100. Politique, échecs

F.L.L. C’est juste. A priori, a posteriori, encore une vieille querelle. C’est la même chose en politique, par exemple.

Prenons les discussions qu’il y a en ce moment autour du plan Barre. La C.G.T., la C.F.D.T., la F.E.N. prennent une position et un autre syndicat, F.O., prend une position dont je crois deviner qu’elle n’est pas défavorable au plan Barre, c’est le moins qu’on puisse dire. Que nous dit monsieur Bergeron ? Avant la publication du plan, il nous disait qu’il ne pouvait pas juger avant d’avoir lu, comment messieurs Séguy ou Maire peuvent-ils condamner une chose qu’ils n’ont pas encore entendue ? Mais c’est Séguy et Maire qui ont raison ! Ils font un procès d’intention, ils disent, a priori, que c’est mauvais ; oui, mais à la suite d’un tas d’à posteriori, on commence à avoir des idées a priori.

Il y a un autre cas : Hitler s’empare de l’Autriche, s’empare de la Tchécoslovaquie, mais on dit en Angleterre et en France : “Qu’est-ce qui vous prouve qu’il va attaquer ?” Les anti-fascistes disaient : “On n’a pas besoin d’attendre, nous l’accusons à l’avance !” Il y a un a priori qui est un a posteriori.

Il y a une anecdote analogue aux échecs. Nimzovitch était un grand joueur, un des plus grands de tous les temps.

Il était très nerveux, et il ne pouvait pas supporter que l’on fume pendant qu’il jouait. Un jour, il jouait avec un autre très bon joueur, et celui-ci commence à sortir un cigare et le met sur la table à côté de lui. Nimzovitch donne des signes de nervosité. Puis, il sort une boîte d’allumettes.

Nimzovitch excédé, lui dit : “Je vous en prie, il est entendu qu’on ne doit pas fumer !

— Mais je n’ai pas fumé!

— Vous savez bien qu’aux échecs la menace est déjà quelque chose qui produit un effet.”

101. Opéra, Wagner

C’est la même chose, a priori/a posteriori. C’est là où mon expérience de l’opéra me montre qu’à peu près tous les opéras sont comme cela. Wagner est ce que j’ai trouvé de mieux sur ce plan, il a écrit lui-même le texte. Ce n’est pas extraordinaire, mais ça peut passer, c’est un écrivain moyen. Je m’en passerais, j’aime mieux entendre la musique de Wagner sans le texte ; je pourrais lire ce texte sans désagrément, mais j’aimerais mieux lire autre chose, j’aimerais mieux lire un bon roman policier. C’est l’optimum que j’ai trouvé dans les opéras : un texte acceptable, dû au compositeur lui-même qui a une bonne culture et un certain talent littéraire, et une musique que je n’aime pas beaucoup, mais qui est assez remarquable.

Donc, tellement d’expériences montrent que l’opéra est raté que j’attends que vous m’en apportiez un… mais je ne me dérangerai pas pour aller l’écouter, il faudrait que j’aie un filtrage.

102. Fatrasie, alexandrins

J’avais commencé une autre fatrasie, mais je l’ai jetée sans la terminer. Je l’avais intitulée : Des mots mis hors leurs places enseignons le pouvoir. Cette fatrasie était à l’autre extrémité de la première : Au commencement était le chaos, puis la lumière est séparée des ténèbres, j’avais compris que je n’arriverais pas à créer les animaux, les plantes, etc. et j’y avais renoncé. A l’autre extrémité, le huitième jour en quelque sorte, mon jour à moi, j’avais fait ma fatrasie, à savoir mettre ensemble des mots et des expressions extrêmement écartés les uns des autres, mais pas au point qu’il n’en reste rien, je tâchais d’arriver à faire quelque chose qui soit non-sense au maximum, mais pas complètement écartelé. Après l’avoir jetée, je me suis aperçu que le titre que je m’étais proposé était celui qui convenait le mieux. Il fait allusion, bien sûr à l’autre vers D’un mot mis en sa place enseignons le pouvoir, qui est un alexandrin, c’est-à-dire un vers de douze pieds, divisible par deux, par trois, par quatre, par six. Cette divisibilité est en partie la vertu de l’alexandrin. Mais ici, j’ai treize pieds.

