110. L’enseignement réformé par FLL

Avant la guerre, j’avais exposé à des amis un projet de réforme de l’enseignement primaire et secondaire. Je proposais de supprimer les disciplines traditionnelles et de les remplacer par des cours de raisonnement, d’émotion, de courage, de gymnastique, d’observation, etc. Je me rendais bien compte que les connaissances n’étaient pas totalement inutiles, ne fût-ce que d’un point de vue pratique – il faut un minimum de mathématiques pour compter, la connaissances des objets est le commencement de la physique, etc. Ces connaissances, je proposais de les répartir le plus habilement possible à l’intérieur de mes classes d’aptitudes. J’arrivais ainsi à une belle utopie ; un enseignement qui faisait aboutir au bon disparate presque dès le début.

Ce sont les écarts entre les différents éléments du disparate et leur intégration dans ma personne et dans ma manière de vivre qui constituent quelque chose comme un polygone de sustentation. Il n’est pas possible d’espérer un disparate qui rassemble tous les éléments existants dans l’humanité, toutes les formes d’activité.

Chacun de nous devrait pouvoir choisir suivant sa vocation, en écoutant sinon ses chromosomes, du moins le retentissement de son environnement social ou naturel sur ses chromosomes. Voilà ce que j’appelle le disparate essentiel et que je sépare de l’encyclopédisme ou de l’érudition d’une part, du dilettantisme d’autre part, choses avec lesquelles je n’aime pas être confondu.

Dans une vie, le disparate joue le rôle d’un joker. Je peux jouer beaucoup plus facilement n’importe quelle carte. Maintenant, c’est fini : physiquement et intellectuellement, je me démolis. Mais pendant longtemps j’ai eu un avantage dans des problèmes tels que l’emploi – perte, sécurité, agrément, etc. Je me suis toujours senti beaucoup plus fort j’ai pris la mesure de cette société et je me suis aperçu que j’étais beaucoup mieux armé, contrairement à ce que pensaient mes parents.

J.M.L.L. Est-ce qu’en proposant votre disparate à un usage généralisé vous ne sciez pas la branche sur laquelle vous êtes assis ? En effet, vous disiez : « si tout le monde pouvait gagner sa vie ainsi…», ce qui est évidemment une impossibilité logique.

F.L.L. Il s’agit de savoir si mes intérêts ne sont pas contradictoires avec ceux de la société.

111. De l’homosexualité et des invertébrés

De l’homosexualité et des invertébrés (titre du document source)

F.L.L. Vous vous souvenez de ce que j’avais dit à Max Jacob : combien j’étais heureux de son homosexualité dans notre amitié, puisqu’elle faisait que nous avions partagé l’humanité en deux groupes, toutes les femmes pour moi et tous les hommes pour lui. Je suis très à l’aise avec des femmes, mais pas tout à fait à l’aise avec des homosexuels confirmés, sauf quand il s’agit d’un pédé merveilleux comme Max Jacob. Quand dans sa chambre il y avait trois ou quatre de ses amis, j’étais un peu gêné au spectacle de leur comportement. C’est un peu la même gêne que j’éprouve devant une limace. J’imagine peut-être inconsciemment qu’elle me cavale sur la peau.

D’une manière plus générale, cela pose le problème du racisme. Il y a les racismes simplement odieux, ceux qui ne font que cacher l’exploitation. Il y en a d’autres profondément sincères, celui de cette femme qui adore son enfant et qui ne veut pas qu’on lui fasse une transfusion de sang nègre et préfère le voir mourir ; c’est un racisme sincère devant lequel je m’incline tout en le regrettant beaucoup. Je n’ai aucune répulsion instinctive pour aucun être humain, ni aucune répulsion pour aucun animal – pour aucun mammifère : je me sens de plain-pied avec les mammifères, ce qui explique mon amitié avec les chats. Je ne me sens pas mal à l’aise non plus devant les vertébrés non mammifères, je me sens simplement beaucoup plus loin d’eux. Je me sens plus proche cependant des oiseaux que des poissons. Mais à partir du moment où l’on passe aux invertébrés, j’éprouve un sentiment de répulsion tout à fait analogue à un racisme. Les mouches, les araignées, les moules… C’est pourquoi je ne mange jamais ni de moules, ni d’huîtres, ni de homard. Les voir me met mal à l’aise.

