20. Froissart

Dans mes lectures historiques, ce qui m’a le plus intéressé, ce sont les Chroniques de Froissart. C’est un auteur que je relis de temps en temps. Est-ce de la littérature, est-ce de l’Histoire ? En tout cas, c’est une Histoire assez douteuse parce que partisane, mais ça lui donne de l’intérêt.

J’ai lu à peu près les grands chroniqueurs; en traduction, quand c’est Villehardouin parce qu’il écrit vraiment un Français impossible – et puis, il n’est pas très drôle, c’est vraiment la justification de la IVème croisade par des procédés très mensongers; j’ai lu aussi Commynes, Machiavel, c’est très intéressant mais très intellectuel – ce n’est pas le côté intellectuel qui m’intéresse dans ces choses-là –; Joinville….

Mais pour moi, les grands délices [sic], c’est Froissart, je le préfère à la plupart de nos écrivains contemporains. Il est plus fort que Flaubert pour moi.

Quand je lis Froissart, j’entends ce qui se passe, je vois les couleurs, je mange les plats… c’est pour moi une fête des sens. L’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris par exemple, c’est absolument formidable, les grandes compagnies… Et puis il y a tout ce qu’il faut pour faire l’équivalent du roman populaire, nos gangsters actuels sont loin d’être aussi forts que les grandes compagnies qui se donnaient beaucoup plus de liberté que maintenant.

Et l’histoire de Gaston Phébus, le comte de Foix qui aimait tant son petit garçon qu’il l’a tué dans un moment d’irritation et de colère. Cet enfant avait versé dans le verre de son père une poudre qui était un poison, il ne le savait pas, c’étaient des adversaires qui s’étaient servis d’un gosse. Le père était tellement furieux qu’il l’a fait mettre en prison. Un jour, allant le voir pour lui faire avouer je ne sais pas quoi, il a fini par le tuer en appuyant un peu trop la pointe d’un couteau sur la gorge du garçonnet. C’est décrit d’une manière extraordinaire, puis le désespoir du père ensuite…

Froissart est plein d’histoires comme ça. Je ne vois pas pourquoi on lirait des romans-feuilletons actuels, il n’y a qu’à lire Froissart. J’en ai lu d’ailleurs énormément à mes enfants [sic]. Il y a des histoires plus fortes que celle des soucoupes volantes ! L’histoire du Sire de Coarasse est une histoire extraordinaire : il avait des visites de poltergeists. On ne le croyait pas, finalement on a dû constater que les fantômes venaient bien, c’est une histoire extraordinaire qui se passait au XIVème siècle dans les Pyrénées où Froissart a passé beaucoup de temps avant d’aller en Angleterre. Je vous recommande les chroniques de Froissart, c’est pour moi un des meilleurs écrivains de la langue française – vous savez déjà que je classe les écrivains de la langue française un peu autrement que les autres : je considère qu’il est très injuste de mettre dans le deuxième secteur un écrivain comme Gaston Leroux que je mets plutôt au-dessus de Corneille et à côté de Froissart, et ce n’est pris du tout par goût du paradoxe. Il me semble qu’avec un peu de bon sens, tout le monde devrait être d’accord avec moi.

J’ai lu tellement que je ne vais pas faire la liste de mes lectures ni de mes admirations qui se sont succédées, qui se sont un peu niées. Quelques-uns sont restés, c’est vraiment le dessus du panier. Au collège, j’avais toujours une certaine avance sur la plupart de mes camarades, j’étais assez précoce. En classe de seconde ou de première, j’avais traversé toute l’époque romantique que j’avais beaucoup admirée, j’admirais énormément Victor Hugo, bien sûr ; après, je m’en suis écarté avec un snobisme inconscient, estimant que c’était très dépassé, puis j’y suis revenu – surtout Victor Hugo de la fin, je n’admire pas tellement Victor Hugo de la jeunesse et de la maturité. Avant mon baccalauréat, j’avais découvert des écrivains que je continue à admirer maintenant : j’avais découvert Victor Segalen, j’étais plein d’admiration pour les Immémoriaux, Stèles, je n’imaginais pas à ce moment-là qu’on puisse faire mieux. Marcel Schwob aussi, il était pour moi un écrivain extrêmement important ; Remy de Gourmont était ce qu’il y avait de plus fin ; Reverdy aussi, avec qui j’ai eu une toute petite correspondance. Ça m’amène à Max Jacob, mais c’est peut-être le moment de parler de Roussel dont j’ai connu l’existence beaucoup plus tôt.