Pendant une grande partie de ma vie, disons pendant cinquante ans, j’ai été fasciné par le vers de treize pieds – que j’appelle plutôt l’alexandrin de treize pieds, parce que son intérêt est lié au fait qu’il n’est pas un alexandrin, à condition que l’on soit sensible au nombre de pieds, comme je le suis énormément, quand on me parle ou quand je parle, je sens très bien s’il s’agit d’alexandrin, de vers de treize pieds ou de quatorze ou de onze – onze est intéressant, mais moins. Je suis très sensible aux longueurs. Pour cette fatrasie, justement, l’alexandrin de treize pieds est une longueur qui met un peu mal à l’aise.

103. La voix, les chanteurs

J.B. Je voudrais revenir à la voix : est-ce à la voix que vous en avez, ou à la voix proférant des paroles ? et qu’est-ce que c’est qu’une voix ne proférant pas de paroles. Et puis, quel rapport y a-t-il entre cela et le fait que vous avez été élevé dans un milieu musical, notamment avec une cantatrice célèbre ?

F.L.L. Ce qui me choque dans l’association de la voix et de la musique, même quand elle ne prononce pas de mots et qu’elle est traitée comme un instrument – et c’est un instrument remarquable qui, à mon avis, est gâché. C’est justement ce que je reproche à ce système. Lorsque l’on parle sous le coup de l’émotion, que l’on est indigné, qu’on dit “je t’aime”, etc. si l’on fait attention à ce moment-là à la qualité musicale de la parole, on tombe sur des trésors qui sont complètement négligés par la musique. Je sens vivement les voix humaines, quand elles disent quelque chose sans aucun accompagnement musical, comme ayant une finesse, évidemment très peu perceptible, mais beaucoup plus fine que ce que je trouve dans la musique.

Autrement dit, je crois que la voix parlée a des nuances qui sont complètement gâchées par une sorte de grossièreté de ce qu’on exige de la voix comme instrument. C’est d’ailleurs pour ça que j’apprécie d’entendre parler un Chinois ou un Russe. La langue russe, dans certaines régions, est très caressante, c’est délicieux à entendre, sans comprendre ce qui se dit. On peut se douter que c’est d’amour que l’on parle – je dis “d’amour” parce que c’est ce qu’il y a de plus intéressant, à beaucoup d’égards, dans les activités humaines sur le plan émotif. Le chinois aussi.

Il s’agit en effet de la qualité musicale de la voix, mais pas traitée comme un instrument, robotisée en quelque sorte par les partitions ou par les compositeurs. Je crois qu’on néglige quelque chose de très, très fin. C’est un peu mieux dans quelques bonnes chansons – c’est déjà mieux que l’opéra.

Une chanson sur cent vaut mieux que n’importe quel opéra, à mon avis, mais une chanson sur cent, ce n’est pas beaucoup. Je juge de la qualité moyenne d’une activité par rapport à une espèce de critère général : s’il y a 10% de bon, c’est bien, plus de 10%, c’est encore mieux, moins de 10%, ce n’est pas très bien. Mais enfin, j’accepte quelques très bonnes chansons quand même.

J.B. J’ai une certaine fascination pour le folklore, et il est remarquable que, lorsque l’on fait des enregistrements, la plupart du temps, les gens chantent faux – au sens musical, conservatoire. Ils sont beaucoup plus proches de la voix, c’est une sorte de prolongement de l’intonation jusqu’au chant, de décalage par rapport au discours quotidien, mais ça n’est pas encore vraiment musical. Mais il est très difficile de faire une séparation, de dire à partir de quand on est devant un traitement musical de la voix. Ce que j’aime dans la voix, c’est une espèce de branchement sur quelque chose comme une origine, sur une tradition qui me parait très ancienne.

F.L.L. Oui, je veux bien. En tous cas, c’est une amélioration que cet écart (de la musique) par rapport à ce que le compositeur pourrait attendre. Tricher à ce moment-là, c’est rétablir une vérité, pour moi, c’est sûr. Je me trompe peut-être sur moi-même, mais pour répondre à la seconde partie de votre question précédente, j’ai l’impression que j’aurais été comme ça même si je n’avais pas connu une grande cantatrice et ce milieu frelaté – comme le milieu de n’importe qui, d’ailleurs, nous sortons tous d’un milieu frelaté, mais plus ou moins, ou différemment. Je crois que, de toute façon, j’aurais eu la même position – encore une fois, je ne peux pas le garantir.

Ceci dit, ça a peut-être joué un petit rôle quand même.