J.B.G. Vous semblez dire qu’en passant des hétérosexuels aux homosexuels, vous passez en quelque sorte du règne du chat à celui de la limace…

F.L.L. J’exagérais beaucoup.

112. La vie-disparate

Bande XIII. Face 1.


F.L.L. Il existe plusieurs attitudes devant le disparate. On peut vouloir le fuir, certaines gens y sont allergiques et il y a des disparates que je n’aime pas moi-même. On peut l’accepter en s’y résignant ou en s’y accommodant. On peut le rechercher, ce que j’ai fait très tôt. Mais le rechercher ne suffit pas, il faut le cultiver. Il y a plusieurs motivations possibles à cette culture. On peut le cultiver par épicurisme, l’optimiser, le dominer, l’organiser.

Tout cela, ce ne sont que des mots, mais je les ai non seulement sentis mais vécus. On peut l’utiliser dans la vie pratique – gagner de l’argent avec – en faire un élément créateur, enfin le vivre.

Je parlerais volontiers de vie-disparate comme on a parlé de pensée maotsetoung. Il n’y a de disparate vraiment créateur que celui qui contient des éléments fortement concrets et des éléments fortement abstraits.

F.L.L. L’un des meilleurs exemples de disparate organisé est le tableau La tentation de Saint-Antoine, que je considère comme un des trois ou quatre plus beaux tableaux du monde. On y trouve le disparate à tous les niveaux : dans la construction des personnages, dans la juxtaposition d’une clairière en plein soleil avec un village en pleine nuit. On peut le rattacher au symbolisme médiéval, à la peur du diable, etc. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que Jérôme Bosch a goûté les plaisirs du disparate, en dehors de toute réaction religieuse, mystique ou autre.

F.L.L. Un exemple de disparate amusant qui pourrait constituer une note de bas de page. Dans La princesse des airs, Gustave Le Rouge écrit : « Elle connaissait la barre fixe et la formule de l’hydrogène, et mélangeait curieusement dans sa conversation, l’acrobatie et les mathématiques. »

F.L.L. Toute ma vie, je me suis intéressé à la beauté dans l’art, mais aussi en dehors de l’art. J’ai écrit sur la beauté en mathématiques, sur les prix de beauté aux échecs, j’ai fait partie des premières sociétés d’esthétique industrielle ou de design. Cet intérêt se rattache à cette recherche pour rapprocher des choses qui sont séparées et traduit une volonté de disparate, ou plutôt une sorte d’enseignement que j’y ai trouvé. Autre forme de cette tendance au grand écart, les différents OuXPo sont pour moi la recherche de la vérité – dans la mesure où elle équivaut à la réalité – et de la cohérence en dehors de la science. Ce n’est pas tant une scientifisation de la littérature, de la peinture ou de la musique qu’une utilisation d’instruments scientifiques ou logiques à leur service.

J.M.L.L. Rechercher cette cohérence en dehors de la science suppose implicitement qu’il y en a dedans.

F.L.L. Ou qu’on en met ; je ne dis que cette cohérence est consubstantielle à la science.

J.M.L.L. Il serait intéressant de se demander pourquoi dans la représentation qu’on se fait d’un certain nombre d’activités humaines il y a cette identification implicite de la cohérence avec la science. Dans la réalité des faits, les choses semblent beaucoup moins claires…

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Gustave Le Rouge écrit

Dans La Princesse des airs, de Gustave Le Rouge et Gustave Guitton (1902), on trouve, juste avant la phrase citée par FLL:

La petite Armandine tenait de sa mère de grands yeux bruns, très doux, et de superbes cheveux blonds cendrés.
Elle avait la même imagination rapide que son père, la même vivacité d’intelligence, le même défaut d’esprit pratique.
L’éducation singulière qu’elle avait reçue avait mis dans son cerveau un fatras de notions disparates.

