90. Le pseudo-disparate

LE PSEUDO-DISPARATE OU LE DISPARATE TROMPEUR [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je ne voudrais pas être confondu avec des polygraphes – ce que je suis, d’ailleurs, mais pas principalement – ni surtout avec certaine mode d’admirer des gens pour un certain disparate qu’ils revendiquent, et qu’on leur accorde, et qui, à mon avis, n’est qu’une fameuse tromperie. Je ne dis pas cela du tout par orgueil ou par vanité, je ne le dis même pas comme Jean-Jacques Rousseau : “je suis ce que je suis, avec mes défauts, je suis moi”, je ne suis pas du tout fier d’être moi, je serais très content d’être autre chose, content aussi d’être moi, d’ailleurs, le problème n’est pas là, je suis emporté par quelque chose de plus intéressant que moi-même, voilà tout.

On parle beaucoup maintenant, par exemple, de l’intégration des arts. Il s’agit de chercher un art total avec tout ce qui peut contribuer à l’art dans une pièce de théâtre, le visuel, l’auditif, etc.. J’ai fait partie d’un groupe créé par Le Corbusier qui tenait absolument à me mettre dedans, et qui, à mon avis, n’a rien intégré du tout. On mettait simplement des choses les unes à côté des autres comme on verserait dans un verre, sans s’en occuper, différents ingrédients, il n’est pas sûr que ça fasse un bon mélange à boire.

Autre exemple de disparate, non seulement sans intérêt et sans valeur pour moi, mais même plutôt négatif, la chanson et l’Opéra. Le rapport de la musique et des paroles. C’est pour moi quelque chose de très important. Pourquoi est-ce que je n’aime pas la musique d’opéra, le théâtre lyrique – j’ai des exceptions, je ne suis pas d’accord avec moi à 100% – ? Ou bien, les paroles sont remarquables – c’est rare dans les opéras, Wagner tout de même un peu – et on met de la musique autour ; ou bien on met de la très bonne musique sur des paroles sans intérêt. Comment mettre ensemble bonne musique et bonnes paroles ? Ce n’est peut-être pas impossible, mais ça n’est jamais arrivé à ma connaissance. On fait correspondre une note avec une syllabe, de temps en temps, on étend plusieurs syllabes sur la note ou on groupe plusieurs notes sur la syllabe : ce n’est pas sérieux! Il ne peut pas y avoir dans la richesse musicale à un moment donné et dans la richesse poétique au même moment des contenus qui se valent, ça n’est jamais arrivé. J’attends que ça arrive.

Par contre, je ne suis pas opposé à toute forme de chanson; au fond, la seule forme que j’accepte, c’est la chanson populaire.

Méfions-nous, les chansons populaires sont celles qui sont faites par le peuple ; il y a celles qui sont faites pour le peuple, celles que l’on nous donne à la radio… Le peuple peut accepter des chansons qui ont été faites pour lui, ça peut arriver, bien entendu. J’en accepte quelques unes, pas beaucoup, mais je sais très bien pourquoi : celles que j’accepte sont, soit un document assez émouvant pour moi au point de vue sociologique ; soit, elles coïncident avec une sensibilisation. Par exemple, les chansons populaires dans lesquelles un amour tourne mal, on est abandonné, etc.. ça peut me plaire à certains moments, parce que je sens la coïncidence avec un moment que j’ai vécu. Sentir cette coïncidence donne un certain intérêt à la chanson. Ça ne va pas très loin.

Dans le cas de la musique sans parole, de la musique de chambre, et le quatuor en particulier, j’ai à certains moments exactement ce qu’on a en photographie quand on a la révélation d’une image latente. J’ai l’impression qu’il y avait engrammé en moi quelque chose qui n’était pas plus visible pour moi-même que l’image latente sur la plaque sensible que l’on n’a pas encore révélée. La musique arrive et c’est comme si on me plongeait dans un bain réactif, tout à coup, je m’aperçois qu’il y avait cela en moi. Dans le cas de cette musique, la révélation est une chose importante, qui me permet de me déguster moi-même, d’une certaine manière.

