121. Les échecs

XIV. 1

LES ÉCHECS (titre dans le tapuscrit)

F.L.L. : J’ai commencé à jouer aux échecs aux environs de ma cinquième année, j’avais pour oncle (par alliance : il était marié a une sœur de ma mère) un Russe vivant en permanence en France, du nom de Naoumov. Il était caissier (un caissier assez important) d’une succursale (importante elle aussi) d’une banque parisienne plus ou moins liée à la Russie. Il était croyant orthodoxe (pas fanatiquement) et franc-maçon ; ses options politiques devaient le situer entre Lecanuet et Mitterand… Je me souviens l’avoir entendu parler chez nous de Trotski (qu’il avait connu) et de Lénine – l’un des deux aurait vendu des casquettes. Il en parlait sans aucune animosité, mais les tenait pour des rêveurs, des utopiques. Il m’avait appris à jouer aux échecs, j’y jouais un peu mais ça ne m’intéressait pas. Ce qui m’intéressait avant tout, c’est que je pouvais y jouer pendant les cours, au collège de Melun ; surtout pendant les cours de dessin, où régnait un chahut épouvantable ; mais pas pendant les cours de maths. Le professeur de maths (il s’appelait Buglot) me détestait et m’admirait, il me donnait toujours en exemple en regrettant que je fusse ce que j’étais.

Après la guerre, je suis allé faire mes études à l’université de Strasbourg, où j’avais un autre oncle, qui est devenu un second père pour moi. J’ai appris qu’il y avait un cercle d’échecs, j’y suis allé, j’ai regardé. Comme Strasbourg venait d’être hérité de l’Allemagne, on y jouait mieux aux échecs que dans les autres provinces françaises – aujourd’hui encore, d’ailleurs. Le Cercle se trouvait Place Broglie, alternativement dans l’un des deux cafés. Un jour je propose une partie à un joueur qui me bat sans aucune difficulté ; j’ai recommencé ainsi plusieurs fois, puis – ayant compris comment ça se passait – j’ai demandé à m’inscrire pour les tournois, dans la catégorie la plus faible, la cinquième. À mon premier tournoi, je n’ai rien fait d’intéressant. Par contre je suis sorti premier du suivant. Immédiatement j’ai sauté les autres catégories, pour me retrouver, deux ou trois mois plus tard, dans la première catégorie, catégorie dans laquelle j’occupais régulièrement les premières places.

J.M.L.L. : Était-ce le résultat d’une pratique intensive, ou bien d’une étude théorique approfondie ?

F.L.L. : Je n’étudiais pratiquement pas ; je réfléchissais beaucoup plus. Je voyais bien que mes adversaires réfléchissaient, et savoir qu’il y a une solution au problème qu’on cherche à résoudre, c’est déjà l’avoir résolu à moitié. Je les ai imités comme un singe.

J.M.L.L. : À quelle fréquence jouiez-vous ?

F.L.L. : Je jouais à peu près tous les jours, parfois même toute la journée. J’ai fait alors la connaissance du champion, un brave homme du nom de Goetz, et nous sommes devenus amis. C’était un homme très cultivé – d’une culture parfaitement classique ; il s’est pris d’amitié pour moi, je ne sais plus pour quelles raisons, et il m’a fait cadeau d’un livre qu’il avait écrit : Cours d’échecs, livre très remarquable. Il a constaté que j’étais émerveillé par les parties qu’il me montrait. La première qu’il m’a expliquée était une partie entre Janovski et Ch… Janowski était un joueur de la fin du XIXe siècle qui est mort dans la misère en 1926, et qui avait tout de même fait un match (dans lequel il n’avait pas perdu toutes les parties) contre Lasker. Ch… était un joueur beaucoup moins fort que Janowski, mais c’était tout de même un maître ; il était le chef des sténographes du Reichstag. Goetz m’a ensuite expliqué une partie Janowski-Marshall qui me fit une très grande impression parce qu’elle me montrait que la personnalité s’exprime vraiment dans une partie bien jouée. Goetz m’a donc appris que les échecs pouvaient être une source de plaisir.