Le disparate est là (ainsi que la beauté de la mère et l’intelligence du père). MA

113. Le disparate et la science, la science et l’unité

F.L.L. J’allais venir à cela d’une autre manière. Il y a quelques années, j’ai fait à la radio une série d’exposés sur la double question : la science est-elle une ou diverse, le monde extérieur est-il un ou divers ? J’avais ensuite à répondre à cette question : la science marche-t-elle à l’unité ? En lisant l’histoire des sciences, j’ai constaté qu’à certaines périodes, la science marche effectivement à l’unité pour retrouver ensuite sa diversité. Pourquoi cette marche à l’unité ?

Je crois qu’il y a une vocation de la majorité des scientifiques de marcher à l’unité ; et lorsque l’un d’eux – Einstein ou Planck, par exemple – fait éclairer une grande synthèse, j’ai l’impression qu’il en est moins heureux que ceux qui ont trouvé une unité. D’autres s’en accommodent fort bien. Dans la pensée humaine, il me semble qu’il y a plus de goût de l’unité que de la pluralité, plus de monothéisme que de polythéisme. Pour parler de ma propre vocation, je sais que j’ai des moments où je suis monothéiste et d’autres où je suis polythéiste. J’éprouve un grand plaisir chaque fois qu’une révolution fait éclater un domaine scientifique, un autre grand plaisir quand c’est le contraire.

J.H.L.L. Ce que vous dites semble signifier que c’est un problème qui relève de l’ordre du discret.

F.L.L. Il n’y a pas de doute.

F.L.L. Un disparate bien organisé doit conforter des moments de non-disparate. Autrefois les gens me demandaient souvent où je prenais le temps pour faire ce que je faisais, et se demandaient si je ne trichais pas quand je leur disais que j e dormais bien et que j’avais un besoin absolu de moments de flânerie, de paresse.

F.L.L. Je me demande souvent ce que le disparate a changé et ce qu’il n’a pas changé en moi. Je crois qu’il m’a donné un certain sang-froid devant les événements, ce qui m’a sauvé la vie plusieurs fois par jour au camp de Dora. Par contre, je crois qu’il n’a rien changé à mes réactions hormonales.

F.L.L. On peut classer les disparates par objectif. Il y a un disparate qui vise à trouver une unité sous la diversité ; c’est ce que j’ai trouvé dans le livre de Pétrovitch, et aussi dans ma conversation avec Wiener – qui avait une cohérence logique très forte, on parlait à peu près toujours de la même chose, c’était un discours qui avançait très lentement sous des airs d’avancer à toute vitesse. Voilà un exemple culturel de ce disparate, mais dans la vie disparate, l’essentiel est de parvenir à trouver une unité sous une diversité de sensations ou d’actions. Je l’ai bien vécu : j’ai eu des quantités de madeleines, de dénivellations, de pavés en traversant une cour, etc.

J.B.G. La diversité est celle des choses, alors que l’unité est celle du sujet qui les vit.

F.L.L. Peut-être y a-t-il une unité dans les choses. C’est le problème par exemple de savoir si on peut faire des mathématiques sur le monde extérieur. Là-dessus, j’ai une position philosophique : je crois que nous avons des structures d’unité et des structures de diversité et que – au moins dans le domaine des sciences – on ne découvre quelque chose que lorsqu’il est en même temps dans le monde extérieur et dans soi-même. Sinon, cela ne tient pas longtemps : on peut coller sur le monde extérieur une unité qu’on porte en soi, mais au bout d’un moment elle éclate. Mais je ne tiens pas du tout à trouver la vérité philosophique dans ces domaines-là : je préfère manger des œufs à la neige que d’acquérir une vérité philosophique sur ce point.

Il y a l’autre disparate, qui se complaît dans l’impuissance à trouver l’unité. Être vaincu par un très grand désordre est tout à fait délicieux. J’ai un très grand plaisir à regarder un seul brin d’herbe – c’est pourquoi j’ai donné à l’Oulipo un poème d’un seul mot, le mot fenouil ; mais trop d’herbes pour pouvoir les analyser donnent un sentiment de confusion délicieuse, un sentiment de polythéisme.

