Ceux qui me connaissent, avec qui je parle d’une manière libre, constatent ma propension au parenthésage, et constatent surtout que ce n’est pas de ma part un tic, mais que c’est une forme de la disposition des pensées les unes par rapport aux autres qui me permet plus de richesse et de mieux atteindre mes buts. Dans ce que j’écris, j’utilise le parenthésage avec modération, cela par égard pour mes lecteurs. Je pense qu’il faudrait introduire la coutume et la technique du parenthésage dès l’école, et dès l’école des petits âges. Après avoir appris à lire, écrire et compter, apprendre assez vite à parenthéser. L’explication de la technique du parenthésage devrait venir à peu près au moment où on fait de l’analyse logique. Tant qu’il n’y a pas cette formation, je n’abuse pas de la patience de mes lecteurs qui penseraient que c’est une volonté de me singulariser, alors que c’est ma manière d’être tout à fait naturelle. J’en use donc beaucoup moins que je ne le voudrais – quand j’écris des lettres à des amis, j’ai beaucoup plus de parenthèses, elles viennent naturellement.
Ceci m’amène à parler de ce que j’appelle l’usage intelligent, non acrobatique, des parenthèses. Le seul cas que je connaisse où il y a eu un parenthésage poussé très loin, c’est le cas de Roussel, des Nouvelles impressions d’Afrique. Il y a des doubles, triples et quadruples parenthèses qui, finalement s’étalent sur tout un livre. Il y a d’autres formes de parenthésage, par exemple, les livres qui ont des notes de bas de page, avec des parenthèses dans les notes, c’est un double parenthésage. Mais ça ne va pas très loin. Il y a autre chose que la parenthèse proprement dite, ce sont les romans à tiroirs. Le roi dans ce genre en France, c’est Frédéric Soulié avec Confessions générales et Les mémoires du diable où il y a des récits dans des récits, dans des récits, où apparaît quelqu’un qui écrit une lettre et qui raconte que Amandine a rencontré Philippe qui lui a dit…
J.B. : Est-ce qu’on atteint au degré de complexité des Mille et une nuits ?
F.L.L. : Je crois, oui. Ce n’est pas l’usage acrobatique de Roussel qui cherche à nous faire perdre les pédales, il sait très bien qu’on ne pourra pas se souvenir du début de la parenthèse quand elle commence vingt pages plus haut ; ce n’est pas non plus l’usage agréable, celui des tiroirs. L’usage non acrobatique est celui qui permettrait à une pensée de rester vivante à l’intérieur d’un discours et d’apporter une richesse qui ne vous désarçonne pas parce qu’elle est bien organisée. Autrement dit, que va-t-on mettre à l’intérieur des parenthèses ? Quand je parle, mes parenthèses ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être, je me laisse parler. Dans quelque chose d’écrit, je crois qu’une disposition qui préméditerait le contenu des parenthèses les unes par rapport aux outres, une cascade ou un arbre suivant les cas qui prévoirait qu’au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans la parenthèse, on s’enfonce ou bien vers quelque chose de plus abstrait, ou de plus concret. Du moment qu’il y a un ordre, cet usage du parenthésage ferait passer la quantité du discours beaucoup mieux que même en mettant des phrases séparées. C’est une idée que je voudrais défendre. Il faut déterminer le principe qui gouverne l’ordre pour le discours que l’on veut faire. Ce principe peut changer. Je disais tout à l’heure, aller de l’abstrait vers le concret ou du concret vers l’abstrait, mais ça peut être autre chose, aller, par exemple, de ce qui est plus émouvant vers ce qui l’est moins ou vers plus de documentation ou moins. Dans ce livre, la parenthèse sera utilisée pour la défense du disparate on ne fera pas de parenthèses pour le plaisir.
Je ne suis pas sûr d’avoir entièrement raison, mais presque. C’est au fond la manière de travailler d’un scientifique : c’est une hypothèse de travail. Si on tente l’hypothèse, l’avenir dira si j’ai raison et on verra bien s’il faut l’abandonner ou pas. Je ne vois pas pourquoi l’introduction du parenthésage dans l’enseignement n’apporterait pas à tous les mêmes bénéfices que cela m’a apporté dans les rapports que j’ai eus avec quelques amis – je n’ai pu pousser ma propension à la parenthèse qu’avec des amis.
Et puis, le principe du parenthésage n’existe pas seulement dans le langage écrit ou parlé, il existe aussi en peinture, en musique – toute la construction d’une sonate est faite sur des parenthèses ; le trio d’un menuet est une parenthèse ouverte entre le premier et le troisième tiers du menuet. En peinture, les prédelles des primitifs sont des notes de bas de page ; les phylactères qui s’échappent des bouches des anges ou de la sainte Vierge sont des parenthèses.
J.B. : Dans ce cas, les parenthèses sont dans un espace à deux dimensions.
F.L.L. : En effet, et la pensée écrite peut être dans un espace à beaucoup de dimensions. Au fond, la double parenthèse est surtout valable quand elle introduit une dimension de plus.
Il y a des critères de parenthésage qui sont d’introduire de la parenthèse quand on a besoin d’une dimension de plus, quand on a besoin de s’échapper d’un plan, puis d’y revenir et de continuer le chemin. Il n’y a que dans notre espace physique qu’il n’y a que trois dimensions ; nous avons des pluri-dimensions dans tous les domaines.
Il y a la parenthèse dans l’action et la parenthèse dans la vie. Ce n’est pas une image littéraire, je fais des parenthèses dans mes journées, de vraies parenthèses. Elles sont efficaces si ce qui est à l’intérieur de la parenthèse est en rapport avec les actions qui précèdent et qui suivent.
Ce n’est pas une interruption, mais un enrichissement de mon action (donner des exemples).
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