Dans la chanson populaire, ça va beaucoup moins loin, mais je retrouve un moment que j’ai vécu, un moment où j’ai eu énormément de peine, etc.. Ça ne va pas très loin, mais ça a une certaine valeur. Je ne trouve même pas cette valeur-là dans l’opéra. Là, c’est un disparate musique et paroles qui n’a pas été fondu, qui n’est pas uni et qui ne me paraît pas intéressant.

Autre exemple : le peintre qui a en lui les dons de la forme et les dons de la couleur. Au début du XIXème siècle, ça a donné Thomas Couture. Vous pouvez l’admirer au Louvre. Il avait tâché de joindre en lui la couleur de Delacroix et le dessin d’Ingres. Il donne des choses tout à fait convenables, comme des dissertations de baccalauréat en littérature. C’est intéressant d’emmener des élèves des Beaux-Arts étudier Couture, mais ça ne va pas plus loin.

Ce disparate-là est pour moi du faux disparate. Le type le plus trompeur de disparate sont les réunions interdisciplinaires. On réunit des tas de gens autour d’une table avec des disciplines disparates et on attend qu’il en sorte un enfant. Il n’y a pas d’enfant dans ces réunions.

Avec le faux disparate, on escroque des foules entières, et je m’élève contre cela. Il y a des parodies de disparate. Vous trouverez des tas de gens qui vous diront : moi aussi, je suis disparate, pourquoi pas ? Nous sommes une petite franc-maçonnerie secrète, les vrais disparates. Nous ne nous connaissons pas, mais nous savons que nous existons. Combien de gens cherchent à se faire valoir au nom d’une diversité, qui me parait de la pure escroquerie, en tout cas, quelque chose de sans conséquence et de sans importance. Ce sont des gens qui se répandent un peu dans des choses différentes qu’il égratignent sans se voir pénétrer dans aucune. Je crois qu’on peut pénétrer, un peu. Ils sont au vrai disparate ce que les alchimistes – les charlatans, pas les vrais – étaient à la chimie.

En m’expliquant sur le vrai disparate et ses différents éléments ; sur : le disparate n’est pas tout ; sur le faux disparate, j’aurais bouclé la boucle du livre.

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je ne le dis même pas comme Jean-Jacques Rousseau : “je suis ce que je suis, avec mes défauts, je suis moi”

Allusion probable au prologue des Confessions:

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l’ai été; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été: j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose: je fus meilleur que cet homme-là.

La glose de FLL est ici très approximative. Le propos de Rousseau est loin de se résumer à une tautologie (la fameuse tautologie dite de Gloria Gaynor: I am what I am), bien au contraire. Ce que démontreront les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques.  AFG

91. Panofsky

PEINTURE [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je suis assez content d’avoir fait connaitre une chose à Panofsky. Panofsky est le pape de l’iconologie, c’est-à-dire l’étude de la peinture du point de vue des sujets traités, des anecdotes. C’est très intéressant, pas la jouissance, mais il peut y avoir beaucoup de plaisir là-dedans. J’en connais un bon bout, d’ailleurs, et les érudits de la peinture – comme les joueurs d’échecs – m’en veulent beaucoup : ils me reprochent d’avoir de la sensualité en peinture alors que je ne devrais avoir que de l’érudition. Ils ne peuvent pas dire que je suis un ignorant dans ce domaine, je suis aussi érudit qu’eux !

Ceci pour vous dire qu’il y a pas mal d’années, j’ai signalé un tableau à Panofsky qu’il ne connaissait pas. Je crois avoir découvert le plus ancien tableau – à l’époque, on en a peut-être trouvé un autre depuis – où on voit un chien faire le beau dans une église. Je crois être le premier à avoir trouvé un chien qui fait le beau – d’ailleurs, dans ce tableau, c’est peut-être ce qu’il y avait de mieux. Panofsky était très content.

