130. Tuniques de Nessus

Mes tuniques de Nessus [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Dans la liste de ce que j’appelle mon disparate il y a des choses pour lesquelles je suis connu par un certain nombre de personnes, et d’autres pour lesquelles je ne suis absolument pas connu, et qui ne sont pas les moins importantes pour moi. Il y a des domaines, les échecs et les maths par exemple, où je suis connu dans certains milieux. Dans ces milieux-là on me demande toujours de ne faire que cela, de me spécialiser. Les joueurs d’échecs m’en veulent de ne pas faire que des échecs, les mathématiciens, de ne pas faire que des maths et d’autres de ne pas faire que de l’industrie. C’est ce que j’appelle mes tuniques de Nessus parce que je suis un peu persécuté en quelque sorte. On insiste continuellement pour que j’écrive des livres d’échecs, et puis des livres d’un tas de choses. Je réponds aux gens : “Je ne m’occupe jamais de choses passionnantes quand je peux m’occuper de choses plus passionnantes encore.” J’ai l’air de cultiver le paradoxe, mais pas du tout – c’est vrai que le paradoxe n’est pas désagréable – mais c’est le fond même de ma pensée ; comme j’ai appris à Dominique : “Fais toujours ce qui est mauvais pour toi si c’est le seul moyen d’éviter le pire.” Je m’aperçois que les humains n’appliquent jamais ces règles-là.

Après avoir apprécié, sans plus, les périodes bleue et rose de Picasso qui nous peignent la misère humaine; où on voit que Picasso est du bon côté, j’ai découvert qu’il exprimait d’un seul coup tout ce qu’il voulait exprimer le jour où il a mis les nez, les yeux, etc. à un autre endroit. Quand on regarde l’évolution des arts – de la musique, de la peinture et de la poésie pour prendre les trois plus grands – on s’aperçoit qu’à certains moments certains sont en avance sur d’autres dans la hardiesse. Par exemple, la peinture était en retard sur la poésie et la littérature : en littérature on parle à n’importe quelle époque d’un “visage bouleversé”, c’est ce que fait Picasso. On peut parler aussi d’un “visage convulsé par la rage”. Il fallait le faire en peinture comme on le fait tout naturellement en littérature. On dit aussi parfois de quelqu’un qu’il est “dans les nuages”, ce que Chagall a montré – ce n’est pas pour moi un bon peintre, mais il l’a fait.

J.M.L.L. Ce que tu dis me gêne un peu : tu donnes à la peinture une fonction purement illustrative ; tu nies pratiquement la fonction autonome de la peinture.

F.L.L. Absolument pas ! J’admets qu’elle puisse avoir plusieurs fonctions, j’admets une peinture disparate aussi. C’est pourquoi, d’ailleurs, quand Chagall met quelqu’un dans les nuages, ça ne m’intéresse pas, il fait de la littérature ; mais lorsque Picasso bouleverse des figures, il ne fait pas la même chose que l’écrivain, il les bouleverse pour de bon.

En fait, pour éviter toute trahison dans l’expression de ma pensée, j’aurais dû mettre entre guillemets chacun sans exception des mots de ce livre, y compris les prépositions et parfois les signes de ponctuation.

131. Un olivier

Un olivier [ ce titre se trouve dans le manuscrit]

En connaissant à fond ma biographie, on ne connaîtrait pas ma vie. On aurait des renseignements, il n’y a pas de doute, mais on ne connaîtrait rien de moi. C’est ce qui fait que je ne pense pas à mon passé, il ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse, c’est ce que je vis sur le moment et ce que je vais faire. De sorte que, lorsque nous aurons fini d’extraire de ma biographie ce qui vous parait utile pour servir de point de départ, je tâcherai de me souvenir de ma véritable biographie, c’est-à-dire des choses qui ont compté véritablement.

J’ai rencontré un olivier : c’est un événement dans ma vie.

Depuis que je l’ai rencontré, j’y pense de temps en temps, et avec force. J’ai traversé le siècle avec un olivier – et d’autres choses, bien entendu.