J.B. Qu’est-ce que c’était qu’une cantatrice pour le petit enfant que vous étiez ? Maintenant, vous avez une façon rationnelle d’expliquer tout cela, je pense qu’il serait intéressant d’en trouver les racines ; il y a là surtout quelque chose que vous n’aimez pas, vous expliquez ensuite pourquoi.

F.L.L. Pour autant que je puisse dire que j’avais les germes d’une théorie du disparate très jeune, très tôt – sans avoir jamais prononcé le mot, je ne l’ai jamais tant prononcé que depuis que je vous connais ! – j’ai réagi en vertu de cette théorie d’un mauvais disparate, parce que mon amour pour ma mère aurait pu me pousser à aimer cette chose-là. J’idolâtrais ma mère et ça aurait tendu à me faire accepter tout ce qu’elle me proposait, or je me sentais en complet désaccord avec elle là-dessus.

Pourtant j’acceptais beaucoup de choses qu’elle me proposait parce que cela venait d’elle : elle m’avait par exemple donné son goût pour les bananes antillaises, et pour moi, il n’y avait rien de mieux au monde – depuis, j’ai un peu changé, mais enfin, je les accepte encore volontiers.

Vous me direz que c’est moins important, et encore ! il y a dans la flavour d’une bonne banane des Antilles quelque chose de comparable à ce que l’on peut trouver justement dans la parole telle que je la défendais tout à l’heure.

Il est difficile de s’en apercevoir. Il faudrait faire attention aux nuances à côté desquelles on risque de passer dans la vie. C’est une chose à laquelle j’ai été très sensible. Les quelques poèmes que j’ai faits et que j’ai conservés sont consacrés à ça au fond, c’est-à-dire des nuances que l’on oublie, auxquelles on ne pense pas.

Tout ce monde me sortait par le nez, les yeux et les oreilles. En plus de cela, j’étais allergique au comportement social de ces gens-là, même s’ils n’avaient pas été chanteurs, leur attitude me déplaisait beaucoup. Comme toujours, il y a quand même un intérêt à se pencher sur ce qui vous déplaît beaucoup, mais je m’arrête au bout d’un moment et je préfère me pencher sur ce qui me plaît beaucoup.

104. Les rêves

[Bande XI. Face 2.]

F.L.L. Je me suis toujours intéressé à mes rêves, mais ila fallu que j’attende l’après-guerre pour connaître les travaux de l’Ecole de Lyon, notamment sur l’existence du sommeil paradoxal. Je me suis rendu compte alors qu’outre les périodes de sommeil profond sans rêve et les périodes de sommeil paradoxal, il y avait la période d’endormissement, très différente du sommeil paradoxal. L’endormissement peut se cultiver : quand je m’endors, je vise toujours des images visuelles, alors que je n’ai aucun pouvoir sur le sommeil paradoxal – c’est lui qui commence [commande (MA)].

Avant la guerre, j’avais constitué une belle collection de mes rêves, qui présentait de l’intérêt surtout pour moi, car lorsque je relisais un de mes rêves je ressuscitais quelque chose qui me rendait la lecture de mon compte-rendu beaucoup plus intéressante que pour quelqu’un d’autre. Mais je me rendais compte aussi que, même ressuscité à l’état de veille, cela n’avait plus la même valeur que pendant le moment où je rêvais, ni cette valeur intermédiaire du moment du réveil. C’est à ce moment – où le rêve a encore une puissance très active sur moi – que j’aimerais ne pas le perdre : en ne notant pas mes rêves à ce moment, j’ai perdu de véritables trésors qui seraient intéressants même pour l’étude du fonctionnement psychique général.

Au cours de mes rêves, j’ai créé quelques mots très intéressants et qui me paraissaient chargés de sens ; je m’en souviens une demi-heure après mon réveil, puis ils me sortent de la mémoire. Si je m’en souviens pendant une demi-heure, c’est que le mot est prononçable. Mais il y a aussi des mots imprononçables au réveilalors qu’ils l’étaient dans mon rêve.

Je fais très peu de rêves purement tactiles. Je crois que beaucoup d’entre eux naissent non pas tant de souvenirs tactiles que de sensations éprouvées au moment même. Quand je dors, mon corps existe, il existe peut-être même plus à ce moment-là qu’à d’autres.

