80. Prix

PIECE A JOINDRE AU DOSSIER [cette indication se trouve dans le manuscrit]

J’ai retrouvé un livre de distribution de prix, Le tour du monde d’un bachelier de Laurie, un livre qui n’était pas déplaisant. C’est en 1911, j’avais donc dix ans. C’est incroyable ce que j’ai eu comme prix :

Premier prix de lecture, de calcul, de calcul mental, de récitation et de leçons.

Deuxième prix de Français et de sciences.

Je pense qu’à cette époque-là on était indulgent et qu’on en donnait beaucoup à tout le monde. J’étais dans une année heureuse.

81. Disparate et tempérament

CE QUE LE DISPARATE NE M’A PAS APPORTE [ce titre se trouve dans le manuscrit]

BANDE IX, face 1

Je ne voudrais pas apparaître comme un bonimenteur qui vend le nouveau remède. J’aimerais montrer que je ne suis ni obsédé ni dupe de mon disparate, mais que je crois que c’est quelque chose de bon. En n’en exagérant pas l’importance, ça fera peut-être mieux comprendre que c’est sérieux.

Ce que le disparate n’a pas changé en moi, c’est un élément de mon caractère : le sang froid. Il y a une espèce de distanciation vis-à-vis de ce qui peut m’arriver de grave. C’est dans mon tempérament naturel, j’ai été fait comme ça, je le suis resté. C’est assez différent d’ailleurs de la nervosité, car je suis aussi nerveux ; je suis nerveux sur le plan des idées, pas sur le plan de l’action. Quand j’étais gosse, si un objet échappait à mes mains, avant qu’il ne soit arrivé par terre j’avais eu le temps de réfléchir à ce qu’il fallait faire, au temps que j’avais pour réfléchir, et de le rattraper. C’est une sorte de sang froid que j’ai toujours eu dans l’action, et qui m’a servi, par exemple, quand j’étais à Dora où il s’agissait de remonter des talus verticaux, avec des chiens autour et une pierre trop grosse sur le dos, etc. Il fallait réfléchir très rapidement et se décider vite. Je pouvais faire cela avec un très grand calme, alors que je voyais autour de moi des camarades perdre leur calme et en mourir. Je crois que le disparate n’a rien changé à cela, j’avais cette espèce d’avantage qui est une chance dans mon système nerveux.

82. Les (gros) mots

LES GROS MOTS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

En ce qui concerne les “gros mots”, j’ai un comportement très typé et très précis, que je ne partage pas avec beaucoup de gens. Pratiquement, vous ne m’en entendrez jamais prononcer. C’est aussi un comportement qui fait partie vraiment de ma personnalité et je ne crois pas que le disparate ou la culture y soient pour grand chose. Dans ma famille, naturellement, on m’a appris qu’il ne fallait pas dire de gros mots, mais c’est courant dans les familles bourgeoises, et en général, les gros mots viennent quand même.

Mon comportement sur ce point est triple. J’ai trois positions très différentes. Les deux premières ne sont pas très intéressantes : D’abord, les gros mots scatologiques, ensuite, il y a les mots pornos, enfin, les jurons dans la colère. Je me débarrasse des deux premiers, ce n’est pas très intéressant.

Il y a un mot que je crois n’avoir jamais prononcé, c’est le mot de Cambronne, et je n’ai aucune envie de le prononcer. Ma réaction à ce mot, que j’appelle scatologique, est très différente de ma réaction aux mots pornos. J’ai une réaction physiologique très simple, c’est une réaction qui n’est ni psychologique, ni sociale. Si je prononce le mot “citron”, un peu d’eau me vient à la bouche, si je prononce le mot “vinaigre”, un peu aussi, autrement dit, certains mots évoquent en moi des sensations gustatives ; le mot de Cambronne – je ne le prononcerai pas, ça me déplaît – me donne ce résultat-là à coup sûr, et je ne tiens pas du tout à m’imaginer faisant cette expérience. Il y a un mot que je pourrais dire, qui

Bande IX face 1

est beaucoup moins violent, c’est le mot : “ crotte ”. Ça me gêne beaucoup moins, il se présente physiologiquement à moi d’une autre manière. Ces mots et les verbes qui touchent à la scatologie sont complètement écartés pour moi. Il y en a très peu, finalement, peut-être trois ou quatre.

Deuxième catégorie de mots, ceux que j’appelle les mots pornos. En général, je ne les aime pas beaucoup. Vous ne m’entendrez pas prononcer le mot “con”, mais je peux le dire sans gêne. Ce serait plutôt social. Pour moi qui suis hétérosexuel, c’est un manque de gratitude, de gentillesse, que je ne peux pas admettre. D’ailleurs, je n’admets pas non plus le mot “couillon”, par exemple. J’ai dit ces mots sans plaisir, je trouve que tout cela n’est pas très logique, d’ailleurs, parce que si je n’aimais pas employer comme injure des choses que j’aime, je n’aimerais pas non plus dire : “aller au violon” puisque j’aime beaucoup le violon, mais je n’y ai jamais pensé. Ou bien, je ne devrais pas dire “flûte” parce que j’aime les flûtes – je ne le dis pas souvent, mais ça ne me gêne pas. Au fond, ce qui me déplaît dans les gros mots pornos, c’est ce qu’il y a de bien dans le porno, justement, dans la pornographie telle que je l’entends.

La troisième catégorie est un peu plus importante, parce qu’elle se rapporte à mon comportement – et je ne crois pas non plus que le disparate y soit pour quelque chose. C’est le fait de dire des gros mots, qui peuvent faire partie des deux catégories précédentes ou d’autres, et qui résulte du fait qu’on est en colère. Les injures, par exemple, “ espèce de… ” ou “ J’t’en… ” etc. Je suis capable de colère et d’indignation, naturellement, mais si je suis dans un tel sentiment, justifié ou non, quelles sont mes réactions ? Si la cause qui engendre ma colère peut être combattue, je ne m’attarde pas à l’accabler de gros mots ou d’injures, je la combats. J’ai toujours été comme ça. Pas de mots, des actes. Aussi loin que je me souvienne, étant enfant déjà, lorsque quelque chose me déplaisait, j’agissais. Je ne me décharge pas par des mots.

Si je ne peux pas agir, je me résigne. Je suis très stoïcien à ce point de vue. Rien à faire. Si Hitler avait gagné la guerre, j’aurais envisagé de continuer autrement. Ça ne tient pas au disparate, c’est encore mon tempérament. Lorsqu’il y a occasion d’agir, agir, et surtout ne pas me réfugier derrière des états d’âme – ce dont monsieur Chirac ne veut pas – qui, à mon avis, ne servent à rien. Penser, vivre, agir, pas d’injures – parce que je n’en ai pas envie, ce n’est pas de la philosophie.

LES MOTS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Et puis, il y a les mots, les mots qui ne sont pas des gros mots. Là, Je crois que je dois beaucoup au disparate.