132. Une anecdote comique à Dora

Une anecdote comique à Dora [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Les souvenirs horribles de Dora ne manquent pas, je ne tiens pas à les rappeler. C’est plus dans ma nature de parler de ce qui est positif. Il y avait dans ce monde horrible et absurde des moments burlesques, cocasses et comiques. Il n’y en avait pas beaucoup et nous n’avions pas tellement envie de rire, même quand ils se produisaient. Si on avait envie de pleurer, on ne pouvait pas parce que nous n’avions plus d’eau dans les yeux; quant à rire, ça n’arrivait guère. Un de mes camarades m’a dit un jour : “Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as ri deux fois en quinze jours !”.

Pourtant, il y avait des choses burlesques.

J’avais retrouvé à Dora un détenu qui était beaucoup plus ancien que moi. Je crois qu’il était un 43.000, j’étais un 77.000. Il s’appelait Varin. C’était un joueur d’échecs. Il a su que j’étais là – je ne sais pas par quel hasard. Il connaissait quelques uns de mes livres d’échecs. Comment, aimant le jeu d’échecs peut-on savoir qu’un auteur de livres d’échecs se trouve dans une ville de 50.000 habitants ? Il faut dire qu’on se regroupait un peu par nationalité… Enfin, il a réussi à me trouver et s’est arrangé pour me voir. Il n’était ni dans le même bloc que moi, ni dans le même atelier. Il avait réussi à trouver une bonne planque comme magasinier. Il pouvait être assis et avait à donner du matériel quand on lui apportait une fiche. Il lui est arrivé un jour une aventure qu’il m’a racontée :

Quand on travaillait dans le tunnel, on avait un arrêt au milieu de la journée de travail de douze heures. Après ces douze heures, il y en avait douze autres de corvées. L’arrêt était signalé par une grande sonnerie. Il durait un quart d’heure ou une demie-heure. Dès qu’on entendait la sonnerie on dormait – on tombait de sommeil, toute notre vie, on tombait de sommeil – jusqu’à ce que la sonnerie nous réveille. Il fallait se remettre tout de suite au boulot, il ne s’agissait pas de s’amuser. Il était donc à sa table, en train de faire la comptabilité d’un stock. Pendant qu’il travaillait, un SS circulait derrière les gens de son magasin. Ce SS, on le connaissait bien ; c’était plutôt un bon SS, chose rare, un vieux pequenot, un paysan, probablement analphabète, trop âgé pour aller sur le front. Il n’était pas connu comme tortureur.

Il avait le droit de nous donner un coup de poing, c’était un droit, ou de nous arracher les oreilles s’il voulait, mais il ne le faisait pas. C’était un homme de petite taille. Un jour, donc, que Varin écrivait à sa table, il se rend compte que le type s’arrête derrière lui et regarde ce qu’il fait. Mais le SS était fatigué aussi, et tandis qu’il regardait Varin écrire, son menton s’est appuyé sur le crâne du prisonnier et il s’est endormi… C’était grave. Varin ne devait pas bouger la tête et le réveiller, il osait à peine respirer et il se demandait ce qui allait se passer. Ce SS n’était pas féroce, mais il n’était tout de même pas tendre et après tout, un coup de poing, ce n’est pas grand chose. A un moment donné, il s’est réveillé et a continué sa ronde…

133. Un coup audacieux mais logique

En 1934 je publie mon livre sur l’ouverture française. Il a eu un très grand retentissement ; c’était, à cette époque, le seul livre fait avec toutes les variantes possibles d’un début. Ce n’était pas pour moi ce qu’il faut faire, je suis très opposé à cela, c’est comme de confondre une table de logarithme avec les mathématiques. Il faut donner sur chaque début ce que j’appelle des thèmes directeurs, les idées stratégiques, etc. Dans l’ouverture française, ces thèmes stratégiques n’ont pas varié jusqu’à maintenant alors que le nombre de variantes a augmenté d’une manière considérable, et augmentera encore, c’est pourquoi il ne me parait pas intéressant de faire ces recensements – en quelque sorte, des banques de données – sauf dans quelques cas particuliers.

Dans mon ouvrage, j’avais dit à la note 458 : “Un coup audacieux mais logique qui mériterait d’être plus souvent expérimenté.” A ma connaissance, il n’avait jamais été expérimenté. (1) C’était une idée stratégique que j’avais: j’avais constaté que dans toute une famille de positions plus ou moins comparables à celle-ci, ce coup de Dame G4 est un coup important ; autrement dit, c’était un coup général applicable dans des cas très différents et qui ici n’avait jamais été appliqué. Ceci se trouvait dans mon livre paru en 1934.