92. Duchamp

DUCHAMP [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je suis marginal, même, par rapport à Duchamp, mais je crois – c’est peut-être une illusion – l’avoir compris. Je crois que nous étions en résonance dans le fait que nous étions marginaux par rapport à n’importe quoi, même à ce à quoi on voulait nous coller. Il y a un côté en lui avec lequel je me sens une certaine ressemblance, une certaine fraternité, c’est ce que j’appelle quelquefois mon côté Philinte – mais je ne suis pas si Philinte que cela, ce n’est pas tout à fait ça. Je ne suis pas Alceste, mais c’est un côté Sancho Pança. Je ne prends pas les positions excessives que vous prenez – J.B.– sur certains points où je suis d’accord avec vous. Finalement, Duchamp a laissé dire de lui des tas de choses par des tas de gens qui avaient envie de les dire. Il ne s’y est pas beaucoup opposé. Je crois qu’il s’en fichait un petit peu, ce qui n’est pas tout à fait mon cas. Je suis peut-être moins indifférent que lui. Ce que j’ai apprécié de commun entre nous, c’est une grande distanciation par rapport à soi-même et même à ses passions. C’est le secret du disparate : chercher la folie et la distance vis-à-vis de sa folie. C’est l’idéal – je ne dis pas que je l’ai atteint.

93. Attention: structures!

[Bande X face 1]

POUR UNE TABLE DES MATIERES

OBJECTIFS ET INGREDIENTS DU VOLUME

[ces titres se trouvent dans le manuscrit]

A) Ma thèse du disparate

• faits

• arguments

• hypothèses

C’est la raison du livre à mes yeux, mais cela ne devrait pas prendre plus de 10% à 20% du texte. Les points forts ne demandent pas de longs développements.

B) Aspects personnels – psychographie – surtout lorsqu’ils sont au voisinage de ma thèse, mais pas obligatoirement. S’il y a des choses curieuses ou intéressantes, pourquoi pas ? C’est peut-être un peu ce que souhaiterait le Seuil. (30% à 50% du texte)

C) Souvenirs et anecdotes de ma traversée du siècle. Eux aussi, la plupart du temps, au voisinage de ma thèse. Les gens que j’ai un peu connus et fréquentés, et que j’ai un peu vampirisés. (30% à 50% du texte)

Je reviens aux aspects personnels (B). Voici, à mon avis, comment pourrait être ordonné ce que je laisserai passer de moi :

Je compare ma structure à celle de la Terre :

I – Nifé. Un certain disparate. C’est ce qui m’est personnel et que je voudrais mettre en évidence. Un disparate dominé, visant à l’efficacité et à la création. Il y a aussi dans mon nifé un anti-faux disparate que je voudrais mettre en lumière, un anti faux semblant de disparate qui m’agace chez beaucoup de gens – autant que je puis être agacé, dès que je suis agacé, j’étudie mon agacement– une imposture du disparate que je rencontre de temps en temps.

II – Sial. C’est ce que j’appellerai du disparate courant, du disparate de consommation. C’est ce que beaucoup de gens voient en moi, et que j’apprécie beaucoup, mais qui n’a pas de valeur créatrice. Ce disparate de consommation est confondu et mélangé à d’autres choses dont il est distinct et qui sont secondaires : l’encyclopédisme, l’érudition, l’éclectisme, le dilettantisme, polygraphie. Mon sial sont des choses secondaires, que je pratique, que j’aime, mais qui ne sont pas la chose importante.

III – Litho, hydro, atmosphère. Le reste de ma personnalité, les choses pas drôles, pas intéressantes. Et puis, une chose importante, un certain non-disparate, des moments de concentration aiguë, donc, sans disparate.

J’aimerais faire apparaître tout cela.

J.M. Est-ce qu’il y a de la dérive des continents dans votre lithosphère?