21. Affiches aux murs de Paris

Avant la guerre de 14, je faisais partie d’une petite bande de gangsters qui avaient entre dix et quinze ans et qui avaient l’habitude d’aller jouer dans les fortifications. Les fortifications de Paris étaient une merveille pour les gosses, avec des talus, avec la possibilité de dégringoler, de se cacher dans des anfractuosités, dans des arbres, etc.

Nous allions très souvent dans les fortifications de la Porte d’Italie. Aller, non seulement dans les fortifications, mais dans les quartiers de la Porte d’Italie nous était interdit par nos parents. C’était en effet dangereux. Même des années après, je me souviens être allé avec mon père dans des endroits où il ne m’aurait pas laissé aller seul – nous étions de grands marcheurs, nous allions de Paris à Versailles aller et retour à pied, pour le plaisir de marcher – surtout justement, soit du côté de Belleville et de Ménilmontant, soit du côté de la Porte d’Italie. Il y avait encore à cette époque-là (entre 1910 et 1914) un côté Mystères de Paris, des tas de terrains vagues plus ou moins dissimulés par des palissades et au milieu de ces terrains vagues, des boui-boui infâmes dans lesquels on ne serait jamais entré parce qu’on n’en serait peut-être pas sorti vivants. Je n’exagère pas. On en serait en tout cas facilement sorti dépouillés. Les rues étaient très belles, dans le genre rétro. Je dois avoir parcouru toutes les rues de Paris, je les connaissais extrêmement bien. Notre bande allait donc jouer du côté de la Porte d’Italie ou de la Poterne des Peupliers malgré l’interdiction des parents et il nous fallait être de retour à la maison pour le dîner vers sept heures.

À ce moment-là, j’habitais dans deux endroits suivant les cas, très différents mais très proches l’un de l’autre : quelquefois chez une tante près du square Montholon, quelquefois chez un oncle rue Saint-Georges. Quand il s’agissait de revenir, nous n’avions pas les moyens de nous payer l’omnibus à chevaux, or il nous fallait traverser tout Paris – j’aimais bien les omnibus à chevaux, je montais sur l’impériale et mon grand désir était de pouvoir m’asseoir à côté du cocher – à pied. À cette époque-là, traverser Paris à pied ressemblait un peu à une visite d’exposition de peinture : trois grands quotidiens, Le Matin, Le Journal et Le Petit Journal, tapissaient les murs d’affiches.

Ces journaux ne se différenciaient pas tellement par la politique. Le Petit Journal était à un niveau faits divers beaucoup plus bas que Le Matin et Le Journal qui avaient une clientèle un peu culturelle. Le Petit Journal vivait de faits divers comme maintenant Le Parisien Libéré, mais en beaucoup plus net. Il y avait une édition hebdomadaire qui faisait mes délices à cause des illustrations de la page de couverture : « Un taureau fait irruption dans une noce de village » ou bien : « Les atrocités des Anamites contre les Français » – à moins que ça ne soient les atrocités des Algériens. Mais ces journaux luttaient beaucoup plus entre eux par les feuilletons. Ils avaient leur feuilletoniste attitré. Zevaco était, par exemple, le feuilletoniste du Matin, avec Gaston Leroux et Maurice Leblanc pour Le Journal.