En 1935, Alekhine perd un premier match avec Euwe. Il l’a perdu de peu à cause de trop de whisky, car Alekhine était tout de même un peu plus fort que Euwe, il avait du génie alors que Euwe est très intelligent, très instruit, très équilibré, connaissant très bien la théorie des débuts, des milieux et des fins, un joueur académique parfait – avec des éclairs, quand même, mais ce n’était pas Alekhine. Alekhine a perdu son match. A son retour d’Amsterdam où le match s’était joué, il me dit : “C’est après avoir lu votre ouvrage que j’ai joué dans une partie ce 4 dame G4 que vous avez recommandé et qui n’a jamais été joué, pour vous permettre d’avoir une variante de plus dans la deuxième édition.” Il avait gagné cette partie-là, ce qui ne veut pas dire que ce coup fait forcément gagner, il maintient l’égalité. Je crois que c’est le meilleur, je ne peux pas dire qu’il gagne.

L’autre match a été joué deux ans plus tard, en 37, gagné par Alekhine qui avait bu moins de whisky, d’une manière assez nette sans être écrasante. Puis mes rapports s’espacent et c’est la guerre. Nous arrivons à l’époque où je faisais partie du comité SEMEC, comité dont la présidence avait été donnée à Euwe qui était à la fois un assez bon mathématicien et ancien champion du monde d’échecs. Le groupe déjeunait souvent ensemble à l’occasion de nos réunions, soit à Milan, soit à Amsterdam, soit en Suisse ou ailleurs. Lors de ces déjeuners on faisait quelquefois des petites parties rapides. Un jour, Euwe me dit : “Vous savez, dans mes deux matchs avec Alekhine, il y avait des françaises, et je les suivais toutes d’après votre bouquin.” Comme Alekhine le faisait aussi on peut dire que les dix premiers coups étaient joués par moi contre moi !

134. Théorie des milieux de partie

J’avais aussi parlé à Alekhine de mes idées échiquéennes sur la théorie des milieux de partie, c’est une idée qui manque vraiment beaucoup à tous les débutants. Je l’ai baptisée l’idée de la transparence ; du degré de transparence au degré d’opacité d’une ligne.

Tous les manuels d’échecs pour les débutants – et même pour les bons joueurs – le savent, c’est élémentaire : dans la partie (je ne parle pas du problème) il y a des pièces qui ont des mouvements rectilignes à marche variable : les tours, les fous et les dames soit tour, soit fou (laissons de côté le pion qui a une marche variable à partir de sa case initiale, ça ne joue pas de rôle dans ce que je vais dire). Il arrive qu’une pièce à marche rectiligne variable soit sur une ligne d’où, si le reste de la ligne à partir de la case était vide, elle verrait toutes les cases. Mais, entre la case où elle est et l’extrémité de la ligne qu’elle pourrait commander si toutes les cases étaient vides, il peut y avoir une pièce intercalée, (travaux pratiques, FLL en fait la démonstration. A noter). Autrement dit, la Tour a une action de transparence au-delà du cavalier noir. Mais, il y a d’autres cas, il pourrait y avoir une action de transparence au travers de son fou : c’est ce qu’on appelle une batterie, c’est-à-dire que si le Fou s’en va, ça donne échec.

C’est très connu de tout débutant qui a fait un petit peu de théorie. Autrement dit, les transparences de deux pièces de la même couleur sont des batteries ; de deux pièces de couleurs différentes peut être un clouage.

Mais il peut y avoir plus compliqué, et ça, les joueurs de partie le connaissent un peu moins bien. Il peut y avoir, par exemple, la batterie double. Il faudrait que l’un des deux parte et puis l’autre. C’est très fréquent, pour les problémistes ce n’est rien du tout ; pour les joueurs, c’est déjà plus rare. Il peut y avoir aussi ce qu’on appelle le demi-clouage. Tout cela devrait être connu sur le bout des doigts par les joueurs – aux très bons joueurs, bien sûr, pas question d’apprendre quelque chose là-dessus.

Toute ma théorie de la transparence avait beaucoup intéressé Alekhine qui pensait comme moi que ça méritait d’entrer dans les manuels et dans la théorie. Ce que je cherchais effectivement, ce n’est pas de donner des cas particuliers mais des lois générales pour des cas particuliers. Les cas particuliers, c’est l’art, les lois générales, c’est la science.