La musique diatonique me fournit un plaisir de cohérence et d’unité ; je ne suis pas du tout dépassé par ces douze notes et j’en apprécie toutes les combinaisons. Et même lorsque le chromatisme wagnérien me dirige vers l’atonalité, je ne suis encore pas loin d’un plaisir unitaire, parce que cette atonalité me fait ressentir – de manière négative – la tonalité. Par contre, le bruit, à partir du moment où on ne peut plus du tout l’analyser fournit un autre plaisir. C’est un accord où jouent trop de notes pour que je puisse les dominer.

J’ai apprécié la musique concrète dès son apparition, je suis un des premiers à avoir soutenu Schaeffer. De la même façon, j’aime le tableau de Dürer qui représente une simple touffe d’herbes ; je me suis souvent demandé comment un tel tableau pouvait me subjuguer à ce degré-là. Je suis délicieusement confondu.

D’aucuns compareraient la première attitude à une attitude phallocratique, la seconde à une attitude féminine ; dans ce cas-là, j’ai les deux sexes, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je m’en aperçois.

114. La chimie du disparate

F.L.L. Il y a un disparate-mélange et un disparate-combinaison. Le second est celui qui aboutit à de la création.

J.M.L.L. En poussant votre métaphore chimique, on pourrait se dire que la distinction entre mélange et combinaison est toujours un peu relative. Vous aviez déjà utilisé cette métaphore en parlant de l’oxygène et de l’azote où le vrai mélange consisterait à faire une réaction nucléaire…

F.L.L. Ce serait donc un peu prétentieux d’affirmer que dans mon disparate je suis allé jusqu’à la fusion. Je crois que c’est au-dessus des capacités humaines, mais c’est à cela que je viserais – comme le bébé qui, la nuit, tend les bras pour attraper la lune.

F.L.L. Je relève, dans Anna et Mister God, cette remarque qui, pour avoir moins de valeur que celle de Gustave Le Rouge, n’en est pas moins intéressante : « Quand elle avait constaté un fait dans un domaine, elle jouait avec jusqu’à ce qu’elle eût découvert son fonctionnement ; puis, elle cherchait autour d’elle, dans un autre domaine, une fonction analogue. Elle avait beaucoup de considération pour les faits d’observation, mais l’importance d’un phénomène n’était pas d’être unique, au contraire c’était de pouvoir servir dans d’autres domaines. »

F.L.L. L’un des moyens de domination du disparate, ce sont les parenthèses. Mais des parenthèses utilisées autrement que ne le fait Roussel. Il s’agit de voir, dans les différents éléments qu’on souhaite rassembler, ceux qui sont locaux et ceux qui sont globaux ; de faire du global avec des tas de choses locales, d’établir des connexions. C’est ce qu’a excellemment fait Bosch dans son tableau – un tableau plein de parenthèses dans des parenthèses.

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Anna et Mister God

Anna et Mister God, de Fynn (pseudonyme de Sydney Hopkins), était un livre assez récent (paru en 1974).

115. La norme du disparate

F.L.L. Vous m’avez demandé si en cultivant le disparate je ne sciais pas la branche sur laquelle j’étais assis. Je vous répondrai que si tel était le cas – ce qui n’est pas certain – je l’accepterais. Dans notre société, il est certain que ma formation disparate a été pour moi un très gros atout, imaginons une société où tous les moyens seraient donnés dès le début à chaque individu de cultiver le disparate. C’est dans ce cadre seulement que votre question serait valable.

La réponse dépend de ce qu’est l’Homme. Est-ce que les hommes se précipiteraient les uns sur les autres ? Tout le monde étant disparate, c’est alors le plus armé physiquement qui gagnerait. Ce serait la jungle. Mais je ne sais pas si cette société de disparate n’amènerait pas plutôt à une entente, une espèce d’anarchie volontaire qui fonctionnerait très bien. À supposer que l’hypothèse jungle soit la plus probable, je n’ai pas peur du jeu.

J.M.L.L. La question se situait à un autre niveau et mettait en doute la notion même d’une société du disparate. Pour être disparate, une condition n’est-elle pas que la société elle-même ne soit pas disparate ? Dans la société disparate dont vous parlez, parlerait-on encore du disparate ?