F.L.L. Bien sûr ! Il y a mon évolution, j’ai été jeune et je ne le suis plus ! C’est le problème de la différence et de la ressemblance. Il y a une partie de moi qui n’a pratiquement pas changé depuis que j’ai pris conscience jusqu’à maintenant, qui est probablement assez différente de celle de beaucoup d’autres ; et une partie de moi qui a changé normalement, comme chez tout le monde. J’ai été jeune, j’ai cru à des choses auxquelles je ne crois plus, j’ai fait mon apprentissage. Mon expérience continue. D’une certaine manière, j’ai l’impression que quelque chose est resté jeune en moi maintenant et quelque chose qui était vieux en moi jadis. C’est une impression très nette, et elle a été perçue par beaucoup de gens : des gens qui m’ont connu jeune avaient l’impression que j’étais déjà très vieux et des gens qui me connaissent maintenant ont l’impression que je suis très jeune. Je me demande si ce phénomène n’existe pas chez tout le monde.

J.M. Ce qui a changé est purement additif, rien n’a disparu ?

F.L.L. Si, mais assez peu. Certains aspects de mon tempérament n’ont pas du tout changé – mon attitude en face de la mort, du danger ; la combinaison de nervosité et de calme qu’il y a en moi; aussi mon goût pour ce dont nous parlions à propos de l’énergence.

Vous m’avez fait remarquer que ce n’est pas une structure de groupe. Au fond, à ce moment-là, je poursuivais deux buts : l’un, que je poursuivais très inconsciemment, de rechercher des structures et l’autre de m’évader des structures et de trouver des exceptions aux structures. Connaître la composition de l’air et, quand on en a retiré l’azote et l’oxygène, en enlever tous les gaz rares, etc. Ça a toujours été ma tendance.

A ce propos, j’ai retrouvé dans ma bibliothèque les bouquins de Priestley sur l’air, dans une très bonne traduction. Ils sont fort intéressants. Priestley est vraiment un esprit de qualité. Il n’est pas aussi moderne que Lavoisier mais il l’est beaucoup plus que Scheele – dont je n’ai lu que des extraits, ce qui n’est pas le cas pour Lavoisier ou Priestley. Tous les trois ont trouvé l’oxygène – tous les trois le revendiquent. Scheele est assez difficile, quand je lis Scheele, j’ai à peu près la même impression que quand je lis Hegel. Par contre, Kant est un esprit clair – à condition qu’on ait appris son jargon. C’est extrêmement moderne, c’est peut-être le philosophe le plus clair et le plus cohérent que je connaisse.

Il y a plus cohérent que lui, c’est, évidemment, Spinoza. Il est arrivé à tellement de cohérence qu’il n’apporte rien. Dans l’Ethique, sa démonstration de la preuve de l’existence de Dieu est absolument impeccable. Il suffit de refuser ses définitions qu’il donne au début – substance, essence, existence – de ne pas avoir les mêmes que lui et Dieu n’existe pas. Si on les accepte, je vous défie de trouver un défaut dans sa démonstration. J’ai lu l’Ethique en entier jusqu’à la moitié, en vérifiant, après, convaincu que l’auteur raisonne bien, qu’il ne s’est pas trompé, je lui ai fait confiance pour le reste et j’ai lu seulement les énoncés et je suis arrivé au dernier qui est le moyen d’atteindre la béatitude, dont je suis convaincu que, si on accepte ce qu’il y a au début, c’est le bon moyen.

J.B. J’avais fait un petit travail sur l’Ethique : je m’étais amusé à noter la structure démonstrative. A propos de chaque théorème, noter les théorèmes cités, de ceux-ci, les théorèmes précédents, etc. Très souvent, d’ailleurs, ce sont des corollaires ou des lemmes. On s’aperçoit très rapidement que la rigueur démonstrative n’est pas si grande et qu’en particulier il y a certains lemmes qui sont parmi les plus obscurs et qui sont constamment utilisés comme preuve démonstrative. Je me suis arrêté avant la moitié du livre, on arrive à une imbrication extrêmement complexe.

F.L.L. Oui, vous avez raison. C’est comme Euclide, il a oublié la moitié de ses axiomes… il a fallu attendre Hilbert pour rendre Euclide tout à fait cohérent. Par contre, en dehors de l’Ethique, Spinoza me paraît beaucoup plus intéressant dans son Traité théologico-politique qui a vraiment un contenu politique intéressant.
(Je vous ai dit ce que j’ai sur le coeur au point de vue objectifs. Je voudrais reprendre mon autocritique.)

