F.L.L. Il y a un disparate qui est une mystification, on l’appelle alors amateurisme, dilettantisme. C’est pourquoi je tiens aussi à affirmer la nécessité d’un certain non-disparate. Il doit y avoir des moments de concentration.
Il peut y avoir mystification à propos de n’importe quoi de bon, je l’ai très bien senti dans le cas des mots. Les mots sont le domaine même de la mystification. Je remarque qu’il y a un emploi des mots erroné et plus loin un emploi malhonnête ; on se sert de mots pour escroquer les gens, il n’y a qu’à ouvrir chaque jour le journal pour le constater. J’aurais quelquefois la tentation de rétablir le sens des mots, mais jamais je ne vous le proposerai pour ce livre, car voilà à quoi nous aboutirions : nous serions amenés à faire des substitutions d’escroqueries les unes aux autres. Je ne crois pas qu’à part le domaine scientifique, il y ait un domaine des relations humaines où les mots seraient univoques, où il y aurait des sens meilleurs que d’autres. Ce que je dénonce, c’est que derrière la définition qu’on donne des mots, il y a souvent une mauvaise action.
J.M.L.L. Il y a deux niveaux dans ce problème. Le premier est celui de l’escroquerie explicite, du détournement de sens conscient qui doit être dénoncé mais qui est un cas facile. Le second niveau est celui de la polysémie implicite et nécessaire de chaque mot et qui fait que chaque groupe social ou chaque locuteur tire cette polysémie dans un certain sens.
F.L.L. Oui, on lutte pour des choses que l’on désigne par des mots, différents ou identiques. Identiques quand ce devrait être différent, différents quand ce devrait être identique.
J.M.L.L. Il y a un problème concernant le vocabulaire scientifique. En admettant qu’à l’intérieur d’une pratique scientifique déterminée chaque mot, dans la mesure où il se réfère à un concept pris dans un cadre formel précis, à un sens bien déterminé, il n’en demeure pas moins un double problème : les mots servant à dénommer un concept précis sont la plupart du temps empruntés au langage courant et subissent par là même un premier détournement de sens ; d’autre part, lorsqu’ils sortent du langage scientifique pour retourner au langage courant, i l y a un deuxième détournement de sens.
J.B.G. Ce qui donne le « tout-est-relatif-comme-disait-Einstein ».
F.L.L. Exactement. Je suis membre du comité d’étude des termes techniques français, membre du comité consultatif du langage scientifique de l’Académie des Sciences, expert consultant à la commission du dictionnaire de l’Académie Française, j’ai fait en outre partie de divers comités de terminologie aujourd’hui disparus.
J.M.L.L. Vous devez donc avoir une doctrine sur le choix de la terminologie scientifique.
F.L.L. Absolument. Et j’ai aussi une doctrine sur les capacités et l’intelligence des gens qui collaborent à ces commissions. Je n’ai pas tant une doctrine que des réactions.
J.M.L.L. II faudrait montrer sur des exemples les effets parfois très importants et en général non maîtrisés de ce phénomène de détournements successifs des termes que je crois inévitables et dont je crois que la seule chose que l’on puisse faire n’est pas de l’atténuer mais au moins de l’énoncer clairement. Un exemple typique de ce double mouvement est actuellement celui de « l’énergie ». Le mot a été pris chez Aristote où il avait un sens philosophique beaucoup plus général, puis il s’est progressivement transformé jusqu’à devenir un concept scientifique précis vers 1850 lorsque la loi de conservation de l’énergie a été mise à jour. On est actuellement en pleine crise de l’énergie ; or il est clair que ce n’est pas l’énergie au sens strictement physique qu’il s’agit, il s’agit d’un problème économico social. Le fait de référer ce problème à un aspect strictement scientifique n’est pas sans importance. Mais il y a maintenant un nouvel aspect, il y a quelques jours, un ministre a dit : « Il n’y a pas de crise de l’énergie puisque l’énergie est conservée. »
F.L.L. Nous vivons en plein Bouvard et Pécuchet.
J’ai été longtemps le fournisseur d’Étiemble en termes mathématiques farfelus. En effet, les mathématiques sont le domaine où il y a le plus de glissements de l’ordinaire à l’abstraction scientifique.
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« l’énergie »
Etymologiquement lié à ergon (action, oeuvre, travail). Aristote, Métaphysique 4, 1007 b 29 utilise le couple dynamis/energeia pour rendre compte du mouvement: passage de la puissance (dynamis) à l’acte (energeia) et son accomplissement ou état achevé (l’entélélechie). L’ Ethique à Nicomaque I, 6, 1098 a 5 présente le concept dans son acception morale, en lien avec l’ethos (aptitude, manière d’être), et productrice d’ergon (oeuvre accomplie). Enfin, la Rhetorique III, 1410 b 36 offre un autre emploi du terme (les manuscrits donnent energeia ou enargeia, et cette double leçon aura de conséquenses sur l’histoire ultérieure de la rhétorique) pour caractériser les métaphores: une métaphore doit peindre vivement aux auditeurs les choses en acte, soit que l’enargeia découle de la représentation de la vie, du mouvement, soit que le discours lui-même anime les choses inanimées.
Le terme d’énergie réapparait concurrement en anglais et en français en physique au début du XVIIIème siècle (on le rencontre dès longtemps en italien chez Galilée). Il a été introduit en mécanique par les mathématiciens et physiciens du XVIIIème siècle (Jean Bernoulli dans une lettre à Varignon en 1717), dans le sillage des critiques que Leibnitz avait adressé à la théorie cartésienne du mouvement (Leinitz parle de vis viva, ou force vive). John Toland en 1704 l’utilise dans la 5ème de ses Letters to Serena, affirmant l’autokinesy de la matière (un des postulats du matérialisme des Lumières —voir par exemple Diderot, Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, ou encore d’Holbach, Le Système de la nature).
La découverte et la spécification du principe de conservation (en germe dans la physique et la métaphysique leibnitzienne) et donc le concept d’énergie s’étale sans doute sur une quarantaine d’année, et implique de nombreux savants (Carnot, Joule, Helmholtz, Thompson…) entre 1824 (Sadi Carnot, Reflexion sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance) et 1860 (travaux de William Thompson/Lord Kelvin).
FLL avait peut-être lu l’article de Y. Elkana paru en 1970 dans les Archives Internationales d’Histoire des Sciences v. 23, n°90-91: “The conservation of energy: a case of simultaneous discovery?“. Il se souvenait peut-être aussi du livre de Max Planck Das Prinzip der Erhaltung der Energie (1887): ”[je supposerai] donc que le concept d’énergie en physique tient avant tout sa signification du principe de conservation qui le concerne.” AFG