Chaque journal publiait simultanément deux feuilletons et au moment où l’un des feuilletons allait se terminer, on commençait un troisième feuilleton pendant les trois ou quatre derniers jours pour amorcer la pompe. Un peu avant qu’on ne commence un nouveau feuilleton, il y avait de grandes affiches aux couleurs vives sur les murs de Paris et qui quelquefois se succédaient sans dire de quoi il s’agissait, pour intriguer. On voyait des affiches absolument extraordinaires qui se répétaient le long des rues, de sorte qu’on voyait la même affiche trente ou cinquante fois entre la Porte d’Italie et le square Montholon. Je me souviens avoir vu par exemple une affiche qui montrait dans l’angle en haut à gauche un forçat avec un mufle horrible et des mains dont tombaient des gouttes de sang. Il y avait écrit : « Pas les mains ! pas les mains ! » Qu’est-ce que ça voulait dire ?… « Lisez Chéri-Bibi ». C’est une grande œuvre de la littérature, si vous en doutez, je vous en lirai un passage et il vous sera impossible de ne pas en convenir.

Je me souviens d’en avoir vu une autre, qui m’a moins impressionné sur le plan émotif que sur le plan intellectuel: on y lisait : « Il y a des pas au plafond… Lisez Balao ! » (de Gaston Leroux aussi, d’ailleurs). C’est la très belle histoire d’un anthropopithèque qu’on habille en homme et qui est un véritable justicier ; finalement il préfère fuir la compagnie humaine et retourner dans sa forêt natale pour y lire Paul et Virginie. Donc traverser les rues de Paris à cette époque-là, c’était vraiment la visite d’une exposition de peintures de choix, peintures sinon expressionnistes du moins expressives.

Les annonces des Arsène Lupin me plaisaient aussi, mais tout de même un peu moins. Un jour que je passais avec ma bande – nous jouions aux gendarmes et aux voleurs et je préférais bien sûr être voleur plutôt que gendarme – , je me suis trouvé devant une affiche, que j’ai revue à plusieurs reprises, et que je ne m’explique pas. Elle se présentait comme un quadrillage de cinq sur cinq, je crois, et dans lequel on voyait des illustrations de bande dessinée avec, au-dessous, des légendes. Je m’attendais à une couverture de L’Épatant ou de L’Intrépide. Or la légende du premier carré disait : « Le Professeur Contarel montre à ses invités, dans son parc, une hie (j’ai appris que c’est une demoiselle, mais qu’est-ce que c’était que cette demoiselle-là ?), une hie qui, grâce à un mécanisme ingénieux, est commandée (on ignorait à l’époque le terme programmer) par les fluctuations du vent et de la température de manière à prendre dans une grande réserve de dents, les unes intactes et 1es autres gâtées, pour les transporter et les déposer de manière à reconstruire une illustration représentant un reître allemand dormant, etc. » J’étais tout à fait stupéfait…

Dans un autre carré, la légende disait : « Le Professeur Contarel montre à ses invités le cerveau de Danton flottant dans du librium ou quelque chose dans ce genre-là et pensant par moments: De l’audace, encore de l’audace, etc.» Dans un autre encore, le Professeur Contarel montrait un sept de trèfle qui logeait, dans l’épaisseur du carton, des insectes extra-plats que le Professeur avait dressés à striduler un air de musique dont on donnait d’ailleurs la partition. Tout cela m’avait beaucoup surpris; je n’avais rien trouvé dans ma formation antérieure qui pût m’amener à cela. Sous ce quadrillage, il y avait : « Lisez Locus Solus, Librairie Lemaire, passage Lemaire, 3 frcs 50. » Ma curiosité était vive mais je savais que je n’aurais jamais 3 francs 50 pour m’acheter ce livre-là, donc que je ne saurais pas ce qu’était Locus Solus. Mes parents qui ne savaient pas le latin n’ont pas pu me le dire. J’ai vécu des années sans le savoir et j’avais pratiquement oublié.