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tous les trois

Les chimistes anglais Joseph Priestley, français Antoine Lavoisier et allemand Carl-Wilhelm Scheele, ont, concurremment et indépendamment, découvert la composition de l’air (et en particulier isolé l’oxygène). MA

en entier jusqu’à la moitié

J’ai lu l’Ethique en entier jusqu’à la moitié

est admirable… là on voit bien qu’on est dans l’oral. MA

94. Les livres que je n’ai pas écrits, fatrasie

LES LIVRES QUE JE N’AI PAS ECRITS

[ce titre est dans le tapuscrit]

J’avais projeté de faire une anthologie de la fatrasie et du non-sense, quelque chose qui serait à cheval sur les deux. Avant de connaître Dada, j’admirais beaucoup les fatrasies; ensuite, je me suis intéressé au non-sense. Je n’ai jamais fait cette anthologie, et je ne la ferai plus.

Mais, j’ai fait de temps en temps quelques poèmes et j’ai fait quelques fatrasies dans le but suivant (ça rejoint votre notion du triangle vraiment quelconque (J.M.)) : faire des poèmes vraiment écartelés, plus écartelés que les fatrasies, non-sense, etc. ayant pour but de rapprocher les mots les plus écartés possible les uns des autres, mais de manière à ce que l’ensemble soit encore vivant. Comme dans le grand écart. Celui qui fait le grand écart est encore vivant. J’ai cherché à faire ce genre de poèmes et je regrette un peu d’en avoir perdu quelques-uns parce que je ne crois pas qu’on en ait fait dont les mots soient aussi complètement écartés les uns des autres – avec, j’espère, une certaine qualité poétique.

Je me souviens d’un seul vers, un alexandrin : “Bouddha versait du cidre au flibustier sphérique”.

Dans mon anthologie de la fatrasie, je mettrais quelques passages qui ne sont pas connus des amateurs de fatrasies, notamment un passage de Frédéric Soulié que je retrouve dans le roman populaire. Ce n’est pas très connu. Confessions générales. C’est un roman à tiroirs, c’est-à-dire à parenthèses.

95. Adrienne Weill, Rosalind Franklin

ADRIENNE WEIL – ROSALIND FRANKLIN

[titre dans le tapuscrit]

Adrienne Weil était la fille de Brunswick. Elle était spécialiste des rayons X, elle était l’équivalent d’un maître ou d’un directeur de recherche au CNRS, elle dirigeait un laboratoire important de la marine. Elle m’a fait connaître Rosalind Franklin, au prénom shakespearien absolument délicieux, une fille d’une très grande beauté, aux yeux noirs comme des diamants, cette sorte de beauté qui est physique et qui est illuminée par l’existence d’une intellectualité.

C’était une personnalité très remarquable, et je l’avais senti tout de suite. Quand je l’ai connue, elle travaillait – toujours avec les rayons X – aux charbonnages d’Angleterre.

Ils avaient besoin d’une cristalographe et d’une spécialiste de rayons X à l’époque où l’Angleterre voyait son charbon fiche le camp, n’avait pas du tout de nucléaire à mettre à la place. Ils cherchaient à faire ce qu’on a renoncé à faire aux charbonnages de France, c’est-à-dire à récupérer les derniers morceaux de charbon de l’Angleterre sur lesquels elle s’est bâtie. Au moment où les Etats-Unis et l’Union soviétique prenaient le premier rang sur le plan de la marine et sur le plan de l’énergie, la pauvre Angleterre courait après son charbon. Donc, étude de la structure du charbon.

Nous avions eu une longue conversation, et j’avais étonné Rosalind Franklin par ma connaissance du charbon – au point de vue vulgarisation, bien sûr. Elle m’avait vraiment appris beaucoup de choses sur la structure du clairin, du vitrin et du durin, je voyais des avenues dans les morceaux de charbon, par où pouvaient passer des électrons. Elle m’avait impressionné par son intelligence, sa beauté et sa fermeté. Nous avons déjeuné deux ou trois fois ensemble, et une conversation avec elle ne manquait pas d’intérêt.