À cette époque-là, dans le cercle, les gens ne désiraient que jouer, pas regarder les parties. C’est Goetz aussi qui m’a montré que le problème – même s’il tire son origine de parties – était tout autre chose qu’une partie. C’est alors que j’ai compris que je ferais des échecs probablement toute ma vie. Dès ce moment, m’intéressait plus de regarder des parties jouées par d’autres que de jouer moi-même. Ensuite je me suis trouvé une autre vocation : faire avancer la théorie, découvrir de nouveaux principes de jeu. Dans l’histoire des échecs, il y a eu peu de grands principes ; il y a eu Greco au XVIIe siècle, puis Philidor, puis Steinitz, qui est un peu le Marx ou le Newton des échecs. À l’époque dont je vous parle, il y avait Tarrasch, mais c’était avant tout un professeur, presque un mandarin. Je pensais qu’il fallait faire des échecs une science et faire progresser cette science. Aujourd’hui encore je considère qu’on s’y prend mal. La recherche de nouveaux principes m’a occupé immédiatement, en même temps que je regardais des parties, soit dans La stratégie, soit dans le British Chess Magazine, soit dans des livres. Je n’avais pas d’argent pour acheter tous ces livres et toutes ces revues ; je me suis mis alors à copier à la Nationale, ou dans les cafés qui recevaient La stratégie, une quantité effrayante de parties, probablement plus de 10 000.

Il m’en est resté le fait que je connaissais – à une époque – si bien ces parties que lorsque j’ai eu à écrire mes Prix de beauté, le travail était déjà fait ; j’avais seulement acquis une maturité d’esprit qui me permettait de faire la critique. Mon premier plaisir a donc été de regarder et d’analyser les parties des autres et les problèmes ; mon second, de faire progresser les sciences échiquéennes. Je crois en avoir fait faire, mais pour la plupart, je ne les ai pas publiés. J’ai fait un Traité des milieux de parties, une table des matières d’environ 150 pages. Il y a d’abord une très bonne table des matières de ce qu’on connaît, l’œuvre d’un professeur mettant dans un traité ce que les autres ont trouvé. Mais je crois que j’ai plus que doublé la quantité de notions nouvelles que je propose. Surtout je me suis rendu compte – ce qui n’est dit dans aucun traité – que, lorsqu’on a une très grande quantité de règles, on arrive au cours d’une partie dans une position donnée où il faut jouer tel coup pour appliquer telle règle ; mais ce coup viole une autre règle – ou bien : telle position est un avantage, mais d’un autre point de vue elle est un désavantage. Nulle part on ne donne de règle pour départager les critères, et je ne fais que cela dans mon livre. J’ai donné des critères de départage des évaluations de positions, amenant à proscrire ou à recommander certains coups, et je me suis rendu compte, après, qu’il fallait que je donne des critères pour les critères de départage. J’ai suivi à peu près cinq niveaux, ce qui n’a jamais été fait. L’idée même de faire cela, je crois l’avoir héritée de ma propension au disparate, à moins que celle-ci ne soit liée à ma nature. J’ai abordé les échecs sous tous leurs angles, ce que ne font même pas las amateurs d’échecs ; ils jouent, mais ne font pas de composition ; ils cherchent des solutions de composition mais ils ne cherchent pas ce qu’il y a de beau dans les problèmes ; ils ne s’intéressent pas à l’histoire des échecs.

Personnellement, j’ai tout mélangé, ce qui m’a permis de faire mon Dictionnaire qui a longtemps été le seul et qui est encore un des meilleurs. Mes Prix de beauté ont été le livre de chevet d’énormément de gens. J’ai reçu une lettre d’un homme qui m’écrivait l’avoir acheté il y a trente ans et dont le fils, précisait-il, avait rejoué toutes les parties, sans prétendre les comprendre.

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entre Lecanuet et Mitterand

Jean Lecanuet était un politicien « centriste de droite » et Mitterrand un socialiste pas trop à gauche. Pour rendre la fourchette compréhensible. MA

Ch…

Ch… est-il dans la bande ou apparaît-il dans le tapuscrit parce que le singe qui l’a dactylographié n’a pas compris son nom? Nous n’en savons rien! MA

un autre oncle

FLL a mentionné un oncle pharmacien rue Dauphine (chapitre 1), un oncle rue Saint-Georges (chapitre 21), qui est peut-être le même que l’oncle Naoumov qui apparaît au début de ce chapitre, deux ou trois oncles parisiens, donc. Ici apparaît un oncle à Strasbourg. MA

cercle d’échecs

On trouve un article assez intéressant, avec des photos, du Maître International Daniel Roos sur le cercle d’échecs de Strasbourg (y compris à l’époque dont parle FLL) sous ce lien. MA

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