Certaines pressions légères du drap sur les cuisses, les genoux ou les épaules suffisent à provoquer un rêve. J’ai des rêves de pratiquement toutes les sensations : des rêves olfactifs avec des odeurs merveilleuses, exquises ; des rêves gustatifs. Je n’ai pas de rêves thermiques, alors que j’ai des rêves tactiles mécaniques.

Nos rêves nous suggèrent souvent des possibilités que nous ne mettons pas en valeur ensuite, parce que si on essayait de les mettre en valeur, on serait écrasé par la société, on ne parviendrait pas à gagner sa vie. C’est un peu le problème de l’art, surtout l’art abstrait et la musique ; il nous propose des schémas d’organisation et d’activité de notre mentalité dont nous n’avons que faire pour gagner notre vie. Notre subconscient serait capable d’un grand nombre de modèles d’activité que nous avons intérêt à écarter pour faire face aux difficultés de la vie non seulement sociale mais naturelle. Une auto-mutilation est donc indispensable et s’effectue automatiquement. Mais dans la mesure où on peut dégager un peu de liberté pour l’homme, il y aurait intérêt à récupérer certains éléments dans ce qui est mutilé. Une des missions de l’art est de désautomutiler l’homme. C’est ce que le surréalisme a tenté d’atteindre, même s‘il n’y est pas parvenu.

Les tables des matières des manuels universitaires de psychologie nous proposent des sentiments, des idées, des sensations dont nous sommes capables, cent manières d’aimer, cent manières de haïr – alors qu’il y en a des milliers. Mais il y a une quantité de choses pour lesquelles nous n’avons pas de mots, et ces états mentaux se développent dans nos rêves. Quelquefois je les ressents comme si je rêvais pendant une demi-seconde dans ma vie éveillée. Nous sommes capables d’un très grand nombre d’états mentaux qui ne sont absolument pas étudiés par les psychologues, parce que même les plus intelligents d’entre eux ne sont pas aptes à étudier des questions. Je crois qu’en matière de psychologie, quelques romanciers valent toujours mieux que les psychologues. Quelques musiciens aussi ; j’ai déjà dit comment pour moi une partition est un compte-rendu psychologique. Nous avons donc les traités de psychologie, puis – beaucoup plus fins – certains romanciers ou certains poètes, puis au-dessus encore, le rêve. Non pas le rêve remémoré au moment du réveil, mais un peu avant qu’on l’ait perdu. L’un des buts de la vie en société serait de gagner sur cette part que nous perdons.

105. Anthologie poétique, castration

Je me suis découvert une tendance très précoce à l’abstraction. J’imagine que je l’avais dès avant trois ans et que des spécialistes de psychologie animale auraient pu la déceler. Très enfant, je cherchais les correspondances qui peuvent exister entre les sons, les mots et les idées. J’étais déjà sensible au parallélisme entre la signification de ce qu’on exprimait et la manière dont on l’exprimait. Cette intuition était très vague.

La poésie, même médiocre, est quelque chose qui n’a pas son équivalent en-dehors de la poésie. J’aurais tendance – au lieu de voir comme d’autres de la poésie dans la prose, etc. – à croire qu’il y a d’un côté les poètes et d’un autre côté ceux qui ne le sont pas, qu’ils soient écrivains ou non. Un romancier est plus près d’un homme ordinaire que d’un poète. Bien sûr, i l peut y avoir des traces de poésie dans des proses merveilleuses, mais ce sont des exceptions.

Au début de la guerre, j’avais fait mon anthologie poétique, de manière à pouvoir emporter avec moi une majorité de poèmes qui me plaisaient. S’ilavait fallu que j’emporte les livres dont i ls étaient extraits, cela aurait représenté une véritable bibliothèque.

(feuilletage, commentaires rapides et lecture.)

[Bande XII, face 1]

J.B.G. Ce qui vous gêne, dites-vous, dans le rapport musique/paroles, c’est que les œuvres musicales ne coïncident pas avec la finesse de la parole employée en tant que telle ; mais la même remarque serait valable pour la plupart des formes artistiques. Vous suivre au pied de la lettre reviendrait à demander à ce que l’art ne soit qu’un décalque encore plus fin et plus précis de la réalité.

F.L.L. Je vous renvoie à mon texte sur Magnelli, dans lequel je développe l’idée qu’un certain art abstrait est la transcription extrêmement fine et la libération de potentialités de nos neurones mises à l’écart du fait de la vie. Il en est de même pour la musique.

