56. La peinture, tableaux

Outre le plaisir que je peux avoir à regarder des tableaux, il peut y avoir un intérêt intellectuel, que je trouve surtout dans des tableaux italiens qui sont plus intellectuels que les Flamands ou les Hollandais. Je trouve, par exemple, un intérêt dans des tableaux jugés médiocres. Par exemple, Pérugin, qui est un peintre que l’on tient généralement – et qui l’est à mon avis – pour médiocre. Pérugin est l’auteur d’un tas de tableaux, comme celui-ci, très Saint-Sulpice : une très grande banalité, un très grand conventionnalisme, une Vierge pin-up mais d’une grande chasteté, bien sûr. C’est l’épicerie de la peinture. J’ai trouvé une particularité dans Pérugin : si vous enlevez les parties en plein et si vous regardez les creux, vous vous apercevez que ces creux forment des figures intéressantes ; des intervalles entre des bras et des corps. Vous pouvez prendre des tableaux d’autres peintres, vous ne trouverez cela que très exceptionnellement, alors que c’est très fréquent chez Pérugin – vous en trouverez un peu dans Raphaël qui en a hérité. D’autre part, si vous observez les formes et les couleurs, vous trouverez une symétrie par retournement et une symétrie par glissement. Presque tous les tableaux de Pérugin sont faits de cette manière, quelques-uns chez Raphaël. Pérugin voulait-il faire cela, je n’en sais rien, mais s’il avait voulu le faire, garder des creux qui aient une valeur – chose que l’on trouve aussi dans l’architecture romane – en fichant en l’air la Vierge, les anges, les Saints, on arrive à un tableau bien comme cela, un tableau abstrait où les vides, les pleins, les contours sont intéressants.

J’ai trouvé cela chez Magnelli. J’ai pris une reproduction d’un de ses tableaux et j’ai découpé tous les morceaux qu’on pouvait en faire, je les ai posés sur la table, aucun ne voulait rien dire et aucun n’était inintéressant. Autrement dit, des peintres figuratifs ont dû se sentir gênés par la figuration et auraient été abstraits dans une autre époque.

BANDE V. face 1

Le tableau avec lequel j’ai le plus vécu et qui m’a fait la plus profonde impression est la Tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosch qui est à Lisbonne. Je n’ai pas passé avec ce tableau autant de temps que j’ai pu passer avec certains tableaux du Louvre, de la National Gallery ou du Prado où j’allais souvent. Je ne suis allé qu’une fois à Lisbonne et j’ai passé une vingtaine d’heures avec ce tableau. Avec ce tableau, je me suis trouvé en face d’une conception de la peinture qui était disparate à la manière dont j’aime ce mot : le disparate dominé, organisé et utilisé. Je n’ai vu ce tableau qu’une vingtaine d’heures mais je suis procuré de bonnes reproductions, ce qui me permet de confirmer qu’il arrive qu’une bonne reproduction de peinture apporte presque autant que l’original.

J.B. Pourquoi les reproductions sont-elles en général si mauvaises ?

F.L.L. Pour des raisons d’économie. La couleur coûte très cher. Il y a en outre souvent des préoccupations commerciales qui font que même si un éditeur peut donner la vraie couleur il ne le fait pas, il exagère : un peu plus rouge, un peu plus bleu, ça se vend mieux. On n’y perd peut-être pas beaucoup parce que, de toute façon, les couleurs ont changé – sauf s’il s’agit d’un tableau récent. Pas un seul des tableaux du Louvre n’a ses couleurs d’origine.

Les fameux jaunes de Van Gogh si éclatants ne valent plus rien, ils sont gris, ils auraient fait horreur à Van Gogh. Il y a des tableaux dont les couleurs ont peu changé, c’est vrai, ça dépend des techniques et des couleurs employées. Les pigments de la peinture à l’huile finissent par disparaître, par s’oxyder, pas se sulfurer. Les meilleures sont les peintures à l’œuf des primitifs italiens – Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico doit avoir à peu près gardé sa fraîcheur.