F.L.L. Mon disparate est inégal, il lui manque certains éléments. Il faut espérer qu’ils se trouvent chez d’autres. Ne tombons pas dans une fatuité invraisemblable. Je ne dis pas que je fais très bien n’importe quoi. Ce que je souhaite, c’est qu’en faisant la liste de ce qui est fait par tous – dans cette société idéale – on finisse par avoir de tout.

J.M.L.L. Autrement dit, le disparate comme objectif n’a de sens que si l’on reconnaît la disparité des différents disparates ?

F.L.L. Absolument.

J.M.L.L. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de norme du disparate ?

F.L.L. Je ne la vois pas, J’ai choisi selon mes tendances, selon ma vocation. Il se peut que son disparate soit une expression de ma mentalité et de ma personnalité.

116. Marx, Lénine et Fourier

J.B.G. Cela dit, la possibilité pour chacun de construire son propre disparate est une très belle et très forte utopie. Ça évoque pour moi des passages de Marx.

F.L.L. Je crois en effet que c’est un des meilleurs messages de Marx. Je crois même que Lénine l’admettait assez bien lui aussi.

J.M.L.L. II y a un nom dont je m’étonne qu’il n’ait pas encore été évoqué ici, c’est celui de Fourier.

F.L.L. Le Fourier qui voulait transformer l’océan en limonade…

J.M.L.L. N’y a-t-il pas chez lui une idéologie du disparate très profonde ?

F.L.L. Une idéologie et une dégustation. S’il fallait que nous entrions dans la liste de ceux que je me reconnais plus ou soins comme ancêtres, cela nous entraînerait loin.

J.B.G. Chez Fourier, la disparité des individus donne lieu à un principe d’ordre et d’organisation, alors que ce qui me frappe chez Marx, c’est qu’au niveau de l’individu il aboutit à cette notion du disparate.

F.L.L. Oui. Marx est beaucoup moins utopique.

J.M.L.L. Comment réconcilier l’idéologie – au sens noble du terme – du disparate avec un fonctionnement institutionnel comme celui de l’école ? Y a-t-il une école du disparate possible ? N’est-ce pas contradictoire par essence ?

F.L.L. Je vous ai déjà donné un élément de réponse avec mon projet de réforme de l’enseignement, dans lequel on supprimerait les classes de connaissances pour les remplacer par des classes d’aptitudes.

J.M.L.L. Ma question porte soins sur les programmes que sur les formes institutionnelles. Est-ce que cette culture des aptitudes pourrait se faire dans des écoles ?

F.L.L. Non, pas nécessairement. J’imagine les choses autrement. À la vérité, je ne les imagine pas beaucoup. Je n’ai pas cherché à élaborer une idéologie du disparate, je l’ai vécu ; vous me poussez à en faire une théorie générale, je ne refuse pas mais j’ai toujours vécu de manière plus pragmatique. Ça ne me déplaît pas de faire de telles théories, mais il y a des théories plus intéressantes. Je préfère m’intéresser à des problèmes d’échecs, par exemple. Tous les gens que je connais – amis ou ennemis – qui s’occupent de ces questions me semblent agir de façon oiseuse, comme il existe des conversations oiseuses. Ma position n’est pas pessimiste, mais elle n’a pas l’optimisme et le dynamisme de ceux qui travaillent à faire des sociétés nouvelles. Je me sens très fortement solidaire du reste de l’humanité ; au fronton des mairies, on devrait remplacer Liberté-Égalité-Fraternité par Fraternité tout court.

J.B.G. Mais est-il possible que tout le monde accède au disparate ?

F.L.L. J’ai l’impression que dès la naissance on commence à mutiler les hommes, mais je n’en suis pas sûr. Au début de L’homme qui rit, Hugo décrit les comprachicos, qui prennent des enfants et les mettent dans des jarres, ce qui les force à développer ou au contraire à atrophier leurs membres, c’est un de ces romans que j’ai lus en cachette dans le grenier de ma grand-mère. J’ai eu l’impression à ce moment-là que je vivais dans une société de comprachicos et que nous étions tous des atrophiés. C’était une impression lyrique, romantique, une impression d’enfant ; or j’ai gardé cette idée, que je ne peux pas prouver, évidemment. On peut prouver une partie au moins de cette mutilation, de ce sabotage.