135. Portraits de joueurs

Après Euwe, j’ai bien connu Botvinnik. J’ai fait la connaissance des autres champions du monde, tous soviétiques jusqu’à Fischer, dans les tournois internationaux ; après la guerre, j’étais connu déjà et c’était facile de les aborder. Je voyageais pas mal à l’époque.

Botvinnik n’est pas antipathique mais est un monsieur glacé et sévère ; Smyslov est très, très gentil ; Petrossian est l’homme le plus drôle que j’aie connu ; Spassky est très gentil ; Tal est le seul champion du monde qui ne soit jamais venu ici. On se connait, naturellement, mais ceux qui sont venus déjeuner ici gardent toujours un très bon souvenir de Boulogne. Bronstein est peut-être le plus grand artiste du XXème siècle, il est venu ici plusieurs fois ; je n’ai pas encore vu Karpov qui est très difficile à avoir parce que son gouvernement ne l’y autorise pas ; j’ai eu aussi Kortchnoï, qui était assez drôle ; Geller, champion du monde de jeu par correspondance, c’est un excellent ami.

C’est assez curieux, les champions du monde par correspondance perdraient dans un match avec les champions du monde devant l’échiquier, il faudrait essayer le contraire, faire jouer les champions du monde devant l’échiquier par correspondance. Ça n’a jamais été fait et je crois que ce sont les champions du monde devant l’échiquier qui préfèrent ne pas le faire. Ce sont deux conceptions différentes du jeu et pour moi, la grande, c’est le jeu par correspondance, ce que je cherche, c’est la beauté, la profondeur, pas la rapidité – sans être rapide, un championnat du monde se déroule tout de même dans un temps limité, et puis il y a la fatigue. Un joueur comme Nimzovitch était, je crois, plus grand qu’Alekhine mais je ne crois pas qu’il l’aurait battu parce qu’au bout de la troisième ou de la quatrième partie, ses nerfs auraient craqué.

Les champions du monde sont des gens qui ont un très bon estomac, un très bon foie, un très bon intestin, des nerfs à toute épreuve et aucune gentillesse. La volonté, c’est fondamental. Lasker l’a très bien dit, il a fait sa thèse de doctorat sur le combat d’après Schopenhauer et lui-même était un fauve, un homme de jeu pratique, ça lui était égal même de jouer en début de partie des coups un peu douteux. Il s’en fichait pas mal et se disait : “Au moment où ça deviendra vraiment tragique, j’amoncellerai les orages sur la tête de l’autre et il n’en sortira pas. Moi, je supporte n’importe quel orage.”

Ce calcul n’a pas été bon au moins une fois dans une partie célèbre contre Rubinstein à Saint-Pétersbourg en 1909. Rubinstein était une sorte de croyant des échecs. Il ne vivait que pour les échecs, avec une sorte de ferveur religieuse et surtout on devait jouer selon la vérité et pas du tout selon la psychologie de l’adversaire. Comme Tarrasch. C’est aussi mon avis d’ailleurs. Dans une partie célèbre de Rubinstein contre Lasker à Saint-Pétersbourg en 1909, Lasker, après quelques imprécisions de début, s’est mis à tonner, à jeter des pièges terribles, à lancer surtout la partie dans des positions telles qu’il ne pouvait pas y avoir le temps de pendule suffisant pour bien examiner toutes les possibilités. Finalement, c’est Rubinstein qui a gagné en répondant courageusement aux coups terribles par des coups terribles, en acceptant de se faire du mal pour en faire à l’autre.

C’est arrivé d’ailleurs une autre fois à Rubinstein qui est le type même du courage. Dans une autre partie contre Capablanca trois ans plus tard à San Sebastian en 1912, il montra les mêmes qualités. C’était au cours d’un tournoi où tous les grands joueurs du monde étaient réunis, sauf Lasker. On pensait que Rubinstein devait en sortir vainqueur. On avait invité Capablanca qui en était à ses débuts et à qui on ne  donnait ni la première, ni la seconde, ni la troisième place. Rubinstein a joué impeccablement toutes ses parties, il n’a pas fait de faute et il n’a perdu aucune partie, mais dans certaines de ces parties, l’adversaire a bien joué et c’était nul ; on ne peut pas forcer le gain dans ces cas-là. Tandis que Capablanca a eu quelques gains du fait des fautes des adversaires ; dans sa partie avec Rubinstein, c’est Rubinstein qui a gagné. On a dit a l’époque que Rubinstein était le vainqueur moral du tournoi.