Peut-être aussi à l’expérience de la vie, à mes contacts humains qui sont le plus souvent à deux ou à trois – je ne suis pas très fort pour des contacts de foule, quoique je me sois bien débrouillé dans certains cas où j’ai eu affaire à une assemblée, à lutter pour la dominer, mais ce n’est pas mon goût.

Je me suis rendu compte que lorsque je parle à quelqu’un, je dois savoir aussi bien que possible quel est le sens qu’il donne aux mots qu’il emploie et qu’il va donner aux mots que je vais employer. Evidemment, lorsque l’on est entre mathématiciens, il ne s’agit pas d’employer un mot dans un sens et un autre dans un autre sens. Ce n’est pas très difficile – quoiqu’il faille, là aussi, couper les cheveux en quatre, et c’est nécessaire: pas de mathématiques sans coupage de cheveux en quatre. C’est le fond même des mathématiques. Mais, dans la vie courante, je n’ai pas du tout l’obsession Littré, et c’est là que je me sépare beaucoup d’Etiemble – qui est un très gentil garçon et un ami que j’aime beaucoup. Lui, comme beaucoup, comme tous les professeurs de Lettres, pense qu’un mot est un mot, qu’il faut l’employer correctement dans son sens, etc.. Et pas seulement eux, mais aussi bien ceux qui les contestent. De sorte que, avant d’employer un mot, je décide, en face de mon interlocuteur, de quelle manière je dois employer ce mot. J’ai deux manières différentes, au moins, et qui sont absolument opposées. Une manière hypocrite et, au contraire, une manière amicale.

La manière hypocrite, la moins intéressante, consiste simplement à amener une petite précision sur le mot employé par mon interlocuteur lorsqu’il défend des idées qui me semblent fausses, elles aussi souvent hypocrites – une des choses que j’aime beaucoup dans la vie, c’est arracher des masques, c’est une de mes fonctions secondaire mais pas négligeable – et avec lesquelles je ne suis pas d’accord.

Par exemple, supposez que j’ai affaire à quelqu’un qui me pose une question qu’on posait beaucoup il y a quelques années: “Est-ce que vous êtes pour l’Europe ?” (on pose moins cette question maintenant, le public français a fait de grands progrès, c’est plus clair), cette personne ne me donnant pas son opinion, mais je la connais. Je disais toujours : “Oui.” Et j’ajoutais, tenant compte de la personne qui était en face de moi, disons, un lecanuetiste : “Bien sûr, c’est évident, l’Europe stalinienne.” Ceci pour l’amener à dire qu’il était contre une certaine Europe et pour une certaine Europe. Ou bien s’il s’agissait d’un européen socialiste, je disais : “Bien sûr, l’Europe hitlérienne !” Ce ne sont pas les discussions oiseuses, ce sont les discussions hypocrites. Au bout d’un certain temps, sans qu’il y ait eu beaucoup de discussion, je disais: “Alors, il y a plusieurs Europe possibles, la stalinienne, l’hitlérienne, la gaullienne, etc. Est-ce que vous préférez une Europe quelle qu’elle soit, pourvu que ce soit l’Europe ? Ensuite, elle tâchera de se diriger vers celle que vous préférez, ce qui est naturel. Est-ce que vous voulez l’Europe stalinienne avec l’espoir qu’on arrivera à la changer ?” Ça, c’est logique – peut-être pas réaliste, mais c’est autre chose. Voilà des cas où j’emploie des mots pour les discréditer en montrant le caractère dérisoire de la question qui est posée.

Il y a l’autre cas où, au contraire, j’accepte un mot dans un sens et où je l’emploie dans un sens où je ne l’emploierais pas normalement. Des cas où je me rends compte qu’il vaut mieux céder à un courant, à un glissement du sens du mot. Par exemple, le mot : “sélection”. Il est évident pour moi que la sélection est une très bonne chose, mais pas dans les universités, comme on la faisait. Quand j’ai affaire à un étudiant, à un soixante-huitard, il emploie le mot d’une manière nouvelle, et je suis tout à fait de son avis. Est-ce que je vais avoir avec lui une discussion de plusieurs heures pour l’amener à comprendre que le sens de Darwin, par exemple, n’est pas du tout celui-là ? Je ne discute pas, je prends le mot dans le sens qu’il prend et je l’emploie avec lui dans le même sens. De même, le mot “emploi”, le mot “chômage”, le mot “université”, etc..

Au fond, cela tient à mon côté Sancho Pança. Je suis Don Quichotte, c’est sûr, mais lorsqu’il s’agit d’atteindre quelque chose, je deviens Sancho Pança, et je crois que c’est ce qui est fondamental. Là, le disparate y est pour beaucoup. Les choses comptent plus que les mots pour moi, et pour atteindre les choses, je cède sur les mots. J’ai passé une grande partie de ma vie à cela, je fais cadeau du mot et je m’empare de la chose. C’est une escroquerie qui me paraît tout à fait fondée. Je crois que cette propension à ne pas m’entêter sur les mots, de manière à atteindre les choses – qui est un des moteurs de l’escroquerie, on donne des assignats et on s’empare des marchandises – est fondamentale chez moi. C’est un moyen d’arriver plus vite à l’efficacité. C’est aussi peut-être une forme de réalisme.

D’ailleurs, tous les mots nous viennent avec des masques, sauf, peut-être dans des sciences très exactes. A un moment donné, j’ai eu l’idée d’arracher leur masque à un certain nombre de mots. Je me suis aperçu que c’est ce que des tas de gens font en ce moment – il y a une rubrique dans Le Figaro et cette technique d’arrachage des masques des mots sert à une parfaite imposture. On met derrière quelque chose qui est également faux, on ne fait que changer le sens d’un mot.

Je ne cherche plus maintenant à arracher les masques des mots, mais dans ma vie, dans mes activités, j’emploie les mots qu’il faut, ce qui m’intéresse maintenant, c’est arracher les masques des actions, des comportements et des choses.

83. Catégories du disparate: l’incendie

LES CATEGORIES DU DISPARATE [ce titre se trouve dans le manuscrit]

L’histoire de ma chute dans le disparate est assez intéressante dans son ordre chronologique.

Je l’ai subi inconsciemment certainement très, très tôt.

Puis, au moment [où] je l’ai découvert, au moment des études secondaires, mais à demi consciemment, je l’ai accepté, et je m’en suis délecté. C’est la deuxième phase. Sur le plan culturel, étant au lycée, lettres et sciences, par exemple.

C’est le fait de beaucoup d’autres, bien sûr, mais j’y trouvais un grand plaisir. Je devais avoir douze ou treize ans. Je crois que beaucoup d’enfants sont comme moi et n’aiment pas seulement la lecture, mais aussi regarder des flammes, c’est un disparate banal mais à la portée de tous – j’aime toujours regarder les flammes, les nuages, c’est bien, les chutes d’eau, c’est mieux que les nuages et les flammes, c’est encore mieux. A tel point que je comprends très bien les pyromanes. J’ai vu plusieurs incendies, c’est merveilleux, ça vaut la lecture d’un livre, ça change tout le temps, c’est formidable.

