À l’intérieur de l’OULIPO, j’ai créé l’Institut de Prothèse Littéraire, ce qui a fait rire un certain nombre de gens qui ont eu la bonté de trouver cette idée spirituelle. Elle ne l’est pas tellement, c’est simplement ce que je pense. Derrière l’aspect plaisanterie de cette proposition, il y a une conviction profonde, c’est que toute la littérature procède par prothèses.
Quand un écrivain fonde une école, ceux qui viennent après lui font de la prothèse. Une école littéraire, musicale, de peinture, est d’abord quelque chose de nouveau. Un groupe se forme autour du fondateur, de gens qui apprécient cette nouveauté, puis, très vite, ce sont des imitateurs. Les imitateurs sont des gens qui font du pastiche, le pastiche, c’est de la prothèse. J’ai utilisé ma prothèse littéraire d’une manière purement canularesque, mais en fait, je crois que c’est le fond de la littérature mondiale, elle est prothèse pour neuf dixièmes – et je suis généreux. On reprend les idées des autres, à tel point qu’on arrivera à faire de la littérature par ordinateur pour l’essentiel.
Or, l’ordinateur n’est capable de faire que des prothèses. Il les fera de mieux en mieux.
J.B. Est-ce que l’OULIPO peut échapper à ce mécanisme de prothèses ?
F.L.L. Je ne sais pas… Je ne pense pas. II faudrait poser cette question à tous les membres de l’OULIPO. Est-ce que j’ai échappé à mon époque ou à son conformisme ? Ça dépend de ce qu’on a en soi – et de l’aide qu’on peut trouver. Le problème pour nous n’est pas d’échapper, nous voulons créer des techniques. On peut souhaiter que ces techniques soient mises au service de l’émotion, de l’art, de la pensée.
Ma dernière façon d’apprécier la littérature, c’est le jeu. Je peux trouver dans certains écrits le même genre de plaisir que je trouve à résoudre ou, mieux, à composer un problème d’échecs, à jouer à un jeu de société, à résoudre un problème de mathématiques — même si je ne parviens pas à le résoudre, je trouverai du plaisir à m’en occuper. Peut-être de la souffrance, mais du plaisir aussi. Toute une littérature me propose cet aspect jeu qui me plaît. Je retrouve ces aspects dans d’autres secteurs que j’ai nommés : dans le roman policier d’énigme — ça devient un peu poussiéreux et banal, c’est vrai, mais quand il peut être renouvelé, c’est un aspect intéressant — dans le vaudeville réussi, Feydeau par exemple, qui n’est pas suffisamment algébrique à mon avis, mais qui l’est quelquefois et qui peut intéresser. On peut trouver cet aspect jeu également dans certaine littérature précieuse, aussi dans la littérature médiévale. Je me souviens avoir lu à mes enfants qui se tordaient de rire la Farce de Maître Patthelin. Il y a aussi une espèce de farce médiévale japonaise tout à fait drôle, le genre de farce, mais plus fine à mon avis, que l’on jouait sur le Pont Neuf, avec des combinaisons et des quiproquos. On y voit par exemple un maître et ses trois domestiques qui sont des mendiants un peu truands. Ils se sont fait passer pour aveugle, muet et sourd et réussissent à se faire embaucher en faisant appel à la pitié du maître. Le maître part, dès qu’ils sont seuls c’est la grande fête, ils boivent, mangent, s’amusent. Le maître rentre à l’improviste. Ils sont tellement troublés que le muet parle, le sourd entend et l’aveugle voit. Le maître se fâche, s’étonne… Enfin, ça fait rire tous les enfants et les adultes, s’ils ont gardé de quoi rire à ces choses-là.
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