J.B.G. Mais de même que vous opposez la voix chantée à la voix parlée, vous pourriez opposer la musique en général à la vérité et à la finesse des chants d’oiseaux.

F.L.L. Non, car ce à quoi je suis sensible, ce n’est pas la musique de la nature, c’est la mienne et celle des autres hommes. Je ne crois pas, par exemple, qu’on obtienne une très belle musique en installant une harpe éolienne dans les arbres. Ce qui m’intéresse, c’est de dégager des potentialités qui sont inscrites dans notre structure ce que nous ne pouvons pas dégager du fait de notre existence.

J.B.G. Vous devriez être intéressé par les travaux qui se font actuellement sur des voix enregistrées et dont on coupe les attaques. etc. Mais il semble que ce soit le matériau même qui vous déplaît.

F.L.L. C’est le fait qu’on a châtré la voix humaine, qu’on l’a empêchée d’être vraiment expressive. Au moment où je faisais la cour à une femme, ma voix et la sienne m’apportaient des choses que je ne trouve dans aucune musique notée. C’est un degré de finesse qui n’est pas atteint autrement.

J.B.G. Mais rien ne prouve que pour retrouver ce type de finesse dans l’expressivité i l soit nécessaire d’en passer par la voix humaine. Rien ne dit que la voix soit le meilleur instrument musical pour reproduire la voix.

F.L.L. Je pense en effet qu’on peut atteindre des nuances très remarquables par la seule musique instrumentale. Par la voix aussi ; mais la manière dont on les a associées a été absolument lamentable. C’est une combinaison chimique de deux éléments qui séparément ont montré qu’ils peuvent apporter beaucoup ; peut-être pourrait-on en faire une combinaison supérieure, mais jusqu’ici le résultat est toujours négatif.

J.B.G. C’est un peu comme s’il vous apparaissait sacrilège d’utiliser la voix comme un instrument musical.

F.L.L. Non, je m’aperçois que lorsqu’on l’utilise comme telle je n’y trouve plus ce que j’y trouve lorsque je l’entends. C’est expérimental.

J.B.G. Pourquoi chercher dans la voix chantée ce que vous trouvez dans la voix parlée. Le sacrilège serait de retirer à la voix ce qui fait sa qualité, à vos yeux.

F.L.L. Tout ce que je vois dans le chant, c’est une operation financière perdante.

J.B.G. Est-ce qu’on n’y gagne rien par essence ou bien parce qu’on n’a pas encore été capable de ?

F.L.L. Cela fait partie de la grande liste de questions auxquelles vous aimeriez que je réponde et auxquelles je ne réponds pas, par extrême humilité scientifique. Mais je crois qu’on devrait continuer les recherches : de même qu’on épie les gens en train de rêver, on pourrait les épier en train de parler de manière extrêmement expressive.

Ce qui m’irrite surtout dans les rapports musique/parole, c’est l’association stricte syllabe/note. Dans la plupart des cas, la musique n’est pas intéressante en soi, les textes non plus – avec une petite exception pour Wagner, qui vaut peu au lieu de ne valoir rien, il ne serait pas impossible qu’en associant une musique qui vaut peu de chose et un texte qui vaut peu de chose on obtienne quelque chose de merveilleux, mais ça n’a jamais été fait. Ce que je concéderai, c’est qu’un texte et une musique que je tiens pour médiocres, dans une association qui n’est pas aussi contraignante que celle de l’opérette ou de l’opéra, certaines chansons donc peuvent toucher des cordes dans nos souvenirs ; mais ce sont ces souvenirs qui comptent, ce qui nous est arrivé à ce moment-là. La chanson est un ersatz pour faire resurgir le souvenir.

106. Le disparate évite la mystification


F.L.L. Le disparate créateur consiste à rapprocher des éléments qui n’ont pas l’habitude de se trouver ensemble, à la différence de l’hétéroclite ! Ces rapprochements peuvent faire surgir des valeurs nouvelles. Dans de nombreux cas, la pratique de ce disparate approche de la distanciation. Cette distanciation se permet de ne pas me laisser posséder par des mystifications.

J.M.L.L. Quelles mystifications ? À quel moment et en vertu de quels critères soupçonnez-vous que vous êtes l’objet d’une mystification ?

F.L.L. Par mystification, j’entends les hypocrisies sociales. Je ne crains pas d’être moi-même victime de mystifications, je suis assez bien armé pour y résister. Mais je m’aperçois de la mystification faite par les uns à d’autres ; dans l’emploi de certains mots, de certains protocoles, certaines règles, certains usages, certaines formes d’éducation. Je n’ai pas envie moi-même de mystifier ; j’ai probablement une certaine honnêteté naturelle.