En 48 ou 49, je me suis trouvé dans un incendie dans la forêt de Fontainebleau. J’avais été invité par un riche marchand d’acier – c’est lui qui m’avait accueilli après la guerre, au moment où je n’avais plus rien, même pas de pantalon.

Ce milliardaire a mis à ma disposition une maison avec un beau parc, une de celles qu’il possédait un peu partout dans le monde, avec une dizaine de domestiques. J’ai commencé à me refaire ma santé chez lui. Je dormais à peu près dix-huit heures par jour : une longue nuit de douze heures, petit déjeuner, aussitôt après le petit déjeuner, je faisais une bonne sieste, ensuite, je marchais un peu, quelques mètres – le parc qui était à ma disposition était un peu trop grand pour moi –, je revenais déjeuner, une longue sieste de nouveau. Plus tard, j’ai eu la permission de travailler un peu : j’avais une dactylo qui écrivait des lettres pour moi et j’ai retrouvé, petit à petit, j’ai retrouvé les uns et les autres, quelques amis et des gens illustres que je connaissais. J’avais droit à une demi-heure de dactylo au début, puis une heure, et j’ai finit par me refaire un fichier.

Ce monsieur n’avait pas été un grand résistant, mais il n’avait pas été collabo, enfin, il était très content d’accueillir un déporté après la guerre. Il avait accueilli aussi une ancienne déportée qu’il m’a fait connaître. Elle revenait de Ravensbrück. Un jour, nous sommes tous allés déjeuner dans la forêt de Fontainebleau où elle avait une petite maison – inutile de dire que mon richissime ami payait tout largement. Il nous avait amenés en auto chez elle, c’était une bonne cuisinière, nous avons fait bombance. Ce devait être en juillet ou en août, au moment des incendies de forêt. Un incendie s’est déclaré et les flammes se sont dirigées vers nous. J’étais fasciné, les flammes, le bruit, les craquements, le bois qui crépite, l’odeur. Il avançait à une vitesse terrible.

Nous nous sommes dit qu’il fallait fuir, et nous sommes tous partis. Mais elle ne voulait pas, c’était sa maison – elle n’aurait pas dû se biler, la maison ne valait pas cher et notre ami lui en aurait offert une autre certainement, très gentiment. Nous partons, et les flammes nous suivaient. Elles avançaient à la vitesse d’un homme qui marche d’un bon pas. Nous nous sommes arrêtés au bout d’un moment, dans un endroit où il n’y avait plus rien à craindre, et nous sommes rendus compte qu’elle n’était pas là. Une chose m’a surpris désagréablement, ils ont tous dit : “ Quel malheur, elle est restée parce qu’elle ne voulait pas quitter sa maison!”

Je n’ai pas une mentalité de saint ou de héros, mais ça ne m’allait pas du tout et je leur ai dit : “Je vais la chercher.” “N’y allez pas, vous êtes fou!” J’avais bien calculé et je ne considérais pas la situation comme perdue, je voyais qu’une action était possible à condition de ne pas perdre son temps à déplorer. J’ai retraversé les flammes, ce n’était pas des flammes terribles, mais enfin, ça brûlait à droite et à gauche et ça pouvait prendre à mes vêtements. Il n’y avait pas beaucoup de chemin à faire, mais dans ces cas-là, on calcule mal les distances. Je l’ai retrouvée dans sa maison, dans un îlot de flammes, je lui ai fait prendre deux draps complètement mouillés, un sur sa tête, un sur la mienne, et je lui ai ordonné de venir. Il fallait lui donner des ordres secs pour qu’elle obéisse. Nous sommes revenus, et je me souviens très bien de leur étonnement : nous étions tous les deux bien vivants, et je portais dans une main une bouteille de Bordeaux, dans l’autre main une petite édition de Saint Evremond que j’avais retrouvée. J’aime beaucoup Saint Evremond, un écrivain un peu oublié et qui ne manque pas d’intérêt, un demi Voltaire, en quelque sorte, un esprit intéressant entre le XVII ème et le XVIII ème.

Mais les flammes me fascinaient, une fois que nous sommes arrivés, les autres voulaient s’en aller, je voulais rester, pour voir les flammes.

Les flammes exercent une fascination très grande, les chutes d’eau aussi, mais moins, les nuages, encore moins, et l’herbe.

84. Catégories du disparate: le musée

Tout cela fait partie du disparate, ça fait partie d’une culture, mieux, d’un mode de préhension de la vie.

Donc, à partir du lycée, j’ai cultivé le disparate pour le plaisir. Ensuite, à l’université, puis dans mes différentes activités, j’ai continué. C’est une manière d’être qui enrichit tellement, c’est au fond la manière multidimensionnelle de Marcuse. Il a bien vu les défauts de l’homme unidimensionnel, mais combien envisage-t-il de dimensions ? Je ne suis pas sûr qu’il en envisage autant.

C’est plus tard que j’ai découvert l’utilité pratique du disparate. Après y avoir trouvé du plaisir, j’ai mieux réussi certaines choses. Chaque fois que je me suis trouvé dans des fonctions, j’ai apporté dans ces fonctions, outre des capacités intellectuelles — celles de quelqu’un qui est directeur de je ne sais quoi, qui n’est pas forcément un imbécile, qui n’est pas forcément un aigle – des possibilités que d’autres n’avaient pas parce qu’ils manquaient de disparate. Ça m’a été extrêmement précieux, et finalement, on m’a payé pour cela. Après la guerre, j’ai été payé pour faire des choses très différentes. A l’Ecole supérieure de guerre, par exemple, ou comme conseiller du gouvernement indien où j’ai trouvé d’un seul coup toutes les possibilités de leur offrir une demi-locomotive et une demi-auto – cette fois-là, j’ai gagné à peu près un million de centimes dans la matinée.

Quand j’étais à l’UNESCO, j’avais été envoyé comme conseiller du gouvernement indien pour leur faire un musée des sciences et des techniques à Calcutta. Il a fallu être derrière l’architecte pour faire les plans, ensuite, derrière le futur directeur pour lui dire ce qu’il faudrait y mettre, un genre Palais de la découverte en un peu plus vivant. Nous étions tout à fait d’accord sur les objectifs ; nous voulions que les gens qui visiteraient ce mélange de Palais de la découverte et de Conservatoire des arts et métiers puissent, dans la mesure où nous aurions le visiteur idéal, un Indien qui n’a pas de formation, pas de culture, pas de connaissances – peut-être analphabète, peut-être pas, de préférence pas, pour qu’il puisse lire les pancartes – en sortir avec l’idée que si on veut améliorer son existence, notamment manger mieux, s’habiller mieux, travailler moins ou moins durement, faire ce qu’on veut dans la vie, un élément fondamental est de posséder des techniques et d’en être le maître. Etre maître de la production à l’aide de ces techniques. Si on veut posséder ces techniques, il faut avoir une connaissance scientifique du monde extérieur ; si on veut connaître bien le monde extérieur, il ne faut pas écouter les religions, toutes sortes de superstitions. Il faut regarder des instruments et faire des raisonnements. Qu’est-ce que l’instrument ?