Ceci dit, il n’y a pas que les couleurs, il y a aussi les formes et elles sont conservées par la photographie et finalement, de bonnes reproductions permettent de jouir d’un tableau pendant longtemps quand on l’a vu, regardé, qu’on l’a rentré à l’intérieur de sa rétine et imprimé dans le cortex. J’ai chez moi des reproductions de la Tentation de Saint-Antoine et ça me suffit pour renouveler ma joie. Il y a dans ce tableau une extraordinaire variété et les aspects de cette variété ont [un] caractère complémentaire et organique. Il y a par exemple un tout petit morceau de forêt en pleine nuit et, tout à côté, un morceau de paysage en plein jour : ce que Magritte a retrouvé beaucoup plus tard en mettant du soleil et un réverbère. Il n’y a pas là une recherche de surréalisme, mais une conception de la vie, de la culture, de la manière de mener sa pensée. Pour moi, ça ressemble beaucoup à la Mariée mise à nu, et je l’avais dit à Duchamp et il en avait été très content. C’est, naturellement, plus figuratif que la Mariée mise à nu ou que le Grand Verre mais finalement c’est un peu le même principe, un certain disparate, la même conception de la structure de la personnalité.

Malgré la très grande différence qu’il y a entre Jérôme Bosch, Duchamp et moi, c’est un point que nous avons en commun.

D’autres tableaux ont joué un grand rôle, finalement, surtout les musées belges et hollandais. J’ai passé des heures avec le polyptyque de [??? mot absent] avec une jumelle pour en regarder chaque millimètre. J’ai passé dans certains passages de ce tableau à peu près le même genre de vie que dans mon petit jardin ou que sur une colline où j’allais quelquefois quand je m’occupais des forges d’Acquigny, bien isolée, où j’avais ce que j’appelais une chambre d’herbe.

Les herbes et le jardin jouent un grand rôle pour moi, c’est mon côté rousseauiste – je n’aime pas tellement la philosophie de Rousseau, mais j’ai les mêmes sensations que lui.

Pour ces sortes de choses. Il y a au Louvre un petit tableau genre Jérôme Bosch, où il y a quatre ou cinq personnages sur le devant, genre cour des miracles, des gueux, une critique sociale et politique de l’occupation de la Belgique par l’Espagne et le Duc d’Albe. Cet aspect sociologique ne m’intéresse pas beaucoup, mais derrière les personnages il y a une petite cour et de l’herbe. C’est le printemps qui commence, on pourrait presque dire l’heure et le jour.

Un autre peintre m’a beaucoup impressionné, je veux dire, avec qui j’ai des atones crochus, c’est Lucas de Leyden. Au Louvre, il y a de lui un tableau extraordinaire, La fuite de Sodome. À l’arrière-plan, on voit une sorte d’Hiroshima avec des gens qui s’enfuient ; au premier plan, la femme de Loth est figée dans son retournement en statue de sel. Tout cela est peint dans une sorte d’hyperréalisme très saisissant.

Je me souviens d’une salle du musée Guimet où étaient exposés uniquement des bouddhas qui sourient. Je connaissais chacun de ces sourires ; j’ai d’ailleurs souhaité pendant un temps faire une exposition de sourires. Il y a des sourires célèbres, dont celui du chat de Lewis Caroll, mais je pensais surtout à ceux qui sont la marque d’un style : les sourires khmères, les sourires saïtes, les sourires de certaines civilisations précolombiennes. Le rapprochement de tous les sourires d’un même type est quelque chose d’extraordinaire, plus beau peut-être que le sourire de Reims.

Une autre exposition qui m’avait impressionné, c’est l’exposition de masques qui avait été réalisée au musée Guimet il y a une dizaine d’années. On y voyait des masques africains, polynésiens, esquimaux et même des masques de carnaval. Avec Lévi-Strauss, qui en a fait la préface, j’étais celui qui connaissais le mieux cette exposition. Le masque, au fond, révèle souvent beaucoup plus que la figure.

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à Lisbonne

La rue dans laquelle se trouve le musée dans lequel se trouve la Tentation de Saint-Antoine qui est à Lisbonne est une rue de Lisbonne qui s’appelle la rua das Janelas verdes (une rue dans laquelle presque toutes les fenêtres sont vertes) et le musée de Lisbonne qui se trouve dans la rua das Janelas verdes s’appelle le Museu Nacional de Arte Antiga, et ce musée d’art ancien mérite vraiment une visite. Ne serait-ce qu’à cause de ce tableau. MA

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