J.M.L.L. Est-ce qu’on ne pourrait pas – en renversant ce type de propositions – se demander si certaines formes de disparate ne risquent pas de contribuer, bien malgré vous éventuellement, à une certaine mystification ?

107. Le disparate et le choix des mots

F.L.L. Il y a un disparate qui est une mystification, on l’appelle alors amateurisme, dilettantisme. C’est pourquoi je tiens aussi à affirmer la nécessité d’un certain non-disparate. Il doit y avoir des moments de concentration.

Il peut y avoir mystification à propos de n’importe quoi de bon, je l’ai très bien senti dans le cas des mots. Les mots sont le domaine même de la mystification. Je remarque qu’il y a un emploi des mots erroné et plus loin un emploi malhonnête ; on se sert de mots pour escroquer les gens, il n’y a qu’à ouvrir chaque jour le journal pour le constater. J’aurais quelquefois la tentation de rétablir le sens des mots, mais jamais je ne vous le proposerai pour ce livre, car voilà à quoi nous aboutirions : nous serions amenés à faire des substitutions d’escroqueries les unes aux autres. Je ne crois pas qu’à part le domaine scientifique, il y ait un domaine des relations humaines où les mots seraient univoques, où il y aurait des sens meilleurs que d’autres. Ce que je dénonce, c’est que derrière la définition qu’on donne des mots, il y a souvent une mauvaise action.

J.M.L.L. Il y a deux niveaux dans ce problème. Le premier est celui de l’escroquerie explicite, du détournement de sens conscient qui doit être dénoncé mais qui est un cas facile. Le second niveau est celui de la polysémie implicite et nécessaire de chaque mot et qui fait que chaque groupe social ou chaque locuteur tire cette polysémie dans un certain sens.

F.L.L. Oui, on lutte pour des choses que l’on désigne par des mots, différents ou identiques. Identiques quand ce devrait être différent, différents quand ce devrait être identique.

J.M.L.L. Il y a un problème concernant le vocabulaire scientifique. En admettant qu’à l’intérieur d’une pratique scientifique déterminée chaque mot, dans la mesure où il se réfère à un concept pris dans un cadre formel précis, à un sens bien déterminé, il n’en demeure pas moins un double problème : les mots servant à dénommer un concept précis sont la plupart du temps empruntés au langage courant et subissent par là même un premier détournement de sens ; d’autre part, lorsqu’ils sortent du langage scientifique pour retourner au langage courant, i l y a un deuxième détournement de sens.

J.B.G. Ce qui donne le « tout-est-relatif-comme-disait-Einstein ».

F.L.L. Exactement. Je suis membre du comité d’étude des termes techniques français, membre du comité consultatif du langage scientifique de l’Académie des Sciences, expert consultant à la commission du dictionnaire de l’Académie Française, j’ai fait en outre partie de divers comités de terminologie aujourd’hui disparus.

J.M.L.L. Vous devez donc avoir une doctrine sur le choix de la terminologie scientifique.

F.L.L. Absolument. Et j’ai aussi une doctrine sur les capacités et l’intelligence des gens qui collaborent à ces commissions. Je n’ai pas tant une doctrine que des réactions.

J.M.L.L. II faudrait montrer sur des exemples les effets parfois très importants et en général non maîtrisés de ce phénomène de détournements successifs des termes que je crois inévitables et dont je crois que la seule chose que l’on puisse faire n’est pas de l’atténuer mais au moins de l’énoncer clairement. Un exemple typique de ce double mouvement est actuellement celui de « l’énergie ». Le mot a été pris chez Aristote où il avait un sens philosophique beaucoup plus général, puis il s’est progressivement transformé jusqu’à devenir un concept scientifique précis vers 1850 lorsque la loi de conservation de l’énergie a été mise à jour. On est actuellement en pleine crise de l’énergie ; or il est clair que ce n’est pas l’énergie au sens strictement physique qu’il s’agit, il s’agit d’un problème économico social. Le fait de référer ce problème à un aspect strictement scientifique n’est pas sans importance. Mais il y a maintenant un nouvel aspect, il y a quelques jours, un ministre a dit : « Il n’y a pas de crise de l’énergie puisque l’énergie est conservée. »

F.L.L. Nous vivons en plein Bouvard et Pécuchet.