Tarrasch a fait ce qu’aucun autre champion visant des résultats professionnels [n’] a fait. Quand un joueur, dans un début contesté, très étudié, découvre un coup qui lui parait bon dans une variante, il le garde soigneusement pour lui ; il attend qu’on le lui fasse, parfois il attendra dix ans, parfois il ne le verra jamais. Il préfère ne pas publier un article dans lequel il le dirait. Tarrasch fait le contraire, il fait tout de suite son article. Il est le seul à avoir fait ces choses-là.

(Donner quelques parties amusantes : certaines sans voir, d’autres en voyant et simultanées, d’autres devant l’échiquier).

(Indiquer aussi les livres que je n’ai pas écrits sur les débuts : un sur la partie écossaise, un sur la partie sicilienne, un autre sur la variante Greco-Steinitz, et beaucoup d’autres. Ce ne sont pas des livres que j’ai rêvés, j’aurais très bien pu les écrire parce qu’ils sont dans ma tête. C’est un peu regrettable parce que ce ne sont pas uniquement des livres de variantes.)

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qui ne soit jamais venu ici

Tal a fini par manger les petits plats de Marie-Adèle, des asperges le 1er juin 1977, comme on le voit sur la photo (avec Karpov et FLL). MA

136. Un certain goût à m’analyser

Le disparate [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je perds des branches dans toutes les directions du disparate ; dans les capacités affectives, physiques, culturelles, etc. De sorte que ce livre sera en quelque sorte la confession ou le récit d’un disparate qui ne l’est plus assez pour montrer comment il l’était. Je suis un peu comme quelqu’un qui est en train de devenir aveugle et qui ne peut plus très bien parler des couleurs qu’il a vues. C’est un certain disparate raconté par un disparate diminué.

J.M.L.L. Je n’en suis pas tellement sûr..

F.L.L. Oh, si !

J.M.L.L. La façon que tu as d’en parler revient à l’approfondir. J’imagine que lorsque tu pratiquais ton disparate dans toute son extension, tu n’avais pas le temps d’y réfléchir véritablement et il aurait gagné en intensité.

F.L.L. Oui, c’est juste, mais ça n’empêche pas la diminution. Dans le cas des échecs : je n’ai pas essayé de jouer une partie contre les grands joueurs avec lesquels je jouais auparavant, mais je sais que je perdrais. La conscience de certaines choses n’est pas équivalente à la conservation des capacités ! Par contre, en effet, les réticences que j’avais au début pour faire ce livre se sont évanouies ; j’ai pris conscience il n’y a pas très longtemps que la préparation de ce livre m’aura apporté quelque chose.

D’abord, ça m’a donné un certain goût à m’analyser. Le fond de ma formule personnelle, c’est l’action. Pas forcément l’action physique – encore qu’elle ne m’ait pas déplu au moment où j’ai eu la possibilité de l’exercer – mais lorsque je me trouve devant un problème culturel, affectif ou autre, j’agis. Je me suis très peu analysé, je n’étais pas du tout l’homme à journal intime, par exemple. En faisant ce livre, j’ai pris un certain goût à m’analyser et j’ai pris conscience que j’étais plus intéressant que je le croyais, en quelque sorte ; j’ai pris plus d’intérêt à moi-même – comme cobaye, ça ne m’a pas rendu narcissique.

137. Oulipo, Oupeinpo et OuXpo

OULIPO OUPEINPO et OUXPO [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Ce sont les choses que je n’ai pas faites mais dont j’ai pris un peu conscience. Il y a certainement plus de cinquante ans, je m’étais rendu compte qu’il existe des peintres peu intéressants à certains points de vue et très intéressants à d’autres. C’est une chose dont on ne se rend pas bien compte. Par exemple, des peintres comme Poussin, Perugin et Raphaël que l’on dit de grands peintres parce que célèbres m’ont paru plus tard, dès que je me suis un peu affranchi du conformisme ambiant et que j’ai pris des positions contestataires – pas toujours très bien raisonnées –, saint-sulpiçards et pas drôles du tout. Ainsi Poussin avec son mythologisme banal ou Raphaël avec ses vierges fades et sans intérêt. Et puis, j’ai fini par découvrir que certains de ces peintres avaient quand même quelque chose d’intéressant, ce dont je me suis souvenu beaucoup plus tard quand j’ai pensé à l’OU.PEIN.PO, c’est-à-dire à la possibilité de rechercher des structures en peinture.