Tout part de nos sens : ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on touche. Autrement dit, je voulais faire partir l’Indien qui allait visiter ce musée du fait qu’il a un corps et des organes des sens, qu’il s’en serve pour mieux connaître ce qu’il a autour de lui et ne pas croire tout ce qu’on peut lui raconter; de là, monter à un niveau scientifique, technique, et ensuite, à une libération sociale. C’était, en gros, l’idée que j’avais et qu’ils ont acceptée. Il s’agissait de savoir quelles expériences on montrerait, quelles explications les accompagneraient, il s’agissait aussi de former ceux qui devraient donner ces explications, etc. Ça faisait tout un programme, et ça m’avait assez intéressé. Ma mission de l’UNESCO s’est terminée, j’ai dû rentrer, mais un tas de choses manquaient encore. Il leur fallait trouver les choses à montrer, les appareils; il ne fallait pas que ce soit une exposition de pages de livres collées au mur! Je me souviens que la veille de mon départ, j’ai vu un combat de vautours absolument magnifique. Je leur ai conseillé de demander aux pays riches de leur offrir un certain nombre de choses, et je leur en ai fait une liste. Ils ont demandé à l’UNESCO de renouveler mon contrat, mais ce n’était pas possible – les contrats de l’UNESCO sont connus deux ou trois ans à l’avance, de sorte que lorsque je suis arrivé, pendant deux ans j’ai réalisé le programme de mon prédécesseur, et deux ans après mon départ, on réalisait mon programme – alors, ils m’ont proposé de me prendre comme conseiller auprès du gouvernement indien. Ça prouve qu’ils étaient très contents de ce que je leur avais fait, puisque, cette fois, c’est eux qui me payaient, alors que la première fois, c’était gratuit. Ils m’ont demandé si je pouvais leur trouver le plus possible des objets que je leur avais conseillé d’avoir, et il m’ont offert une commission importante sur les choses que je leur obtiendrais gratuitement.

J’ai téléphoné à Louis Armand que je connaissais très bien, et je lui ai dit que je voudrais avoir une demi-locomotive du dernier modèle – une demi-locomotive coûte plus cher qu’une locomotive entière, il faut la couper par sa tranche – et il me l’a accordée ; j’ai téléphoné le même jour à Dreyfus, qui était jusqu’à il y a peu de temps le P.D.G. de Renault, et je lui ai demandé une demi-Renault. Je l’ai obtenue aussi; j’ai téléphoné à Pierre Piganiol qui était le conseiller scientifique de Saint-Gobain pour lui demander une maquette intéressante à montrer. Il avait une maquette d’un atelier d’extrusion plastique, une maquette importante, avec des petits moteurs qui tournaient bien, qui valait déjà une certaine somme. Dans ma matinée, j’ai gagné à peu près un million de centimes – n’exagérons pas, il m’a fallu travailler tout de même un petit peu ensuite.

Là aussi, c’est un bénéfice du disparate. Je pouvais parler avec Armand, avec Dreyfus, avec Piganiol, etc.. et avec les gens de Calcutta.

Donc, utilité pratique du disparate, on me paye pour des choses différentes. On m’a payé – très peu, c’est vrai – comme conseiller scientifique des musées nationaux, c’est-à-dire pour des connaissances picturales, etc.. et pour un tas d’autres choses.

J.B. Vous m’avez parlé de Brasilia.

F.L.L. Effectivement, mais c’est plutôt une confusion ou une erreur qui a fait que j’ai été appelé – je m’en suis félicité. On s’est trompé, on m’accordait une compétence dans un domaine où personne n’était compétent à cette époque-là. Il y a près de vingt-cinq ans, la recherche opérationnelle appliquée à l’urbanisme… je savais que ça existait, j’avais lu des articles à ce sujet. J’étais comme l’amateur qui vient de s’instruire à un niveau de bonne vulgarisation et qui est appelé comme expert – et dans un domaine où il n’y en avait pas. Effectivement, ça m’a servi. J’ai mieux connu la recherche opérationnelle et l’Association des critiques d’art et ça m’a valu de survoler Brasilia en hélicoptère avec Niemeyer à une époque où le bassin n’était pas rempli d’eau et où l’eau coûtait plus cher que le whisky.

Depuis trente ans, on ne m’a payé que pour cela. Ce qui me parait le plus important, et ce à quoi devrait servir ce livre, ce n’est pas seulement le disparate-plaisir, pas seulement le disparate-sécurité dans la vie face à la fugacité, à la mobilité des moyens de gagner sa vie, c’est la possibilité d’être vraiment multidimensionnel dans la manière de sentir et de penser. C’est ce que j’appelle le disparate organisé et le disparate dominé. C’est le but du livre et c’est ce qui fait que j’ai accepté de le faire. Au début, Sancho Pança était très réticent et Don Quichotte aussi, puis, la discussion de l’un avec l’autre a fait que je me suis rendu compte que ça valait la peine. Je crois que je peux donner quelque chose. Raconter mon expérience dans la mesure où elle aboutit à proposer d’atteindre un niveau où le disparate est organisé et dominé revient à ce qu’un cobaye raconterait des expériences qu’on a faites sur lui qui ont rapporté quelque chose à la médecine. Je suis un auto-cobaye, le cobaye et le médecin. Je crois que ça peut apporter quelque chose.

85. Le sport

LE SPORT [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Dans ma formation, le sport n’a jamais joué un rôle très important. Dans une certaine mesure, j’aurais aimé être plus sportif que je l’ai été, mais pas tellement plus. Il y a d’autres choses comme ça, j’aurais aimé aussi être plus musicien, etc. Je considère ma vie comme assez réussie, mais elle aurait pu être un peu mieux, j’ai perdu de temps en temps une demi-heure par-ci, une heure par-là, j’aurais tout pu faire un peu mieux.

Je distingue dans le sport, d’une part, les activités physiques – et c’est très important – d’autre part, l’aspect nerveux, action. Je me suis trouvé assez comblé par le fait que j’ai pratiqué des activités physiques qu’on appelle à peine des sports, mais qui comptent, qui sont la marche à pied et le vélo. J’étais un marcheur formidable. Les rues de Paris et les petits chemins dans les herbes sont très importants pour moi – c’est comme ça que j’ai découvert Roussel. La marche à pied m’a appris les maisons, les rues, les portes, les ruisseaux – ne serait-ce qu’un trottoir, il n’y a qu’à voir tous les pipis de chien ! il y a des œuvres d’art, on pourrait en faire des expositions. J’étais aussi un très bon cycliste, je me souviens avoir fait de très bonnes randonnées. Et puis, dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup le football. C’est tout pour l’aspect physique. J’aurais pu faire d’autres sports, mais je n’ai pas cherché à exercer ces activités parce qu’il y en avait d’autres qui m’attiraient plus.