117. Le disparate a-t-il besoin du non disparate ?

J.M.L.L. Reposons la question de façon un peu paradoxale ; pour que vous ayez pu mener une vie disparate, il n’était pas nécessaire qu’un grand nombre de gens autour de vous mènent une vie non disparate ? Par exemple qu’il y ait des mathématiciens comme Bourbaki, des grands maîtres qui ne font que jouer aux échecs, des gens qui ne faisaient que de la peinture ?

F.L.L. Il y a au fond trois possibilités. Dans ce qui m’est arrivé, j’avais besoin en effet d’une diversité répartie, c’est-à-dire de plusieurs spécialisations. L’utopie dont je vous ai parlé écarte peut-être les conflits. Dans notre société, si tout le monde avait été disparate comme dans mon utopie, je m’en serais peut-être très bien contenté ; j’aurais nourri ma disparité par des conversations ou des relations avec des disparates différents qui m’auraient tous apporté l’équivalent de ce que m’ont apporté les spécialisations dont je parlais.

Et même probablement plus, car je vois combien je tire peu partie de la grande majorité de l’humanité. Maintenant, j’en suis arrivé à un point où je ne tiens pas du tout à fréquenter des gens qui ne m’apportent rien.

J.M.L.L. Le fait qu’il y ait une partie de l’humanité dont vous ne tirez rien peut tenir à différents facteurs ; d’une part au fait qu’une grande majorité est sabotée en herbe, mais aussi au fait qu’implicitement ou explicitement il y a des domaines sur lesquels vous avez choisi de limiter votre disparate.

Par exemple, la cuisine. Si vous décidiez d’inclure la cuisine dans votre disparate, vous trouveriez sans doute chez une cuisinière ce que vous avez pu trouver chez Bourbaki. Ça pose la question des limites et des principes de choix de votre disparate.

F.L.L. En effet, dans mon disparate, je suis amené à négliger toute une partie de l’humanité. Mais dans l’utopie où tout serait réalisé en disparate, il est probable qu’avec une cuisinière, je pourrais parler d’autre chose que de cuisine.

J.B.G. Ce serait une société dans laquelle chaque élément aurait une sorte de spectre et où deux éléments quelconque auraient toujours une partie de leur spectre commune.

F.L.L. Oui, cela formerait ce qu’on appelle une clique en théorie des graphes. C’est en effet le genre de société que je souhaite.

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clique

Une clique en théorie des graphes est un (sous-graphe d’un) graphe dont deux sommets quelconques sont toujours reliés.
Comme dit Madame Ph(i)Nk0 dans Cosmicomics:

Mes enfants, si j’avais un peu plus de place, comme il me serait agréable de vous faire un dessin.

MA

118. Le sens des mots

Le sens des mots (titre du document source)

F.L.L. Je voudrais dire deux mots du mouvement significiste. Créé en 1915, il a été ressuscité en 1922 par Mannoury et Brouwer. Ce mouvement voulait lutter pour le sens des mots et j’étais la plupart du temps d’accord avec lui. Cela consistait à lutter contre les slogans en les analysant dans des articles. Leur activité portait surtout sur le plan politique et parfois social, quelquefois même philosophique. Je les approuvais naturellement, mais ma vocation profonde est de tenir une certaine distance avec ce genre de positions parce qu’elles n’aboutissent à rien. Ce qui m’intéresse, c’est l’action, et je ne me suis jamais trouvé autant en accord avec le mouvement significiste que lorsque j’ai fait sauter des transformateurs au plastique ou envoyé des virus à des officiers allemands. Là je faisais quelque chose.

Je ne suis pas violent par vocation, mais il y a des cas, je crois, où il est très naïf de ne pas être violent.

F.L.L. Dans une de ses leçons au Collège de France, Mickiewicz souhaite – à l’occasion des œuvres du mémorialiste Jan Chryzostome Pazak – la création d’une ponctuation spéciale explicitant les gestes des personnages.