Je prends le cas de Poussin. Certains de ses tableaux – pas tous, mais une minorité très significative, un peintre qui n’aurait qu’un seul tableau ayant cette particularité serait déjà un cas à part – ont une harmonie (je ne discuterai pas le mot harmonie, ça peut sembler l’ennui ou au contraire une chose très remarquable) qui provient de ce que des éléments figuratifs du tableau (j’ai trouvé cela aussi dans l’abstrait, où c’est également très rare) touchent d’autres éléments figuratifs qui en touchent d’autres, et en fait, ces éléments qui ont des significations différentes, une branche d’arbre, un rocher, une jambe, une assiette, etc. s’enchaînent tous les uns aux autres parce qu’au point de contact, il y a une tangente commune aux deux courbes. C’est très net dans le Triomphe de Flore qui est au Louvre, par exemple, il y a une sorte de continuité qui fait l’harmonie du tableau. Ça plaît ou ça ne plaît pas, mais ceux à qui ça plaît ne savent pas que c’est à cause de cela. Très peu de peintres font cela. Je l’ai trouvé depuis dans l’abstrait. C’est une chose dont j’ai parlé quand j’étais à Dora. Il y avait aussi le fait qu’il peut y avoir une tangente en un point d’une courbe, la courbe s’arrêtant à un moment donné et je m’étais demandé comment on pourrait compléter le tableau en prolongeant harmonieusement.

Par la suite, mais pas tellement plus tard, je m’étais rendu compte qu’on pouvait transposer cette technique en littérature. Je pense qu’on pourrait dégager la notion d’une tangente d’une phrase en un mot de cette phrase. Je suis convaincu que ça recouvre quelque chose de sérieux et que ça explique certains phénomènes publicitaires : on commence une phrase et on vous la laisse terminer d’une manière qui agit sur vous. Je pense que c’est ce qui explique la difficulté qu’il y a eu en français à écrire des textes dans lesquels on passe tout naturellement de la prose aux vers et des vers à la prose. Le seul écrivain qui l’ait réussi, et d’une manière étonnante, c’est La Fontaine dans Psyché. On ne se rend pas compte qu’on a lu le dernier vers, on est dans la prose et réciproquement.

C’est aussi un procédé (tangente ou extrapolation) qui est utilisé par Bellemare dans une émission de radio : on donne à quelqu’un le morceau d’une chanson, on s’arrête et on propose au joueur trois possibilités de suite entre lesquelles il doit choisir. Ces trois possibilités doivent être vraisemblables. En musique, c’est banal, ça a été découvert.

138. Histoires de fous

Histoire du mathématicien fou [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je crois me souvenir que c’est Montel qui m’a raconté cette histoire lorsque je lui demandai[s] un renseignement sur une notion qui se trouvait dans un livre de Valiron, il m’a dit, je crois: “Ça, c’est X. le mathématicien fou qui l’a trouvé.” J’étais en assez bon termes avec Montel à ce moment-là pour qu’il puisse me raconter l’histoire en détails. Elle est assez extraordinaire. Voilà à peu près cette histoire :

C’était après la première guerre mondiale. Le jeune X. était d’une famille juive alsacienne, très unie et cultivée. Il a perdu son père et sa mère très tôt – il faudrait vérifier les dates, mais je pense vers deux ans ou trois ans. Son oncle et sa tante, très attachés à son père et à sa mère, l’ont adopté. Il a été intégré et, là aussi, il y a eu une tangente commune ; il s’est retrouvé dans la même famille et il n’a pas été frustré, semble-t-il, l’opération s’est faite merveilleusement bien. Il s’est donc trouvé entouré d’amour par une famille assez cultivée, il a fait ses études et on s’est aperçu qu’il était doué. Elève brillant de lycée, on l’envoie à Polytechnique où il commence des études, toujours brillantes. Tout le monde attendait des merveilles de lui. Un jour de permission, à l’époque où Polytechnique était plus sévère que maintenant, il était allé diner chez lui avec son “père”, sa “mère” ses “frères” et ses “soeurs” qui étaient devenus sa vraie famille.