J’aime beaucoup l’autre aspect du sport, l’aspect action. Je l’ai trouvé dans le football par exemple : l’événement est là, il faut réfléchir vite et bien, analyser, faire un plan, déduire et agir. Pendant ce temps-là, le ballon est en l’air, il s’agit de réfléchir avant qu’il arrive dans l’autre main [sic]. Ça, ça me plaisait beaucoup. Autrement dit, c’est une école d’action, et que j’aime beaucoup mieux que la guerre parce qu’on ne fait de mal à personne. On peut très bien être très viril, très actif, sans faire de mal aux autres – admirer les paras est non seulement répugnant, mais même bête. Cet aspect action a toujours eu beaucoup d’importance pour moi dans la vie.

Et puis, il y a quelque chose d’artistique dans le sport, la sensation pour le plaisir de la sensation, pas seulement le plaisir de l’épanouissement physique. Il peut y avoir des sensations extraordinaires. Il y en a deux que je regrette de ne pas avoir eues : ne pas avoir fait de spéléologie – j’ai toujours regretté de ne pas m’être plongé dans le mystère, dans la nuit. Il y a tout un aspect de danger et de fantastique que j’aurais beaucoup aimé. Ça aurait ajouté quelque chose à mon éventail de disparate, je crois que j’aurais été un peu plus – et ne pas avoir fait de ski, ou plus exactement de saut à ski. Etre en l’air pendant longtemps. C’est une sorte de vertige que j’aurais aimé connaitre. Dans ces deux sports, spéléologie et saut à ski, ce ne sont pas les aspects culte du corps ou épanouissement physique que je regrette, mais recherche de sensations merveilleuses. Les autres ne m’intéressent pas du tout. Je n’aime pas du tout la boxe, je n’aime pas recevoir des coups et je n’aime pas en donner. Il y a d’autres sports intéressants, les sports d’adresse.

Je n’aime pas du tout les sports de compétition quand ça mène les gens à se détester les uns les autres. Je sais m’indigner, mais pas sous cette forme, c’est pourquoi je n’aime pas les matchs d’échecs. J’y suis très opposé, et je l’ai écrit – c’est pourquoi je ne suis pas très bien vu des joueurs d’échecs. Songez que Alékine et Capablanca, lors de leur match de 1927 ne se sont pas adressé la parole une seule fois pendant tout un mois ! Et Fischer et Spassky ! Fischer s’est conduit d’une manière odieuse. Une des raisons qui ont fait que Spassky n’a pas tenu contre Fischer – il lui était peut-être légèrement inférieur, mais pas beaucoup – c’est qu’il ne peut pas détester ses adversaires. Petrossian non plus. Ce sont de bons vivants.

Voilà pour le sport. Je n’ai pas grand chose à en dire, il n’a pas joué un grand rôle dans ma vie.

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Spassky-Fischer

Il est question du célèbre match de championnat du monde de 1972, qui était encore certainement très présent dans les esprits et qui a opposé, en pleine guerre froide, le Soviétique Boris Spassky, champion en titre, et l’Américain Bobby Fischer. Ce dernier avait formulé des exigences sur le lieu, les finances, etc. qui ont fait de la préparation une véritable course d’obstacles. MA

86. Des échecs et des livres

DES ECHECS ET DES LIVRES [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Dans le monde des échecs on cherche à tirer de moi quelques confessions, et c’est à ajouter à la liste des livres que je n’ai pas écrits. Je vais donner, au magnétophone, quelques anecdotes à la British chess magazine, une bonne revue anglaise d’échecs, sur Alekhine, car ils préparent un très gros livre sur Alekhine.

Quand j’ai publié mon livre L’ouverture française qui est un livre d’un style nouveau dans la manière de concevoir la théorie des débuts et les échecs – il était assez unique en son genre, maintenant il a fait école – j’ai su qu’Alekhine avait été très intéressé. Le premier match Alekhine-Euwe, de 1935, avait été gagné par Euwe, puis, deux ans après, Alekhine ayant cessé de boire autant de whisky a gagné contre Euwe.

Alekhine avait du génie et Euwe n’en a pas, c’est un homme très gentil, très sympathique, c’est un gentleman, mais il n’a pas la classe d’Alekhine. Dans l’ouverture française, qui est un certain début é4 é6, j’avais recommandé une certaine manière de se servir de la dame blanche en g4 pour attaquer le pion g7, etc. qui me paraissait mériter d’être essayée.

Il n’y avait pas eu d’expérience connue là-dessus. Alekhine m’a envoyé un petit mot me disant qu’il avait essayé et gagné la partie – il ne suffisait pas de jouer mon coup pour gagner, il fallait ensuite savoir jouer, mais il l’avait jugé bon. D’ailleurs, personne n’a encore trouvé mieux dans cette position-là. Ensuite, quand je l’ai revu, il m’a dit : “Chaque fois que j’ai eu des ouvertures françaises, je suivais votre livre, c’est un bon livre.” Ceci se passait avant la guerre.

Après la guerre, j’ai été nommé expert dans un comité d’experts d’Euratom, le comité SEMEC – sémantique échiquéenne – pour un programme de partie d’échecs par ordinateur. On a créé un groupe d’experts européen au sens d’Euratom, il n’y avait pas d’Anglais, où chacun devait être un peu mathématicien et avoir des connaissances échiquéennes. C’était mal pensé parce que les mathématiques ne servaient pratiquement à rien là-dedans, les connaissances échiquéennes servent à condition de savoir s’en débarrasser – on mettait des obsédés des échecs qui étaient incapables de comprendre que pour faire jouer par ordinateur il ne faut pas suivre exactement les mêmes procédés. Bien connaître les échecs était utile, mais en être obsédé était naïf. Euwe était à la tête de ce comité. Il avait toutes les qualités requises : il avait été prof de maths, champion du monde d’échecs, mais surtout, il a du bon sens – et il dirigeait une petite affaire d’informatique. Il y avait parmi nous Claude Berge, le meilleur en mathématiques et qui joue bien aux échecs. Moi, avec mon disparate, j’étais le second [après Euwe] : je jouais mieux aux échecs que n’importe qui sauf Euwe et j’étais meilleur mathématicien que n’importe qui sauf Claude Berge. Nous étions une bonne douzaine. Nous faisions quelquefois de bons gueuletons à Amsterdam, à Bruxelles, à Milan ou ici même. Un jour Euwe me dit : “Dans le match avec Alekhine, je suivais point par point votre livre sur la française.” De sorte que, quand ils jouaient une française, tous les deux commençaient par jouer les coups que j’avais étudiés – après quoi c’est eux qui jouaient, naturellement, je ne veux pas me donner un autre mérite, ce serait ridicule.

87. Aristocratie

Je voudrais revenir un peu sur les discussions incomplètes mais non oiseuses. Je ne voudrais pas apparaître comme ayant un sentiment aristocratique dans mes rapports avec autrui.

