135. Portraits de joueurs

Après Euwe, j’ai bien connu Botvinnik. J’ai fait la connaissance des autres champions du monde, tous soviétiques jusqu’à Fischer, dans les tournois internationaux ; après la guerre, j’étais connu déjà et c’était facile de les aborder. Je voyageais pas mal à l’époque.

Botvinnik n’est pas antipathique mais est un monsieur glacé et sévère ; Smyslov est très, très gentil ; Petrossian est l’homme le plus drôle que j’aie connu ; Spassky est très gentil ; Tal est le seul champion du monde qui ne soit jamais venu ici. On se connait, naturellement, mais ceux qui sont venus déjeuner ici gardent toujours un très bon souvenir de Boulogne. Bronstein est peut-être le plus grand artiste du XXème siècle, il est venu ici plusieurs fois ; je n’ai pas encore vu Karpov qui est très difficile à avoir parce que son gouvernement ne l’y autorise pas ; j’ai eu aussi Kortchnoï, qui était assez drôle ; Geller, champion du monde de jeu par correspondance, c’est un excellent ami.

C’est assez curieux, les champions du monde par correspondance perdraient dans un match avec les champions du monde devant l’échiquier, il faudrait essayer le contraire, faire jouer les champions du monde devant l’échiquier par correspondance. Ça n’a jamais été fait et je crois que ce sont les champions du monde devant l’échiquier qui préfèrent ne pas le faire. Ce sont deux conceptions différentes du jeu et pour moi, la grande, c’est le jeu par correspondance, ce que je cherche, c’est la beauté, la profondeur, pas la rapidité – sans être rapide, un championnat du monde se déroule tout de même dans un temps limité, et puis il y a la fatigue. Un joueur comme Nimzovitch était, je crois, plus grand qu’Alekhine mais je ne crois pas qu’il l’aurait battu parce qu’au bout de la troisième ou de la quatrième partie, ses nerfs auraient craqué.

Les champions du monde sont des gens qui ont un très bon estomac, un très bon foie, un très bon intestin, des nerfs à toute épreuve et aucune gentillesse. La volonté, c’est fondamental. Lasker l’a très bien dit, il a fait sa thèse de doctorat sur le combat d’après Schopenhauer et lui-même était un fauve, un homme de jeu pratique, ça lui était égal même de jouer en début de partie des coups un peu douteux. Il s’en fichait pas mal et se disait : “Au moment où ça deviendra vraiment tragique, j’amoncellerai les orages sur la tête de l’autre et il n’en sortira pas. Moi, je supporte n’importe quel orage.”

Ce calcul n’a pas été bon au moins une fois dans une partie célèbre contre Rubinstein à Saint-Pétersbourg en 1909. Rubinstein était une sorte de croyant des échecs. Il ne vivait que pour les échecs, avec une sorte de ferveur religieuse et surtout on devait jouer selon la vérité et pas du tout selon la psychologie de l’adversaire. Comme Tarrasch. C’est aussi mon avis d’ailleurs. Dans une partie célèbre de Rubinstein contre Lasker à Saint-Pétersbourg en 1909, Lasker, après quelques imprécisions de début, s’est mis à tonner, à jeter des pièges terribles, à lancer surtout la partie dans des positions telles qu’il ne pouvait pas y avoir le temps de pendule suffisant pour bien examiner toutes les possibilités. Finalement, c’est Rubinstein qui a gagné en répondant courageusement aux coups terribles par des coups terribles, en acceptant de se faire du mal pour en faire à l’autre.

C’est arrivé d’ailleurs une autre fois à Rubinstein qui est le type même du courage. Dans une autre partie contre Capablanca trois ans plus tard à San Sebastian en 1912, il montra les mêmes qualités. C’était au cours d’un tournoi où tous les grands joueurs du monde étaient réunis, sauf Lasker. On pensait que Rubinstein devait en sortir vainqueur. On avait invité Capablanca qui en était à ses débuts et à qui on ne  donnait ni la première, ni la seconde, ni la troisième place. Rubinstein a joué impeccablement toutes ses parties, il n’a pas fait de faute et il n’a perdu aucune partie, mais dans certaines de ces parties, l’adversaire a bien joué et c’était nul ; on ne peut pas forcer le gain dans ces cas-là. Tandis que Capablanca a eu quelques gains du fait des fautes des adversaires ; dans sa partie avec Rubinstein, c’est Rubinstein qui a gagné. On a dit a l’époque que Rubinstein était le vainqueur moral du tournoi.

Tarrasch a fait ce qu’aucun autre champion visant des résultats professionnels [n’] a fait. Quand un joueur, dans un début contesté, très étudié, découvre un coup qui lui parait bon dans une variante, il le garde soigneusement pour lui ; il attend qu’on le lui fasse, parfois il attendra dix ans, parfois il ne le verra jamais. Il préfère ne pas publier un article dans lequel il le dirait. Tarrasch fait le contraire, il fait tout de suite son article. Il est le seul à avoir fait ces choses-là.

(Donner quelques parties amusantes : certaines sans voir, d’autres en voyant et simultanées, d’autres devant l’échiquier).

(Indiquer aussi les livres que je n’ai pas écrits sur les débuts : un sur la partie écossaise, un sur la partie sicilienne, un autre sur la variante Greco-Steinitz, et beaucoup d’autres. Ce ne sont pas des livres que j’ai rêvés, j’aurais très bien pu les écrire parce qu’ils sont dans ma tête. C’est un peu regrettable parce que ce ne sont pas uniquement des livres de variantes.)

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qui ne soit jamais venu ici

Tal a fini par manger les petits plats de Marie-Adèle, des asperges le 1er juin 1977, comme on le voit sur la photo (avec Karpov et FLL). MA

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