Il a tué tout le monde. Naturellement, c’était un acte de démence car il les aimait beaucoup, il les a tués par amour, pour les débarrasser de la vie, en somme pour leur rendre service, un grand service. Il a été enfermé dans le seul asile d’aliénés national, à Saint-Maurice. Il disposait d’un peu d’argent géré par les parents qui lui étaient restés – lesquels comprenant qu’il était fou, étaient sans animosité – ce qui lui a permis de continuer ses travaux de mathématiques dans sa cellule, ainsi jusqu’après la dernière guerre. Il avait une petite cellule où j’ai pu le voir. Il envoyait ses travaux mathématiques à Valiron ou à Montel, ils étaient présentés à l’Académie des Sciences, où on pourrait trouver un certain nombre de ses communications. Quand je l’ai vu, j’ai vu l’homme le plus heureux de la terre. Il avait une cellule de moine, mais on peut être heureux quand on est moine, pourvu qu’on n’ait pas des exigences sexuelles, mondaines, gastronomiques ou autres. Il n’était obsédé que par une chose : les mathématiques. Il pouvait acheter les livres de mathématiques qui lui plaisaient et améliorer un peu son ordinaire. Il est mort peu de temps après la guerre. C’était un homme heureux. Il paraît qu’on le contrariait seulement quand on l’empêchait de sortir en pensant qu’il voulait rendre heureux ce qui lui restait de famille.

J’ai eu quelquefois l’occasion de visiter des maisons de fous. Ça m’a intéressé de les voir, mais ça n’est jamais devenu une obsession, et surtout sur le plan artistique plutôt qu’humain. Bien avant Baruch, le directeur de Saint-Maurice, j’ai connu un docteur Thuillier qui m’avait fait visiter Villejuif et Sainte-Anne.

Je voulais faire à ce moment-là une collection d’oeuvres de fous, à cette époque, personne n’en parlait. Depuis, il y a eu des expositions nombreuses, mais au moment où ça m’intéressait, c’est-à-dire juste avant et un peu après la guerre, ce n’était pas encore à la mode. J’ai donc connu pas mal de fous et de folles. J’ai donné récemment ma collection à Dubuffet, il y avait quelques belles aquarelles qui ne manquaient pas d’intérêt ; c’étaient surtout des psychographies. Il y avait des portraits de gens qu’ils considéraient comme des savants, j’avais eu l’honneur d’en faire partie et il m’avait fait en jaune, en rouge, il y avait Einstein, il y avait Jean Rostand, et pas que des savants, d’ailleurs, des grands esprits de l’humanité. Je me trouvais en très bonne compagnie. C’était assez joli à voir, les couleurs étaient très vives et les ressemblances fantaisistes.

J’avais aussi un “Concerto brusquement” d’une folle musicienne ; c’était du Beethoven déséquilibré. Il y avait des couacs dans Beethoven.

J’avais gardé aussi une correspondance avec des fous et des folles ; il y avait par exemple une folle qui écrivait des lettres à son bien-aimé, un docteur. Elle me demandait de mettre ses lettres à la poste. Je ne pouvais pas le faire.

J.M.L.L. Pourquoi pas ?

F.L.L. Ah, non, on m’avait dit dans l’asile que ça importunerait ce monsieur, qu’il fallait être sûr qu’il accepte pour qu’on lui écrive. Elle me donnait le prix d’un timbre chaque fois. Je ne pouvais pas refuser, elle aurait compris que je ne posterais pas sa lettre. J’ai donc gardé le prix des timbres. De temps en temps elle me confondait avec son bien-aimé et elle m’écrivait des lettres délirantes d’amour, m’appelant “mon consul”… C’était assez beau, parfois déchirant. Mais ceci n’a jamais été chez moi une passion, c’est une petite feuille du disparate, rien d’autre.

Marie-Adèle: Au revoir tout le monde!

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X. le mathématicien fou

X est André Bloch (1893-1948). C’était un x (polytechnicien), en effet.