Il y a des gens avec qui je ne discute pas, ce serait oiseux, mais ça ne veut pas dire que je les méprise. Je n’aurais pas de discussion oiseuse avec Marie-Adèle, par exemple, mais je n’ai aucun mépris pour elle, je l’aime bien. C’est finalement le cas de presque tous les gens que je connais, car il y a peu de gens avec qui il n’y a pas de discussions oiseuses, mais je n’ai pas du tout le sentiment d’être séparé de ces gens-là.

Le type de discussion incomplète sont mes discussions avec Saladin, incomplètes mais précieuses.

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Marie-Adèle

Marie-Adèle faisait la cuisine chez FLL, notamment pour les réunions de l’Oulipo. Elle a ensuite ouvert un restaurant, dit-on. Voir le livre Moments oulipiens, le Castor Astral, 2004. MA

88. La structure moléculaire du disparate

Ce Certain disparate n’est pas l’éloge du disparate, ce n’est pas l’éloge du touche-à-tout – qui n’est pas désagréable, mais secondaire. C’est trouver la valeur objective du disparate quand il est organisé et dominé. Je rapporte une expérience sur moi-même. Pour être sûr de sa valeur, il faudrait en constater les effets bénéfiques sur d’autres, or, je n’apporte qu’un seul exemple, je le sais très bien. L’habitude que j’ai de la recherche scientifique fait que je me rends compte que je propose une généralisation sur un cas.

Que peut-on faire ? Peut-être inciter des gens à l’essayer et établir une statistique. Il y a finalement plus d’un cas, je ne suis pas le seul, mais nous formons une minorité secrète et silencieuse. Je sais qu’il y en a eu d’autres, n’ayant pas réussi de la même manière que moi, mais pour les mêmes raisons que moi. Chacun s’est trouvé dans des conditions de vie différentes. Il y a en effet pas mal de cas, que je pourrais même recenser. On peut commencer la statistique sur très peu d’échantillons, un spécialiste a renouvelé la statistique en permettant d’extrapoler sur un très petit nombre de cas, c’est Gosset, un Anglais.

Il vivait à la fin du XIX ème siècle. Il était professeur d’université et signait ses communications : Student. Il n’avait pas le droit de les signer Gosset parce qu’il était en même temps le conseiller de la firme Guiness. A cette époque-là, un professeur d’université ayant en même temps une fonction commerciale était très mal vu. Il y a donc une loi de Student qui permet de tirer des conclusions valables à partir d’un très petit nombre d’échantillons, dans certains cas, sous certaines conditions. On peut même commencer par un seul cas, puis en trouver ensuite quelques autres. On peut aussi retrouver des biographies de gens disparus.

Je crois qu’il faut faire là ce que font les chimistes, ou plutôt les chercheurs, quand ils tombent sur un remède de guérisseur, un remède avec des substances naturelles plus ou moins traitées par le guérisseur. On en fait d’abord l’analyse élémentaire, ensuite, on fait l’analyse chimique du mélange, et quand l’analyse chimique est faite – c’est l’histoire de tous les médicaments que nous prenons – on isole la partie active et on en fait un extrait. Après l’étude chimique de l’extrait, on finit par connaître la molécule, sa structure, on dissèque la molécule, on s’aperçoit qu’il y a des groupes d’atomes qui ne servent pas nécessairement à guérir. Une fois qu’on a écarté les parties inutiles ou nuisibles – ce qui serait à faire dans les drogues dures, on pourrait faire une industrie de drogues délicieuses et inoffensives – on fait la synthèse, puis la synthèse économique, et on lance le médicament.

Je crois que c’est un peu ce qu’il faudrait faire pour l’étude de cet horrible mélange de molécules complexes qu’est mon disparate. Il y a des choses pures mais compliquées, d’autres qui sont plus simples, je ne peux pas en tirer moi-même les conclusions, je me trouve plutôt au niveau du guérisseur, guérisseur sincère qui s’est rendu compte qu’il y a des plantes qui agissent très bien. Je crois que c’est l’une des lignes de l’avenir : voir comment dans l’homme multidimensionnel il y aura à trouver une formule permettant de mieux l’accomplir, et pour lui-même et pour ses rapports avec les autres. Là, c’est Don Quichotte qui parle.

89. Intelligence, délire & castration

CE QUE JE PENSE DES INTELLECTUELS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Il m’arrive d’accepter ou de protester quand on dit de moi que je suis un intellectuel. Cela tient au fait que je donne plusieurs sens au mot, et suivant le contexte dans la discussion, j’accepte ou pas d’être considéré comme un intellectuel. Il est bien connu qu’un certain nombre de gens ont horreur d’être considérés comme des intellectuels parce qu’ils considèrent qu’ils appartiennent au monde des travailleurs, des ouvriers, notamment des manuels, et ils ne veulent pas être mélangés à eux. D’autres au contraire en sont très fiers.

Ma position.

D’abord, je crois qu’il y a deux sens principaux à ce mot : un sens social et un sens idéalisé ou particularisé. Au sens social, l’intellectuel est le reflet d’un certain milieu, de nos jours, dans nos sociétés occidentales. Le mot “intellectuel” indique à ce moment-là l’appartenance à un milieu presque toujours d’origine bourgeoise de quelqu’un qui a fait quelques études et qui gagne sa vie autrement que comme manuel. Intellectuel veut d’abord dire non manuel, et ça va un peu plus loin – un petit employé n’est pas un intellectuel. Ce sont des gens qui ont des professions libérales, notamment, qui ont fait des études au moins secondaires et plutôt universitaires. Dans ce sens-là, mon jugement sur les intellectuels que j’ai connus – et j’en ai connu beaucoup – porte sur leur degré d’intelligence et leur niveau de culture. En général, quand on parle d’un intellectuel dans ce sens, on pense : donc il est intelligent, donc il est cultivé. Or, c’est ce que je conteste, mais sans méchanceté aucune. Je pense que la très grande majorité des intellectuels au sens social n’est pas extrêmement intelligente. Je ne dis pas qu’ils sont bêtes, quand je dis de quelqu’un qu’il n’est pas intelligent, je ne veux pas dire qu’il est bête, disons qu’à partir de 11/20, on est intelligent, à 9/20, on est non intelligent. Pour moi, la majorité des intellectuels a un peu plus de 10. Pourquoi un peu plus de 10 ? Parce que le fait d’avoir fait quelques études est un entraînement qui ne peut pas ne pas développer un peu l’intelligence. Ça exerce un peu, mais ça ne va pas très loin. Donc, le fait d’avoir fait des études donne un point sur vingt – ne me demandez pas comment je mesure mon point – en intelligence.

J.B. Il va bien falloir vous le demander, pourtant ! Ce n’est pas par hasard que l’on passe d’intellectuel à intelligence. Celle-ci apparaît dans ce que vous dites comme une faculté de l’homme qu’on pourrait mesurer. Dans la pratique d’un travailleur manuel, il y a une sorte d’intelligence qui se met en œuvre et qu’on n’appelle pas habituellement intelligence ; et de plus, les critères d’intelligence sont historiques et variables.