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la Porte d’Italie

Sur les terrains vagues à la Porte d’Italie, je citerais Brouillard au pont de Tolbiac (plus que les Mystères de Paris), même si ça se passe un peu plus tard que ce que raconte FLL. MA

22. Roussel

Bien des années plus tard, à Strasbourg, je vois Locus Solus en devanture de la librairie Berger-Levrault. Je l’ai acheté et ça a été pour moi la très grande révélation. La grande révélation parce que c’était le grand décrochement, quelque chose de quantique, une discontinuité très grande. Je me suis aperçu que tous les écrivains que j’avais aimés avant étaient dépassés par Raymond Roussel. Cela ne voulait pas dire qu’il était plus grand ; mais il était extrêmement autre et j’aurais regretté de pas avoir ressenti ce choc. Il faudra que nous reparlions de ma théorie du choc, c’est-à-dire la nécessité de sortir de ses habitudes et de sa tradition et d’essayer des réactions qui ne réussiront peut-être pas mais qui sont indispensables, faute de quoi on n’aboutit jamais. C’est une théorie fondamentale pour moi et qui n’est possible que sur un fond de culture disparate.

J’ai donc lu Locus Solus, j’ai retrouvé des choses qui m’ont émerveillé, comme des sculptures faites avec des lambeaux pris dans des poires ou les rails en mou de veau – qui sont d’ailleurs très remarquables et qui préludent à la relativité. J’ai fini par acheter les autres livres de Roussel et j’ai retrouvé le même genre de choses dans Impressions d’Afrique. Ensuite j’ai eu une nouvelle révélation avec les Nouvelles Impressions, en vers celles-là, où j’ai découvert le procédé des parenthèses intérieures les unes aux autres, procédé que j’ai d’abord apprécié comme une jonglerie amusante et un peu comme un canular. J’ai mis des années à me rendre compte qu’il y a là un procédé littéraire fondamental. Viendra un jour où dès l’enfance tout le monde saura utiliser des doubles ou des triples parenthèses, et cela normalement, naturellement. Tel fut donc mon second contact avec l’œuvre de Roussel. C’est à cette époque, par exemple, que j’ai lu La Doublure, qui raconte le Carnaval de Nice. Je m’en suis d’ailleurs servi pour enseigner à ma fille [sic] des éléments de versification ; son professeur de littérature leur apprenait ce qu’est l’enjambement. J’ai donné à ma fille un exemple d’enjambement qui me paraît beaucoup plus fort que tout ce qu’on peut trouver dans Boileau ou ailleurs, et qui se trouve dans La Doublure. Roussel y décrit une loge d’artiste avec un soin extrême :

« Un peigne est moitié gros, moitié fin. Une dent manque du côté fin. »

D’abord, j’admire beaucoup qu’on puisse parler de ces choses-là dans la littérature. Il y a d’autres passages que j’ai sus par cœur, que j’ai récités quand j’étais à Dora à mon camarade à qui je parlais de la littérature française.

Quelques années passent, une bonne dizaine, et je deviens éditeur d’une revue d’échecs, j’achète une revue qui existait depuis quelques années, une très bonne revue, que j’aimais beaucoup, Les Cahiers de l’échiquier français. Son créateur et directeur que je connaissais, Gaston Legrin, avait décidé de vendre. À cette époque-là, j’avais les moyens d’acheter cette revue – il ne me l’a d’ailleurs pas vendue cher – et Legrin souhaitait que je donne une bonne allure à cette revue. Ce que j’ai fait. J’y écrivais une bonne moitié des articles sous des noms différents – je représentais un type de professionnel d’échecs qui n’existe qu’à très peu d’exemplaires, c’est le type disparate à l’intérieur des échecs.