Le triple meurtre dont il est question a eu lieu pendant une permission de la guerre, ce massacre de 1914-18. André Bloch avait été blessé et renvoyé au front. C’est au cours d’une permission (de la guerre, pas de l’école polytechnique), qu’il a commis le triple meurtre dont il est question.
Un des tués était son frère, plus jeune d’un an et aussi élève à l’école polytechnique, qui avait été blessé assez sérieusement pour n’être pas renvoyé au front (perte d’un œil, notamment).
André Bloch a correspondu avec de nombreux mathématiciens (depuis Saint-Maurice), et écrit une œuvre mathématique importante. Il mentionnait comme adresse celle de l’hôpital (mais pas l’hôpital), ce qui fait que pendant un certain temps ses correspondants (et la communauté mathématique) ne savaient pas qu’il était enfermé.
Des théorèmes de Bloch (en analyse complexe notamment) sont toujours utilisés de nos jours…

Deux références (sérieuses):
– sur André Bloch en général, un article de Henri Cartan et Jacqueline Ferrand
– sur la façon dont il a continué à publier pendant l’Occupation (juif ET fou… mais pas si fou que ça…), un de mes articles.

MA

139. La géométrie du triangle

La géométrie du triangle [ce titre se trouve dans le manuscrit]

J’ai trouvé une quantité extraordinaire de propriétés et de théorèmes. Je me suis intéressé à la géométrie du triangle depuis pratiquement le collège. C’est dû à deux causes : j’ai une mentalité à m’intéresser à ce genre de choses d’abord, ensuite, c’est une chose facile. Tout est facile en mathématiques à un certain niveau et tout devient difficile. C’est pourquoi il y avait tellement de fabricants de théorèmes du triangle, c’est que ce n’était pas difficile. Un peu comme en théorie des nombres. Et en géométrie du triangle, il peut se produire les mêmes difficultés qu’en théorie des nombres.

Je m’intéressais surtout aux céviennes dans le triangle – pas uniquement, bien sûr. J’avais noté dans un cahier une très grande quantité de résultats, pas très intéressants. Je me suis amusé à calculer par exemple les hauteurs en fonction des bissectrices, les bissectrices en fonction des médianes, etc., mais il y avait un point sur lequel je m’étais penché et qui n’a pas attiré l’attention d’autres mathématiciens, c’est ce qu’on pourrait appeler les céviennes hétérogènes concourentes. C’est-à-dire : dans un triangle, est-il possible qu’une hauteur, la hauteur du côté A, la bissectrice du côté B et la médiane du côté C concourent ? C’est le genre d’idée biscornue qui m’est assez propre et qui devient tout de suite terriblement difficile.

J.M.L.L. Ce n’est vrai que pour les triangles particuliers.

Marie-Adèle: vous voulez boire quelque chose?

F.L.L. Exactement. Autrement dit, j’aurais voulu définir de tels triangles, c’est-à-dire quels sont les angles A,B,C, ou quels sont les côtés par rapport aux autres côtés, etc. J’y ai repensé de nouveau, d’une part à Fresnes et d’autre part à Dora, mais à Dora, ma pensée était trop relâchée pour pouvoir penser à quelque chose de compliqué. On peut montrer comment un tel triangle serait possible: tu te donnes un segment de droite, avec deux extrémités A et B et tu te donnes une direction et la hauteur : tu as dans ce cas la bissectrice, la hauteur, tu n’as qu’à joindre le milieu, ça te donne le troisième sommet. (un croquis s’impose)

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céviennes

Les “céviennes” (du nom du mathématicien (italien, XVIIIe siècle) Ceva, ou plus exactement de son théorème) sont des droites issues des sommets d’un triangle.
On dit que ce sont des céviennes si elles sont concourantes. Par exemple, les trois hauteurs sont concourantes, les médianes aussi et tout autant les bissectrices. MA

idée biscornue

Ce que propose FLL est le disparate absolu: construire un triangle dont une hauteur, une bissectrice et une médiane soient concourantes. La figure montre la construction telle que décrite par FLL: 1. le segment AB et la bissectrice en B (rouge), 2. le mêmes avec la droite noire qui sera BC, 3. la hauteur issue de A (rouge), qui rencontre la bissectrice en H, 4. la droite (rouge) joignant le milieu M de BC à H, qui, puisque ces trois « céviennes disparates » sont concourantes, est la médiane et détermine le point C. MA