Si je pense à mon action violente, comme celle de la Résistance, ou à mon action industrielle, j’ai l’impression d’avoir été fait autant pour l’action que pour la réflexion et la pensée. Ma réflexion aboutit à l’action. Je crois même que je surprends un peu certaines personnes. Je réfléchis et j’entre dans l’action où j’avance comme un obus. Je crois que j’ai toujours été comme ça et je ne crois pas changer beaucoup là-dessus. C’est curieux, d’ailleurs, pour quelqu’un de très mobile comme moi.
J.M. Avant de faire sauter les transformateurs, est-ce que vous avez rencontré la violence, physique éventuellement, mais pas nécessairement.
F.L.L. Pas très souvent, mais j’ai rencontré des attitudes très déplaisantes. Par exemple, lorsque j’ai pris les Forges d’Acquigny.
J’ai pris une affaire qui était en déconfiture complète. J’y avais été appelé par un ami, un gentil garçon, un ingénieur. Nous nous étions connus au matériel téléphonique. Il avait été appelé à la direction de ces Forges d’Acquigny, en lui jouant un tour pas très honnête. Dès qu’il est arrivé là, il m’a appelé et m’a pris pour second. Puis, il a eu un drame dans sa vie : il n’était pas marié depuis un an que sa femme est morte. Il est parti et j’ai pris l’intérim.
Il se trouve que dans ce domaine, j’étais beaucoup plus fort que lui. C’était un garçon très bien, mais il ne savait pas se débrouiller avec les faillites, les créanciers, les types de mauvaise foi, etc.. Il n’était pas du tout armé pour cela. Moi non plus, d’ailleurs. Je ne connaissais pas la différence entre un chèque et une traite. Deux semaines après, je la connaissais. Je me suis trouvé affronté à des situations très désagréables. J’ai très bien résolu ce problème. Je suis allé voir les créanciers et j’ai fait face à toutes les difficultés. C’était tout de même assez éprouvant. Je devais avoir vingt-six ou vingt-sept ans. Je manquais complètement de formation pratique, il me fallait rencontrer des requins en affaires, des administrateurs véreux et très forts, des hommes de quarante et cinquante ans ou plus, des avocats aux procédés répugnants, etc. C’était beaucoup moins difficile que les rapports avec la Gestapo, bien entendu, mais je crois que beaucoup de jeunes se seraient écroulés et auraient été possédés. Mais, j’ai pris vraiment la chose comme il fallait. J’ai lancé, je crois, sept procès. Je donnais l’essentiel des plaidoiries à mes avocats. Je suis allé devant tous les tribunaux : le correctionnel, les prud’hommes, le tribunal de commerce. J’avais je ne sais combien de procès en cours, que j’ai, pour la plupart, gagnés.
Je crois que les Forges d’Acquigny devaient à ce moment-là aux créanciers, sept millions. Sept millions en 1927, c’est une grosse somme. Tous ces créanciers étaient habitués à des luttes et ils avaient en face d’eux un jeune homme qui était beaucoup plus formé à Bach ou à la poésie anglaise.
Je les ai mis devant les réalités, en leur disant: “C’est bien simple, vous avez tout perdu, il est impossible de s’en tirer sans remettre de l’argent dans cette affaire. Je ne vous le demande pas, parce qu’on le perdra peut-être encore.” Ils se sont concertés et m’ont dit : “Dites-nous ce qu’il faut ajouter.” “Cinq millions.” Ça faisait douze, ce qui était beaucoup. “Mais, attention, aucune garantie que je réussirai. Si vous me faites confiance, je marche.” Je me suis fait donner, non seulement un salaire, mais toutes les actions de l’entreprise, car ils avaient acheté pour cinquante centimes des actions qui valaient quelques centaines de francs. Ils les avaient achetées aux bandits qu’ils poursuivaient, qui, pour être un peu tranquilles, les leur avaient données.
Sans la grande crise américaine, je serais actuellement à la tête d’une forge – je ne sais pas si j’en serais très content. J’avais déjà une formation disparate, ce qui m’a permis de faire face à tout. J’ai appris des tas de trucs touchant la juridiction, la justice, les finances, et toutes les techniques. J’ai refait des massifs de forge en béton après avoir passé quinze jours chez Poliet et Chausson pour apprendre à faire du béton et du béton armé ; j’ai appris comment fonctionnaient des roues hydrauliques et je les ai refaites complètement ; j’ai acheté un semi-diesel, puis un diesel en pièces détachées – naturellement, j’avais un contremaître et des ouvriers qui connaissaient tout cela mieux que moi. En même temps, je ressuscitais le commercial. Je me suis heurté à des gens durs et méchants, et ça ne me faisait absolument pas peur.
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Acquigny se trouve dans l’Eure, sur la route de Louviers. Sur cette photo ancienne, FLL est au milieu. On notera la différence de vêture entre ouvriers et patron. MA & AFG
Fondée en 1901, et installée à Chelles-Gournay/Marne, cette entreprise (aujourd’hui propriété de Saint Gobain) a developpé son activité dans les matériaux de construction. D’abord la production de chaux, puis les ciments (près de 2 millions de tonnes en 1929, un niveau qu’elle ne retrouvera pas avant les années 50). Les besoins de reconstruction après la Grande Guerre, l’usage, qui se répand alors, du béton dans la construction assureront son essor jusqu’à la crise des années 30.
15 jours pour apprendre à faire du béton armé (Liants, granulats, adjuvants, abaques, dosage, malaxage, coffrage, ferraillage, coulage, talochage, cure et décoffrage), c’est beaucoup, il me semble. AFG
un semi-diesel, puis un diesel
Sur cette photo des Forges d’Acquigny, on reconnait le semi-diesel bi-cylindre à boule chaude dont parle FLL. Il s’agit d’un moteur Winterthur (firme suisse, productrice aussi de locomotives -je me souviens des locos SML Winterthur). Le semi-diesel, inventé par Herbert Akroyd Stuart à la fin du XIXème siècle utilise le même type de carburant (gazole, fuel lourd) que le diesel. Pour tous les détails techniques, voir l’excellent article de Wikipedia ou encore, René Bardin, Les moteurs à combustion diesel et semi-diesel [Librairie générale des sciences Deforges Girardot & Cie, 1929]. AFG
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