Je ferme la parenthèse pornographique et je reviens à mes lectures, avec la première forme que je pratique, qui est la moins bonne. Pourquoi est-ce que je lis tant de romans policiers dont les neuf dixièmes ne valent pas grand-chose – il y en a un dixième de bons, c’est vrai, mais je lis les neuf autres dixièmes aussi – ? Simplement parce que je ne peux pas vivre tout le temps en état de survoltage. En dehors des heures de sommeil – pendant lesquelles il y a le rêve qui contient beaucoup de choses merveilleuses, très extraordinaires –, je vis dans un certain état de survoltage. Je ne parle pas de survoltage des nerfs, je suis assez calme, mais de survoltage de la pensée : des parties d’échecs très difficiles, des mathématiques, de la musique à un degré qui me force à m’absorber… Je ne peux pas être survolté quinze heures par jour, ce n’est pas possible. Ce ne serait d’ailleurs pas une bonne conception de la vie à mon sens. Dans ma conception du disparate il doit y avoir des moments de haute intensité intellectuelle, sensible et sentimentale, dons l’action physique, et il doit y avoir aussi des moments où on ne fait rien. Ça me paraît très important. Je me vois très bien seul dans ce jardin et j’en tirerais un grand profit.
Ce que savent faire beaucoup de gens, je n’ai pas du tout l’impression d’être à part. Il y a des moments où je peux réaliser cette détente dans une littérature du deuxième secteur.
Mais la littérature peut m’apporter autre chose, elle peut m’apporter des émotions ou des excitations. Ce sont des moments merveilleux. Ce petit poème sur le flocon de neige a été un grand moment, il m’a survolté par excès de douceur – une douceur excessive est quelque chose d’extraordinaire.
Je peux demander autre chose à la littérature du premier secteur, dans laquelle je réintègre quelques auteurs injustement placés dans le deuxième secteur et d’où j’expulse vers le deuxième secteur d’autres auteurs. Je peux en retirer quelque chose de scientifique, en quelque sorte. Certaines lectures ne me donnent pas simplement des émotions, mais me font mieux connaître certaines choses.
Par exemple, Proust est un auteur scientifique. Pas dans tout, naturellement. Il y a un sociologue dans Proust, mais je n’avais pas tellement besoin de lui pour me faire une idée de cette société que j’ai un peu fréquentée, il y avait dans ma famille un petit côté Swan. Cette sociologie de Proust est intéressante, pas plus que celle de Balzac — mais ce n’est pas ce qu’il m’a apporté de plus rare. Ce sont certains passages de description de l’endormissement, parce que je n’avais pas eu cela avant. Vous pouvez prendre tous les traités de psychologie, vous ne trouverez aucune analyse aussi fine que celle que fait Proust quand il parle de s’endormir dans un fauteuil, et même quand il parle de la madeleine – c’est très banal mais j’ai beaucoup d’idées banales, et auxquelles je tiens beaucoup – qui est devenue le vase brisé de nos jours. C’est quand même quelque chose de très réussi. Joyce aussi quelquefois m’apporte ce genre de plaisir. Cet aspect scientifique est lié chez ces écrivains à des aspects très poétiques, bien entendu, mais lié aussi à un changement dans l’écriture.
Quand on veut apporter des choses nouvelles, on est forcé de changer l’écriture, un peu comme les physiciens ont dû changer leurs mathématiques pour décrire le monde extérieur tel qu’ils le voyaient. Michaux est aussi un écrivain que je classe parmi les écrivains scientifiques. Tout Michaux n’est pas scientifique, c’est aussi plaisant, poétique, mais quand il décrit les aventures de monsieur Plume, c’est finalement très scientifique. Pour moi Proust et Michaux sont des écrivains qui ont un aspect scientifique indépendamment de la sensibilité qu’ils touchent en moi et de leur talent d’écrivains.
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