Les joueurs ne s’intéressent pas aux problèmes et les compositeurs ne s’intéressent pas à la partie, ils jouent mal. Il y a quelques exemples, on pourrait les compter sur les dix doigts, dont moi, d’amateurs qui s’intéressent à la fois à la partie et aux problèmes – et à l’histoire, et à d’autres aspects.

J’étais donc assez bien indiqué pour m’occuper de cette revue. J’étais notamment en relation avec Tartakover qui était un très bon joueur de l’époque, qui s’est approché de la candidature aux championnats du monde, un type très intelligent, très cultivé, très sympathique, un peu bohème – comme beaucoup de joueurs d’échecs professionnels, qui sont un peu décrochés de la réalité et de la vie. S’ils sont célibataires, ça va bien, s’ils ont une femme et des enfants, ils les laissent un peu crever de faim. Ils jouent aux échecs. J’étais en très bons termes avec lui, je l’invitais souvent à déjeuner. Il m’a donné des articles pour les Cahiers de l’échiquier français.

Un jour, je trouve dans mon courrier une lettre qui me disait : « Monsieur, j’admire beaucoup les Cahiers de l’échiquier français et vos articles. J’aimerais savoir si vous ne jugez pas indigne de publier dans vos Cahiers un travail que j’ai fait sur une méthode de mat : roi, fou, cavalier contre roi. Je l’ai appelée la méthode de la cédille. Voulez-vous l’examiner et me dire si vous consentez à la publier ? » La lettre était signée Raymond Roussel, elle était pleine de modestie et de confusion et se terminait par une formule très humble. J’étais stupéfait. J’ai écrit immédiatement une lettre en lui disant : « Vous inversez nos rapports, c’est moi qui vous admire depuis très longtemps. Envoyez-moi, bien sûr, votre travail, je suis sûr qu’on pourra le publier. » J’aurais très ennuyé qu’il soit mauvais, mais je l’aurais publié quand même. Ceci dit, c’est un travail qui était bon.

En fait, il était déjà dépassé. Il y a une méthode un peu plus simple, un peu plus axiomatisée, un peu plus rationnelle, qu’on appelle la méthode des hypoténuses de D : on prend un coin de l’échiquier, on trace des diagonales parallèles qui déterminent des rectangles de plus en plus grands, on tâche de mettre le roi adverse dans l’un de ces rectangles, puis on le refoule jusqu’au coin. Mais enfin, la méthode de la cédille est presque aussi bonne. On l’a publiée, et Roussel en parle dans Comment j’ai écrit mes livres.

Un mot encore à propos de l’affiche de Raymond Roussel. Il y a une vingtaine d’années, je me suis demandé si on pouvait retrouver cette affiche et je l’ai recherchée à la Bibliothèque Nationale. On ne l’a pas retrouvée. On la confondait avec une autre affiche que l’on possède encore qu’il a faite pour une de ses pièces tirée des Impressions d’ Afrique. Au moment où j’ai eu une sympathie pour le mouvement Dada, j’ai rencontré des gens qui partageaient mon admiration pour Roussel, notamment Duchamp, qui est peut-être le plus roussélien du mouvement Dada. Sa Mariée mise à nue par les célibataires même aurait certainement plu à Roussel. Cette affiche, donc, est également en forme de quadrillage, ce qui peut tromper. Mais je suis sûr que l’autre existait, je n’aurais pas pu imaginer à ce degré-là. Lorsque Caradec a publié son bouquin sur Roussel, il est venu me voir pour me demander des souvenirs —bien que je n’aie jamais rencontré Roussel, j’ai seulement eu de la correspondance avec lui – je lui ai raconté l’histoire de l’affiche et il s’est trompé d’affiche.

