Dans les livres que je n’ai pas écrits, il y en a un que je ne vous ai pas signalé, une anthologie de la fatrasie – il faudrait trouver un terme pour “fatrasie” de la même façon que nous avons trouvé un terme pour ma propre tendance qui est le disparate. Je prends le mot fatrasie au sens où il existait au Moyen Âge et à la Renaissance. J’ai constitué une petite collection, pas très grande, une vingtaine de poèmes, qui m’enchantait. D’ailleurs, ça pose un problème, la fatrasie pour moi-même : c’est l’autre versant du disparate. Il y a le disparate dominé qui doit aboutir à une augmentation d’efficacité et à un enrichissement. Et puis, il y a le disparate-plaisir, le plaisir de se vautrer dans le disparate. On pourrait l’appeler l’hétéroclite, par exemple. C’est du disparate pour épicurien, pour dilettante, pour amateur – ce n’est pas pour moi le plus important, mais pas le moins important non plus. La fatrasie peut faire partie du bon disparate hétéroclite, la jouissance, l’éparpillement.
On pourrait refaire assez facilement cette petite collection de poèmes de la littérature française du Moyen Âge et de la Renaissance, mais il y a aussi des fatrasies dans d’autres pays. Mes tendances me poussent à internationaliser tout ce que je touche – la littérature française n’est pas tout pour moi, la pensée française, ce n’est pas tout – il y a des fatrasies allemandes, par exemple – plutôt nordiques, je crois.
J’aurais complété cette anthologie qui est plutôt universitaire, par des fatrasies modernes, comme les charges d’atelier, par exemple, et puis, des non-sense… enfin, petit à petit, je me serais écarté de la véritable fatrasie. Quoi qu’il n’y ait pas de véritable fatrasie, elles ont toutes, qu’elles le veuillent ou non un certain sens général. C’est des années après en avoir pris conscience que je me suis rendu compte qu’il est impossible de faire de la fatrasie absolue, on ne peut pas ne pas délivrer un message qui soit commun à tout le poème.
C’est ce que je crois avoir montré – d’une autre manière – avec mon sonnet sans verbe, substantif, adjectif, sorte de fatrasie de mots, où il y a, là aussi, et un sens, et une émotion. Je voulais étudier, en quelque sorte, la température de ce que j’appelle d’une manière générale “fatrasies”, depuis les fatrasies classiques jusqu’au non-sense qui, lui, a vraiment quelque chose à dire. Il n’y a pas simplement le plaisir de l’hétéroclite dans le non-sense, il y a une critique, une critique psychologique, sociale, etc.
Roussel, ce n’est pas seulement le plaisir de l’hétéroclite, mais il y a de cela, certainement.
J’ai eu longtemps l’ambition de faire de vraies fatrasies, telles qu’elles pouvaient me plaire, et j’en ai commencé deux. Je les ai jetées, elles font partie des poèmes que je ne vous donnerai pas, mais je peux en dire quelques mots quand même – c’est peut-être le seul cas où je regrette d’avoir jeté. Je les ai jetées parce qu’elles étaient mauvaises, mais elles auraient peut-être, bien que mauvaises, apporté quelque chose d’intéressant.
L’une, est un poème d’une cinquantaine de vers. Je me souviens qu’il faisait à peu près deux pages. Je l’avais intitulé : Au commencement était le chaos. En effet, c’était un chaos, un chaos d’expressions, de mots, une sorte de fatrasie. Mais ce chaos avait quand même une espèce de sens général. Malgré les défauts que je lui reproche, c’est-à-dire ne pas avoir réussi à exprimer le chaos tel que je voulais le faire, il en donnait pourtant une indication. Puis, il se continuait par la séparation des lumières et des ténèbres — c’est là que j’ai trop échoué et que j’ai fini par le jeter.
Une dizaine de vers étaient pleins de ténèbres, très chaotiques, très lourds, très compacts, indigestes. Je voulais arriver petit à petit à une autre fatrasie beaucoup plus lumineuse. Je n’ai pas réussi, c’est pourquoi je l’ai jetée.
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