F.L.L. J’appellerai intelligence un certain entraînement à l’abstraction, à la pensée abstraite. Les rapports d’un être qui pense à l’abstraction sont de deux sortes. Ça pose même un problème fondamental sur la manière de voir les mathématiques. Aptitude à nager dans l’abstraction ou aptitude à dégager des abstractions à partir du concret. Ce qu’on appelait dans ma jeunesse la mise en équation du problème et le raisonnement. La mise en équation, dégager des structures abstraites à partir de situations concrètes est fondamental. C’est ce qui est nécessaire aux physiciens théoriciens, par exemple, et à tout homme, physicien ou pas. Ensuite, quand une chose est abstraite la capacité de faire des combinaisons entre des abstractions, en dégager d’autres abstractions : c’est l’aspect mathématiques pures.

J.B. Est-ce qu’on ne pourrait pas parler d’une intelligence du concret ?

F.L.L. Je n’y suis pas opposé. C’est plutôt une aptitude au concret. Mais j’aimerais mieux avoir un autre mot – on n’a pas assez de mots dans notre vocabulaire. L’intelligence d’Einstein n’est pas liée – ou extrêmement peu – au concret.

Chez les intellectuels, au sens social du mot, je constate le manque d’une aptitude très élevée à l’abstraction et manque d’intelligence comme instrument d’étude de l’abstraction. En effet, chez l’intellectuel social – celui que je n’admire pas tellement – comme chez le manuel, il peut y avoir un très grand sens du concret. Chez l’homme politique, par exemple qui souvent n’est pas une très grande intelligence au sens abstrait, il peut y avoir une intuition du cœur humain – ce qui lui permet d’avoir un grand nombre de dupes. Je ne dis pas que tous les hommes politiques n’ont que des dupes, mais ça fait partie, au moins de l’apprentissage du métier. J’aimerais donc mieux avoir un autre mot que le mot “intelligence”.

J.B. En ce qui concerne l’aptitude à l’abstraction, prenons le cas typique du mathématicien : ce n’est pas par hasard qu’on parle du savant fou. Finalement, cette intelligence – et c’est pour ça qu’elle est fascinante – n’est jamais qu’une sorte de folie, une façon de se plonger dans un univers qui est un univers fou pour le commun des mortels. Cela peut parfaitement se doubler – c’est l’image classique du savant Cosinus – d’une très grande bêtise concrète, d’une incapacité de s’orienter dans la vie concrète. Donc parler d’intelligence, dans la mesure où ça introduit une échelle de valeurs parmi les êtres humains, est peut-être déformateur.

F.L.L. Il n’y a pas de doute. J’aimerais mieux employer le mot “intelligence” pour la suite de notre conversation dans le sens où elle est nette chez les grands scientifiques ; j’aimerais même la réserver presque aux sciences. L’aptitude à connaître le cœur humain ou à observer les choses est une chose très remarquable, mais je ne sais pas si le mot “intelligence” lui convient. Je ne vois pas l’intelligence qui m’est chère, celle de l’abstraction, très développée chez les intellectuels – bien que je connaisse des intellectuels très intelligents, ce sont des exceptions. Einstein, dont nous admettrons qu’il était intelligent, était employé au bureau des brevets de Berne, et il était un intellectuel. Ce qui me frappe plutôt chez les intellectuels, c’est le fait qu’on leur accorde volontiers d’être très cultivés, alors que je remarque qu’ils ne le sont pas, à quelques exceptions près. Il y a toujours des exceptions dans ce domaine. Autrement dit, c’est une caractéristique d’un milieu.

Par contre, j’aimerais qu’il y ait un autre mot pour désigner des gens dont une minorité est intellectuelle et dont je fais partie : des hyper-intellectuels, par exemple. J’entends par là des gens qui ont un besoin du côté de la culture et de l’exercice de l’intelligence, besoin que je ne ressens pas chez la plupart des “intellectuels”. Ils gagnent leur vie, ils brillent dans les conversations, ça ne va pas très loin. Je crois que ce sens idéalisé que j’appelle hyper-intellectuel convient à un très petit nombre d’intellectuels – hyper ne veut pas dire très grand – mais je connais des gens qui ont cette maladie et je recherche leur compagnie. Je ne recherche pas la compagnie d’un “intellectuel”, j’aime souvent même mieux la compagnie d’un manuel. Le manuel ne m’apporte rien sur le plan de l’intelligence et de la culture, mais il m’apporte des tas de choses intéressantes, comme je recherche la compagnie d’un chat.

Le mot “intellectuel” n’est pas pour moi un mot dans lequel il y a une arrière pensée de mépris ou d’humiliation. Je les vois tels qu’ils sont, évidemment, en général, les intellectuels ne sont pas très contents de l’idée que j’ai d’eux. Par contre, j’aime avoir des réunions à quatre ou cinq avec des hyper-intellectuels qui ont la même maladie que moi.

J.B. Là, vous m’interessez beaucoup plus, quand vous parlez de maladie. Il y a une différence de nature entre l’instituteur de village, qui sera l’intellectuel du coin, qui parlera avec un semblant de rationalité, avec une certaine prétention à détenir la vérité, qui me paraît plutôt gris et minable, et les hyper-intellectuels, qui ont cette espèce de folie, de maladie et qui, dans le langage courant, s’appellent les grands intellectuels.

F.L.L. Là, je proteste !

J.B. Je veux dire qu’il y a une différence de nature entre cette classe très large des gens qui ont fait des études secondaires, qui ont un métier “intellectuel” et les gens qui sont fous de cela.

F.L.L. Oui, Hokusai était fou de dessin, moi, je suis fou d’intelligence.

J.B. Le mot intelligence ne peut pas s’appliquer dans les deux cas.

F.L.L. Non. Dans ce que vous dites, il y a seulement un point que je voudrais relever : je préfère l’instituteur en question à l’écrivain parisien ou à l’académisable. Lui me paraît mieux à sa place, je me sens plus près de lui, il fait un travail d’artisan, un travail de besogneux, qui n’est pas négligeable. Il n’y a pas forcément en lui une fatuité et une présomption que je vois chez l’écrivain parisien. Entre les hyper-intellectuels et l’instituteur, je mettrais les intellectuels qui se prennent vraiment pour des intellectuels de grande classe, de grande intelligence, de grande culture, ce que je leur conteste.

J.B. J’aimerais que nous arrivions à dégager des critères qui permettent de rompre avec cette image habituelle d’une échelle linéaire qui partirait des grands intellectuels. De même que vous préférez l’instituteur de village à l’écrivain fat, de même, le discours superstitieux du rebouteux ou de la bergère de ce village est peut-être plus intelligent que celui de l’instituteur qui débarque de son école normale de province.