J’ai été longtemps le fournisseur d’Étiemble en termes mathématiques farfelus. En effet, les mathématiques sont le domaine où il y a le plus de glissements de l’ordinaire à l’abstraction scientifique.

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« l’énergie »

Etymologiquement lié à ergon (action, oeuvre, travail). Aristote, Métaphysique 4, 1007 b 29 utilise le couple dynamis/energeia pour rendre compte du mouvement: passage de la puissance (dynamis) à l’acte (energeia) et son accomplissement ou état achevé (l’entélélechie). L’ Ethique à Nicomaque I, 6, 1098 a 5 présente le concept dans son acception morale, en lien avec l’ethos (aptitude, manière d’être), et productrice d’ergon (oeuvre accomplie). Enfin, la Rhetorique III, 1410 b 36 offre un autre emploi du terme (les manuscrits donnent energeia ou enargeia, et cette double leçon aura de conséquenses sur l’histoire ultérieure de la rhétorique) pour caractériser les métaphores: une métaphore doit peindre vivement aux auditeurs les choses en acte, soit que l’enargeia découle de la représentation de la vie, du mouvement, soit que le discours lui-même anime les choses inanimées.

Le terme d’énergie réapparait concurrement en anglais et en français en physique au début du XVIIIème siècle (on le rencontre dès longtemps en italien chez Galilée). Il a été introduit en mécanique par les mathématiciens et physiciens du XVIIIème siècle (Jean Bernoulli dans une lettre à Varignon en 1717), dans le sillage des critiques que Leibnitz avait adressé à la théorie cartésienne du mouvement (Leinitz parle de vis viva, ou force vive). John Toland en 1704 l’utilise dans la 5ème de ses Letters to Serena, affirmant l’autokinesy de la matière (un des postulats du matérialisme des Lumières —voir par exemple Diderot, Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, ou encore d’Holbach, Le Système de la nature).

La découverte et la spécification du principe de conservation (en germe dans la physique et la métaphysique leibnitzienne) et donc le concept d’énergie s’étale sans doute sur une quarantaine d’année, et implique de nombreux savants (Carnot, Joule, Helmholtz, Thompson…) entre 1824 (Sadi Carnot, Reflexion sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance) et 1860 (travaux de William Thompson/Lord Kelvin).

FLL avait peut-être lu l’article de Y. Elkana paru en 1970 dans les Archives Internationales d’Histoire des Sciences v. 23, n°90-91: “The conservation of energy: a case of simultaneous discovery?“. Il se souvenait peut-être aussi du livre de Max Planck Das Prinzip der Erhaltung der Energie (1887): ”[je supposerai] donc que le concept d’énergie en physique tient avant tout sa signification du principe de conservation qui le concerne.” AFG

108. Dérive du langage

J.B.G. Je suis souvent frappé, quand j’entends parler des intellectuels non scientifiques, par le fait que la métaphore scientifique intervient chez eux au moment où leur pensée s’embarrasse. Et finalement, ce qu’ils emploient, ce n’est pas tant la métaphore précise que la référence à la science.

F.L.L. Bien sûr ; l’habit fait le moine. La dérive du langage courant vers le langage scientifique est tout de même mieux contrôlée que la dérive inverse, mais il est certain aussi qu’elle n’est qu’une commodité pour éviter l’introduction de mots nouveaux. Je ne sais pas si on ne gagnerait pas parfois à inventer de tels mots. La seconde dérive, étant moins bien contrôlée, peut mieux servir à une mauvaise action.

J.M.L.L. Le terme « information » me semble un autre exemple assez frappant. Avec la théorie de l’information de Shannon, il fait sa première apparition en tant que concept scientifique ; or il apparaît précisément pour désigner quelque chose qui ne transporte pas d’information, puisque l’information, au sens de Shannon, n’a aucun contenu sémantique. Dans la mesure où les scientifiques commettent consciemment ces abus de langage, ils auraient mauvaise grâce à se plaindre des effets en retour.

F.L.L. Oui, nous vivons – et nous avons toujours vécu – dans un monde de malhonnêteté réciproque et continuelle. Mais je crois qu’il y a de l’inconscience dans beaucoup de cas.