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Rosalind Franklin

Adrienne Weill était une physicienne française sur laquelle je ne sais pas grand chose, à part qu’elle a travaillé en Angleterre pendant l’Occupation.

Rosalind Franklin (1920-1958) était une physicienne anglaise (enfin) célèbre: elle a contribué à la découverte de la structure en double-hélice de la molécule d’ADN, qui a valu le Prix Nobel à Crick et Watson en 1962. Bien sûr elle était déjà morte et ne pouvait donc recevoir elle aussi ce prix, mais il semble que ses collaborateurs aient minimisé son rôle.

Il y a une polémique très intéressante et toujours en cours à ce sujet. Pour paraphraser Marx je dirais:

le machisme, ça n’existe pas, ce qui existe c’est l’Angleterre des années 50.

Ce qui est une digression, mais ne l’est plus si j’ajoute: et en plus, elle était vraiment très belle (comme la photographie le montre).

96. Anthologie de la fatrasie

Dans les livres que je n’ai pas écrits, il y en a un que je ne vous ai pas signalé, une anthologie de la fatrasie – il faudrait trouver un terme pour “fatrasie” de la même façon que nous avons trouvé un terme pour ma propre tendance qui est le disparate. Je prends le mot fatrasie au sens où il existait au Moyen Âge et à la Renaissance. J’ai constitué une petite collection, pas très grande, une vingtaine de poèmes, qui m’enchantait. D’ailleurs, ça pose un problème, la fatrasie pour moi-même : c’est l’autre versant du disparate. Il y a le disparate dominé qui doit aboutir à une augmentation d’efficacité et à un enrichissement. Et puis, il y a le disparate-plaisir, le plaisir de se vautrer dans le disparate. On pourrait l’appeler l’hétéroclite, par exemple. C’est du disparate pour épicurien, pour dilettante, pour amateur – ce n’est pas pour moi le plus important, mais pas le moins important non plus. La fatrasie peut faire partie du bon disparate hétéroclite, la jouissance, l’éparpillement.

On pourrait refaire assez facilement cette petite collection de poèmes de la littérature française du Moyen Âge et de la Renaissance, mais il y a aussi des fatrasies dans d’autres pays. Mes tendances me poussent à internationaliser tout ce que je touche – la littérature française n’est pas tout pour moi, la pensée française, ce n’est pas tout – il y a des fatrasies allemandes, par exemple – plutôt nordiques, je crois.

J’aurais complété cette anthologie qui est plutôt universitaire, par des fatrasies modernes, comme les charges d’atelier, par exemple, et puis, des non-sense… enfin, petit à petit, je me serais écarté de la véritable fatrasie. Quoi qu’il n’y ait pas de véritable fatrasie, elles ont toutes, qu’elles le veuillent ou non un certain sens général. C’est des années après en avoir pris conscience que je me suis rendu compte qu’il est impossible de faire de la fatrasie absolue, on ne peut pas ne pas délivrer un message qui soit commun à tout le poème.

C’est ce que je crois avoir montré – d’une autre manière – avec mon sonnet sans verbe, substantif, adjectif, sorte de fatrasie de mots, où il y a, là aussi, et un sens, et une émotion. Je voulais étudier, en quelque sorte, la température de ce que j’appelle d’une manière générale “fatrasies”, depuis les fatrasies classiques jusqu’au non-sense qui, lui, a vraiment quelque chose à dire. Il n’y a pas simplement le plaisir de l’hétéroclite dans le non-sense, il y a une critique, une critique psychologique, sociale, etc.

Roussel, ce n’est pas seulement le plaisir de l’hétéroclite, mais il y a de cela, certainement.

J’ai eu longtemps l’ambition de faire de vraies fatrasies, telles qu’elles pouvaient me plaire, et j’en ai commencé deux. Je les ai jetées, elles font partie des poèmes que je ne vous donnerai pas, mais je peux en dire quelques mots quand même – c’est peut-être le seul cas où je regrette d’avoir jeté. Je les ai jetées parce qu’elles étaient mauvaises, mais elles auraient peut-être, bien que mauvaises, apporté quelque chose d’intéressant.