F.L.L. Oui, c’est possible. Mais ce que je cherche dans les êtres humains, ce n’est pas que l’intelligence. Nous employons le même mot dans des sens différents. J’aimerais avoir plusieurs mots pour parler de qualités mentales différentes et que l’on range généralement sous le mot “intelligence”. Par exemple, je pense qu’entre le paysan et Einstein, il n’y a pas une différence linéaire, ils ne sont pas sur la même ligne. Je pense qu’il y a des gens qui sont des hyper-paysans et qui sont très remarquables – à beaucoup d’égards, un grand homme d’Etat, un grand homme politique est plutôt un hyper-paysan, en tout cas pour les relations de village, si ce n’est pour les relations avec le soleil et la terre. J’appellerais ça autrement. Les grands hommes d’Etat, ceux que j’admire, Richelieu, Staline, des hommes d’Etat de grande valeur – je n’apprécie pas ici leur sens moral – n’ont pas eu, je crois, une intelligence élevée au sens où je l’ai pris avec vous : ils n’auraient pas fait des scientifiques remarquables. J’en suis à peu près sûr. Mais ils avaient des qualités que n’ont pas les scientifiques et pour lesquelles j’aimerais mieux avoir un autre mot.

J.B. Si Einstein avait été intelligent, il aurait été un excellent employé du bureau des brevets de Berne ; mais c’était un employé médiocre, comme il avait été un élève médiocre. Ce qui en a fait le génie qu’on sait, c’est plutôt quelque chose qui relève de la folie. C’est le débat sur le rationalisme.

F.L.L. Mais je ne confonds pas intelligence et rationalisme ! D’abord, je sépare rationalisme et rationalité ; rationalisme et rationnel. Le mot rationalisme recouvre un grand nombre de notions différentes. On peut croire en Dieu et être rationaliste, être athée et rationaliste. Rationalisme, rationalité, rationnel, scientifique, intelligent, sont des choses différentes. Je pense, en effet, que l’un des rationalismes n’exige pas beaucoup d’intelligence et s’en écarte même. J’ai pris le mot “intelligence” dans un sens différent de rationalisme et de rationalité.

J.B. Ce qui m’intéresse dans votre manière d’aimer les sciences, c’est que vous les aimez de la même façon que les arts…

F.L.L. Comme j’aime tout, sensuellement.

J.B. … comme les gens qui produisent quelque chose. Il y a comme de la folie qui circule là, comme un délire. Inventer la relativité, à l’époque, c’est du délire pur et simple. C’est ça qui vous plaît, c’est ce qui me plaît aussi, et là, nous nous entendons. Quand vous en parlez, vous semblez ramener cela à la question de savoir si Einstein était intelligent ou pas et j’ai l’impression que vous écrasez le plaisir que vous y trouvez.

F.L.L. Non, je lui donne 19 ! Le délire commence vers 13 à mon avis. Malheureusement, mes “intellectuels” sont intelligents, ils ont 11 !

J.B. Ils sont encore loin du délire.

F.L.L. Oui, loin de l’intelligence-possibilité de créer quelque chose. C’est la différence qu’il y a entre les mathématiques du secondaire, puis universitaires, puis enfin des vraies mathématiques, celles où commence le délire. Evidemment, le délire peut commencer plus tôt, pour moi, il a commencé très tôt, par exemple. Je suis d’accord avec vous sur l’emploi du mot “délire”, en effet, à un certain niveau, ça peut commencer.

J.B. Prenons votre exemple : un enfant de six ans qui passe son temps à travailler sur les chiffres élémentaires et qui occupe comme ça des heures et des heures. Il est évident que pour un milieu qui s’en occuperait trop, comme c’est souvent le cas aujourd’hui parce que les parents deviennent très soucieux de la psychologie de leur rejeton, c’est un enfant inquiétant, un peu fou. Or, c’est par cela qu’il est intéressant, c’est là que quelque chose se passe.

F.L.L. Attention ! Je ne suis pas absolument d’accord avec vous. L’intelligence, comme n’importe quoi de bien, ne devient vraiment bien que lorsque ça atteint le délire, l’intelligence, l’amour, les jouissances sensuelles, les jouissances de la vie, la musique, etc. Mais ça ne veut pas dire que délirer est ce qu’il y a de mieux en intelligence ! Il y a une forme de délire qui est de la sous-intelligence, du sous-amour, etc. Autrement dit, l’intelligence débouche sur une forme de délire, mais il y a d’autres délires sans intérêt. N’inversons pas les choses, l’extrême activité de l’intelligence ou de l’affectivité ou des sens tombe dans le délire ; mais tout ce qui tombe dans le délire n’est pas forcément cela. Je me refuse à inverser.

J.B. Si l’on compare l’intelligence d’école normale, qui me parait très conformiste, et la relativité générale qui est de l’anticonformisme à l’état pur, il y a une différence de nature entre ces deux sortes d’intelligence.

F.L.L. Peut-être, c’est peut-être aussi une différence de degré. Quand vous dites : différence de nature, je me demande si ça ne revient pas à soutenir une thèse en faveur des surdoués.

J.B. L’exemple d’Einstein montre le contraire, puisque c’était un élève médiocre.

F.L.L. Effectivement, mais attention, Einstein n’était pas un surdoué, mais il a réussi! Prenons des Normale-sup. : s’ils étaient nés dans un autre milieu, ils auraient peut-être fait mieux. Je pense que certaines structures sociales prennent des êtres humains à partir d’un certain âge, en améliorent beaucoup les capacités puis, à un moment donné, les châtrent. Je crois qu’il y a un effet de castration dans les grandes écoles. Chaque fois que vous parlez de Normale-sup. […]

J.B. Je pensais à l’école normale d’instituteurs, qui est le représentant type de cette idéologie laïque qui croit beaucoup à la science, qui croit beaucoup aux lumières contre la superstition paysanne. Je ne suis pas sûr que l’intelligence qu’elle prône soit si intéressante par rapport à d’autres formes de fonctionnement. Cette pensée laïque, très française d’ailleurs, revendique les Einstein, or, je dis que ce sont des gens qui leur échappent complètement, ce sont des gens qui sont très loin de leur conformisme.

F.L.L. Je ne sais pas si Einstein aurait été de votre avis, j’ai tendance à croire qu’il aurait été du mien – c’est une tendance qu’il m’est difficile de démontrer. Je pense qu’il y a dans une société comme la nôtre en ce moment, une tendance à développer des capacités, et à bien les développer, tant que ça peut servir la production de la société en question. Ensuite, on châtre. Mais elle se développe quand même! Je crois qu’un paysan ou un villageois aurait gagné à avoir cette formation, sans perdre ses capacités. On les lui fait peut-être perdre, on lui donne quelque chose d’autre à la place, ensuite, on châtre : on a un intellectuel. Mais ce n’est pas celui qui m’inquiète le plus, c’est plutôt le bourgeois fat. L’instituteur, évidemment, est mis à l’écart. De ce point de vue, j’aurais plutôt tendance à me mettre de son côté pour revendiquer plus de place.