J.M.L.L. En effet, je ne crois pas qu’il s’agisse de malhonnêteté consciente. Voyez-vous quelque méthode pour remédier à cet état de choses ? Dans vos fonctions au sein de ces comités de terminologie, n’avez-vous pas eu à faire face à ce type de problème : proposition d’un mot qui vous paraissait lourd de malentendus possibles ?

F.L.L. Continuellement. Mais je me suis rendu compte que je me trouvais en face de gens si spécialisés qu’il était impossible d’avoir un dialogue avec eux ; le seul dialogue possible a lieu entre des gens ouverts au même disparate, c’est le dialogue interdisciplinaire. Mais ces commissions auxquelles j’appartenais, j’y allais surtout pour m’instruire.

J’ai tout de même fait accepter le mot laser : j’ai fait remarquer qu’il se trouvait dans tous les journaux quotidiens et dans les manuels scolaires, ce qui les a décidés. J’avais été imposé au dictionnaire de l’Académie par Louis Armand, qui était considéré dans cette commission comme le grand scientifique et qui, en fait, avait oublié toutes ses connaissances scientifiques. Il m’avait fait entrer dans cette commission et se contentait de dire toujours comme moi.

J.B.G. Le mot laser est intéressant, parce qu’il est un exemple d’un phénomène de plus en plus fréquent : la création absolue de mots. Mais pourrait-on se satisfaire de voir tous les mots scientifiques systématiquement désignés par des abréviations n’ayant pas de sens possible pour le profane ?

J.M.L.L. Non, tout ce que je demande, c’est que les termes scientifiques soient explicités. Mais ce jeu des mots porte sur le fonctionnement vrai de la science, ce n’est pas par hasard que les gens vont chercher les mots de la langue courante : c’est significatif de tout ce qui tend à être occulté par la suite, c’est-à-dire la production réelle du concept. La création absolue de mots est nouvelle, mais ne peut être que très partielle, sinon nous arriverions à un langage totalement incompréhensible.

F.L.L. Je pense qu’il est préférable d’accepter de vivre la vie des mots comme nous acceptons de vivre notre vie, mais en la nettoyant d’un certain excès d’escroquerie et de malhonnêteté. Il faut accepter les risques de la vie des mots.

J.B.G. Il faut donc aussi accepter que le profane pose les questions les plus naïves.

F.L.L. Bien sûr, mais l’échange entre le scientifique et le profane n’est pas toujours facile : il pose le problème des structures de la société, de l’éducation, etc.

109. La vocation de disparate : innée ou acquise ?

F.L.L. Le disparate risque d’être interprété comme une conséquence d’une  inaptitude à se concentrer. On peut le voir aussi comme l’expression d’un tempérament. À ce propos, se posera une question que je ne résoudrai jamais : est-ce que j’avais une vocation du disparate inscrite dans ma personnalité avant toute expérience ? Je pense que oui, dans une certaine mesure, mais je pense aussi que c’est quelque chose qui peut être communiqué à chacun.

Autre acception du disparate, ce serait un plaisir de dilettante lié à un certain encyclopédisme. Bien sûr, j’ai de l’érudition, mais pour moi ce n’est pas le plus important. Ce que je vois surtout dans le disparate, c’est un outil puissant.

Je n’ai pas visé essentiellement à un disparate de connaissances. Ce type de disparate se trouve assez facilement dans notre société, surtout chez les petits-bourgeois. C’est plus difficile pour un ouvrier, notre société ne lui en donne pas les moyens. Plus difficile aussi pour un individu issu de la grande bourgeoisie, parce qu’on le spécialise assez vite dans des questions d’argent et qu’on le fixe dans des snobismes. Ce qui compte pour moi, c’est la diversité des aptitudes et non des connaissances. Pour moi, il n’y a pas de véritable disparate s’il n’y a pas à la fois une certaine capacité pour le concret et une pour l’abstrait. Tant qu’on n’est que l’un des deux, on est mutilé. Je ne vois presque que des mutilés autour de moi. En-dehors des aptitudes intellectuelles, il y a les autres : l’aptitude à la volonté, l’aptitude à la décision, l’aptitude à l’activité physique, l’aptitude à s’enthousiasmer, à aimer, etc.

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avant toute expérience

Le titre de cette section fait clairement référence aux célèbres Linné (à ne pas confondre avec le naturaliste Carl von Linné) et Lacquis, qui sévissent notamment dans Mersonne ne m’aime, de Nicole-Lise Bernheim et Mireille Cardot, un livre paru en 1978, raison pour laquelle FLL ne le cite pas. MA