L’une, est un poème d’une cinquantaine de vers. Je me souviens qu’il faisait à peu près deux pages. Je l’avais intitulé : Au commencement était le chaos. En effet, c’était un chaos, un chaos d’expressions, de mots, une sorte de fatrasie. Mais ce chaos avait quand même une espèce de sens général. Malgré les défauts que je lui reproche, c’est-à-dire ne pas avoir réussi à exprimer le chaos tel que je voulais le faire, il en donnait pourtant une indication. Puis, il se continuait par la séparation des lumières et des ténèbres — c’est là que j’ai trop échoué et que j’ai fini par le jeter.

Une dizaine de vers étaient pleins de ténèbres, très chaotiques, très lourds, très compacts, indigestes. Je voulais arriver petit à petit à une autre fatrasie beaucoup plus lumineuse. Je n’ai pas réussi, c’est pourquoi je l’ai jetée.

97. Le chaos, Dieu

J.M.L.L. Qu’est-ce qui était le plus difficile, créer le chaos ou séparer la lumière des ténèbres ?

F.L.L. Séparer la lumière des ténèbres, parce qu’il fallait que les ténèbres ne soient pas chaos pur, déjà, puisqu’on en enlevait la lumière.

J.M. Vous étiez arrivé à créer un chaos pur ?

F.L.L. C’est ce que je voulais faire, mais je n’en étais pas content !

J.M. Comment Dieu a-t-il fait pour créer le chaos ?

F.L.L. Je l’ai déjà interrogé là-dessus, mais il est comme certains auteurs, assez jaloux de ses procédés et il n’a pas voulu me les communiquer. J’aurais voulu lui faire concurrence sur ce point, mais je n’y ai pas réussi, c’était plus fort que moi, je mettais au moins un peu de lumière dans le chaos.

Ceci dit, ilaurait pourtant été intéressant de publier ce que j’ai fait, avec les critiques acerbes que je me suis faites à moi-même, parce que, finalement, j’ai eu quelque mérite à faire ce mauvais truc, ce n’était pas facile à faire, il a fallu beaucoup de travail, et puis, d’autres auraient peut-être mieux réussi là-dessus – je livre l’idée, je ne prends pas de brevet.

J.B. N’est-ce pas au langage plutôt qu’à vous qu’il faudrait adresser la critique ? Dieu a probablement fait autrement qu’en parlant !

F.L.L. Oui, encore qu’il est le Verbe. Bien sûr, je peux accuser l’outil, et d’ailleurs c’est vrai qu’il n’est pas bon, mais enfin, je suis persuadé que si j’avais eu plus de dons j’aurais fait mieux. Ce qui serait intéressant, en effet, ce serait de faire ce qui peut être le mieux fait par des hommes qui s’engagent à faire avec le langage.

J.M. C’est toujours le problème de la création de l’ordre à partir du désordre. Ça fait un siècle à peu près qu’on sait comment ça se passe en sens inverse, on sait très bien comment ça marche dans ce sens-là. C’est depuis peu de temps qu’on commence à s’intéresser à l’aspect inverse. Il faudrait peut-être procéder dans l’autre sens, c’est-à-dire commencer par l’ordre, le laisser évoluer vers le désordre et ensuite faire tourner le film à l’envers.

F.L.L. Oui, je ne sais pas très bien comment… Effectivement. Vous me suggérez quelque chose… Il faudra que j’y réfléchisse mais je crois que votre méthode n’appartient qu’à Dieu, je ne vois pas bien comment on peut faire tourner le film à l’envers.

98. Sonnet sans verbe, substantif, adjectif

Je reviens à ce sonnet sans verbe, substantif, adjectif, dans la mesure où ila un rapport avec notre discussion. Il a été mis en musique il n’y a pas très longtemps, et chanté par Christiane Legrand. On en a parlé, ça l’intéressait beaucoup, elle n’avait jamais eu l’occasion de chanter des chansons de ce genre et elle a voulu avoir quelques explications.