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Locus Solus

Locus Solus est paru en 1914. Les années où FLL était à Strasbourg sont autour de 1920. La librairie Berger-Levrault existe toujours. MA

la relativité

J’aime bien que les rails en mou de veau préludent à la relativité. La littérature populaire de l’époque s’est elle aussi saisie de la relativité: on aurait pu la mentionner à propos de Gaston Leroux (utilisation de l’espace-temps dans Le mystère de la chambre jaune). MA

méthodes de mat

Le mat du fou et du cavalier est reproduit dans le volume de la collection L’imaginaire qui contient Comment j’ai écrit certains de mes livres. Roussel le date de 1932, et nomme le journal: L’échiquier, revue internationale d’échecs. Le commentaire de Tartakover est publié à la suite, il appelle bien le procédé “la cédille”, mais il n’y a pas de mention visible de FLL. MA

23. Max Jacob

[Quatrième Journée]

Lorsqu’un homme m’enthousiasme, un écrivain, un artiste, un scientifique, un homme intéressant, d’une manière ou d’une autre, et que je le rencontre, il n’y a généralement rien de commun entre ce qu’il est et ce que je vois de lui. Les poètes qui m’ont enthousiasmé étaient absolument différents de ce que j’avais lu lorsque je les ai rencontrés.

C’est le cas de Max Jacob qui est pour moi un des meilleurs écrivains de la littérature française. Il ne m’a pas déçu, mais il est autre chose. J’ai remarqué ça aussi pour des peintres, des musiciens, etc. Rencontrer l’auteur d’une œuvre, c’est faire une découverte et ça n’est intéressant que si l’on tire de lui quelque chose qui n’est pas le message qu’il avait l’intention d’apporter – je crois d’ailleurs que le message qu’on apporte est toujours apprêté, et ce qu’on est est autre chose que ce qu’on dit. C’est un peu la même chose dans tous les domaines. En peinture, par exemple, on connaît la vie de peintres qui ont une certaine réputation : elle est absolument différente de ce qu’on sait d’eux.

Demandez à quelqu’un ce qu’il pense de Rubens par exemple, c’est l’homme des grosses femmes, des repas plantureux, quelque chose de rabelaisien. Or, qu’était Rubens dans sa vie ? C’était un homme qui avait extrêmement peu de temps pour faire l’amour ; il le faisait, il a eu des enfants, il aimait ses femmes, mais il ne leur donnait pas beaucoup de temps, il n’avait pas le temps de manger. On sait que dans les festins qu’il organisait, il mangeait quelques fruits, une salade, et c’était tout. Il était ambassadeur, il faisait un peu d’espionnage et a été vidé par Richelieu, bien entendu. Bref, Rubens est un homme qui a une vie extrêmement vertueuse. Dans sa vieillesse, il a eu un peu de temps.

Prenez l’exemple opposé : Puvis de Chavannes. Il nous a fait palpiter d’émotion devant ses grands tableaux de la Sorbonne, avec ces nymphes dans ces forêts… C’est quelque chose de pur, de chaste et d’angélique. Qu’était-il ? Un chasseur bourguignon qui culbutait les bergères sur les fossés ! On pourrait citer ainsi un très grand nombre de cas, Chardin par exemple… mais on peut deviner Chardin, la petite fille qui pleure sur un oiseau mort a quand même un corsage un peu dégagé qui n’est pas désagréable à voir, ou bien la laitière dont le pot est cassé. On sait très bien que son goût, c’étaient les souillons de cuisine. C’étaient les seules femmes qui l’intéressaient. Une femme qui était propre n’était pas intéressante pour lui.

Je ne dis pas qu’il y a toujours de tels contrastes, mais un artiste ne se livre pas forcément dans son œuvre. Il dit parfois ce qu’il voudrait qu’on croie qu’il est, ou même ce qu’il aimerait être.

J’en reviens à Max Jacob. Je l’ai rencontré vers 1926 avant que je ne prenne une usine de forges et d’estampage. Puis je l’ai connu pendant toute cette période très fortunée pour moi, ensuite, je suis passé par une période de vaches maigres. Nous nous sommes connus pendant une quinzaine d’années.