119. Ressemblance et différence

Ressemblance et différence (titre du document source)

F.L.L. Certaines personnes ne voient que des ressemblances, alors que d’autres ne voient que des différences. Ce phénomène est particulièrement net lorsqu’il porte sur les êtres humains : différences de sexe, de nations, de classes sociales ou de races. Pour certains, il paraît évident qu’il n’y a aucune ressemblance entre les hommes et les femmes et qu’ils sont à jamais complètement opposés. De même entre l’Est et l’Ouest – Kipling : « Jamais l’Ouest ne rencontrera l’Est. » Il semble que pour ceux qui pensent ainsi ce soient des choses inscrites de manière absolue et indélébile dans des rapports humains. J’aurais plutôt tendance à rechercher les ressemblances, tout en n’écartant pas les différences.

Je vois très bien les ressemblances qu’il y a entre un homme et une femme, et je constate que, s’il n’y avait pas les ressemblances, je ne pourrais pas me contenter des différences, qui sont cependant merveilleuses et délicieuses. Pas seulement dans l’activité sexuelle mais aussi dans des moments d’activité intellectuelle : l’intellect d’une femme – de celle(s) que j’ai aimée(s) – est quelque chose qui n’est pas exactement sexuel et qui a tout de même un certain lien avec. Les plaisirs mathématiques que j’ai pu trouver avec des femmes sont indiscutables. Croire qu’il y a nécessairement une différence dans ce cas-là me paraît très ridicule.

Je m’aperçois donc qu’il y a énormément de ressemblances entre l’homme et la femme et, plus loin, qu’il y a énormément de ressemblances entre l’homme et les mammifères. Un chat, un chien ou un cheval me ressemblent beaucoup. Ces ressemblances, je les trouve chez tous les vertébrés ; je sens que j’ai quelque chose de commun avec une tortue, il peut y avoir quelque chose qui passe. Mais il y a subitement une discontinuité terrible avec les invertébrés ; chose curieuse, je l’ai ressentie bien avant qu’on m’ait appris la différence entre vertébrés et invertébrés. Il y a des gens qui ne sentent pas cela, qui n’aimeraient pas toucher un serpent et préféreraient toucher un ver.

J.M.L.L. Est-ce que cette empathie pour les vertébrés s’étend aussi aux vertébrés marins ?

F.L.L. De moins en moins. Il y a des gens que j’ai combattus et que je combats ; j’essaie toujours de repérer mes ressemblances avec eux. Il y avait ainsi des ressemblances entre les nazis et moi-même. À l’opposé, il y a de très grandes différences entre moi et les gens avec qui je combats. Pendant la Résistance, je ne me sentais pas résistant au sens que mes compagnons donnaient au mot. Je ne tenais même pas à en parler, ç’aurait créé des malentendus énormes. Il s’agissait d’atteindre un but pratique, nous menions le même combat sur ce point-là, inutile de parler du reste, on aurait abouti à se séparer sans rien faire.

Il y a quelques mois, la télévision a diffusé un court-métrage sur un centre de mongoliens. Voir un mongolien me met mal à l’aise, un malaise qui se combine à un sentiment de fraternité. Parmi les enfants qui nous étaient montrés, l’un semblait être le leader, ils s’étaient mis en rond et jouaient entre eux ; ce n’était pas très drôle et en tout cas pas compréhensible. Le leader s’est mis sur une chaise et a brandi l’autre avec des gestes étranges, qui faisaient penser à des gestes d’extra-terrestres. Les autres étaient de très bons spectateurs. J’avais donc le cœur serré en regardant le début de ce film. Mais ils ne semblaient pas malheureux, je n’avais pas de raison d’avoir le cœur serré, en tout cas au moment où je les voyais. Ensuite est venu un malaise qui petit à petit a fait place à de l’admiration, et finalement j’ai partagé leur joie. J’ai été un excellent public pour cet artiste mongolien. J’étais parti d’une différence très forte, j’avais débouché dans la ressemblance, et j’ai fini par ressentir comme une espèce d’identité. C’est au fond ce que je fais un peu en permanence dans mes rapports avec n’importe qui.

Fin de la Bande XIII.