Je lui ai fait comprendre assez vite la moitié de mon procédé – mais c’est la moitié la moins intéressante, qui est le procédé en creux qui consiste à enlever les verbes, substantifs et adjectifs. Il est dans le titre: La, rien que la, toute la. Ce n’est valable que pour des gens cultivés, qui, d’eux-mêmes, pensent au mot “vérité” Je l’ai appliqué d’une manière moins nette à quelques endroits de ce sonnet, autrement dit, là, je me sers des mots que je ne mets pas.

Mais, je lui avais dit que ce qui compte beaucoup plus, ce sont les autres mots, ceux où il n’y a pas les mots qui manquent. On aurait pu, pour bien donner au sonnet sa qualité expressive, arriver à sentir tous les mots qui manquent entre deux mots de suite — à supposer que ce soit un discours linéaire. Elle aurait bien voulu les connaître, mais entre deux mots il faudrait quelquefois quinze pages – et c’est là tout l’intérêt de mon travail. C’est un sonnet qui, bien explicité prendrait un bon volume. J’ai réussi à condenser – réussi ou pas, je laisse de côté les questions de mérite vraiment secondaires.

99. Musique, chant, opéra

J.H. Comment avez-vous accepté la mise en musique de votre sonnet, vous qui en avez tant horreur !

F.L.L. Oui. En gros, je condamne la musique chantée à des niveaux différents. C’est surtout l’opéra que je condamne, qui me paraît une des grandes erreurs de la civilisation occidentale — alors que l’Occident avait le motet, une chose bien qui, à mon avis, n’était pas épuisée. Ce qui m’irrite le plus, c’est la combinaison, l’association étroite d’une syllabe et d’une note, cette syllabe étant un morceau de mot qui veut dire quelque chose. Pour moi c’est un très mauvais disparate, un disparate négatif, qui me prive de quelque chose. Par contre, j’accepte très bien, aussi bien que la poésie seule ou la musique seule, c’est la chanson parlée avec des instruments à côté, guitare ou ce qu’on voudra. Tout ce que je demande c’est que les paroles me plaisent et que la musique ne soit pas trop faible.

J.B. Tel que vous le décrivez là, il semble que ce soit le principe même du chant qui est en cause, ce qui pose un problème parce qu’on a souvent fait dériver la poésie du chant.

F.L.L. Oui, je crois que c’est lorsqu’elle a fini par s’en dégager qu’elle a atteint un niveau plus élevé.

J.B. Et la musique liturgique, où les paroles sont, finalement, toujours les mêmes, donc présupposées, à la limite, inexistantes?

F.L.L. Oui, je l’accepte. Je regrette simplement que l’on déguise cela avec des mots. Il y a une sorte d’hypocrisie, j’aimerais mieux que ça ne soit pas du tout liturgique, qu’il n’y ait pas de mots utilisés comme ça. Autrement dit, le moment où je l’accepte est le moment où il n’y a vraiment plus de poésie. Oui, pourquoi pas ; comme au moment où il n’y a plus de musique.

Quand l’association des deux est tellement amenuisée et que l’un des deux disparaît, je veux bien ! Mais prétendre donner un discours sémantiquement compréhensible et une musique expressivement touchante ou sensible me parait impossible, en tous cas, ce n’est jamais réussi.

J.B. Il y a tout de même avec l’opéra une tentative, réussie ou ratée – d’après vous, ratée – d’établir une correspondance, et au moins à ce titre, ça mériterait quelque intérêt. Vous semblez rejeter à priori la possibilité de toute correspondance, alors que vous êtes en général intéressé à tout système de correspondances.

F.L.L. C’est comme le disparate : il y a le bon, avec deux niveaux, le disparate créateur et le disparate de jouissance, et puis le mauvais, qui nous empêche de nous consacrer à quelque chose de valable.

J.M. Vous ne vous contentez pas de constater un échec, dans le cas de l’opéra vous dites : ce n’est pas possible.