la musique de chambre et la musique de quelques instruments. Il n’y a pas que les quatuors de Beethoven, bien sûr. Par exemple, dans Bach, la Passacaglia est quelque chose d’absolument extraordinaire. La musique compte pour moi à partir du moment où elle devient une drogue, où elle est mon opium. Mais, mimer un opium, je ne m’en sens pas très capable.
J.B. Nous sommes très proches du scenario que vous décriviez où des formes abstraites viendraient illustrer des sentiments, des états d’âme : autant on imagine bien ce processus, autant il me parait difficile de trouver un système d’équivalence pour la musique.
F.L.L. Il n’y a pas de doute. Je ne dirais pas que c’est impossible, mais s’il y a une correspondance, on ne l’a pas trouvée et tout ce qu’on nous offre me parait un peu naïf. Bon, un très grand poète comme Rimbaud a fait un sonnet qui n’ajoute rien à sa gloire, à côté du Bateau Ivre, le sonnet des correspondances n’est pas grand chose.
J.B. Dans les deux cas, vous avez fait allusion à la drogue, à propos du cinéma et de la musique.
F.L.L. Oui, mais quand je fais allusion à la drogue, je ne parle pas d’une expérience personnelle de drogue, je compare à l’idée qu’on se donne en littérature de la drogue, mais qui ne va pas très loin. Ma seule expérience de drogue vraiment peu importante, c’était de la psylocibine il y a quelques années, sous surveillance du docteur Delay, et je me suis aperçu que c’était extrêmement pauvre, au contraire.
J.M. Vous utilisez l’expérience de la drogue d’une façon métaphorique, comme impression littéraire, mais un certain nombre d’entre elles sont connues pour mettre en jeu un système de correspondances qui est, je crois, très subjectif et personnel.
F.L.L. Oui, mais je ne crois pas qu’on puisse aller loin avec ces correspondances. Je ne crois pas que je puisse rendre par des couleurs ce que me donne de la musique. Mieux, peut-être justement dans mon exemple de cinéma, des impressions et des états d’âme. Tâcher de traduire les impressions et les états d’âme par des couleurs, des formes, etc., c’est difficile, mais c’est peut-être possible ; mais descendre de la musique à un état d’âme et remonter de cet état d’âme, c’est une double difficulté. Pour moi. Je n’essaierai pas de le rendre.
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L’ami de Dora dont il est question ici est sans doute Jean Gaillard, un jeune homme qui y est mort et dont François Le Lionnais parle dans La Peinture à Dora. MA
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