Je voulais lui dire mon admiration pour le poète et pour le prosateur, très différents cependant l’un de l’autre, et un ami commun nous a présentés. Pendant très longtemps, j’ai su des poèmes du  Laboratoire central, qui est quelque chose d’absolument étonnant. Je les récitais à mon ami de Dora. En particulier ce poème qui est chef-d’œuvre : “Établissement d’une communauté au Brésil”. Les deux premiers vers :

Nous fûmes reçus par la fougère et l’ananas,

L’antilope craintif et l’ipécacuana…

et un peu plus loin, deux vers qui sont peut-être plus remarquables :

Un moine est bourrelier, l’autre est cultivateur

Le dimanche après vêpres, on herborise en chœur.

Tout le poème est comme cela, tout le livre est comme cela.

Et puis, il y a sa prose : Filibuth ou la montre en or, L’homme de chair et l’homme reflet. Donc j’arrivais plein d’admiration, je le connaissais presque par cœur. Et je suis tombé sur un homme extrêmement différent. Que m’a-t-il apporté, au fond ? Il m’a permis de faire l’apprentissage d’une aptitude, d’un certain type de finesse dans les relations humaines. Il poussait l’ambiguïté au rang d’un art très supérieur. Il pratiquait les allusions au quatrième ou cinquième degré. Il faudrait un talent que je n’ai pas pour le ressusciter mais, au fond, l’intérêt de sa fréquentation, c’étaient des conversations dans lesquelles on disait autre chose que les mots qui étaient prononcés.

J’allais le voir souvent dans sa petite chambre de la rue Nollet où il faisait des gouaches et des dessins à la plume. Il y avait presque toujours chez lui des gens qui venaient le voir du monde entier. Il devait avoir alors une cinquantaine d’années, c’était entre 1927 et 1937. Il avait des amis de trois sortes : il avait d’abord ses amis masculins, puisqu’il était homosexuel et cela sans aucune gêne. Il avait donc une cour de beaux garçons. Il y avait quelques femmes, notamment une femme de ministre, et des gens qui l’aidaient à vivre en lui achetant des gouaches. Enfin, il y avait des peintres ou des écrivains. Il avait beaucoup de souvenirs du Bateau-Lavoir. Il voyait fréquemment Fernand Léger, qui était un de ses bons amis, et Dubuffet, qui à cette époque-là était négociant en vins et peintre du dimanche.

Il faisait des tableaux extrêmement différents des « bons » Dubuffet et qui pour tout dire n’étaient pas très drôles.

Dans les premiers mois où j’ai rencontré Max Jacob, j’ai eu la maladresse d’amener une petite amie avec moi. Il n’était pas content du tout : il n’aimait pas les femmes, les corps de femme, ça lui faisait un peu horreur. Il m’a dit de manière très sèche – cette manière sèche qui faisait partie chez lui des petites comédies d’ambiguïté : « Mon cher François, je te prie, si tu veux continuer à me voir, de ne pas venir avec ton matelas et de le laisser en haut de l’escalier. » Si, à ce moment-là, j’avais été dans un moment de grande passion, je l’aurais laissé tomber sèchement. Mais ce n’était pas le cas et nous avons continué à nous voir. Pour vous donner une autre idée des petites scènes que nous avions, je vais vous raconter un souvenir. Mais j’ouvre d’abord une parenthèse.

Après ma grande période faste d’industriel, je suis entré dans une période de vache maigre. Lui était toujours en période de vache maigre. Souvent j’allais le voir vers dix-sept heures. Nous terminions l’après-midi dans sa chambre d’hôtel et puis assez souvent, nous partions, trois ou quatre, dîner dans un petit bistrot. On choisissait des bistrots qui ne coûtaient pas cher. On allait à ce moment-là dans un bistrot situé dans le prolongement du pont des Batignolles. Nous examinions le menu avec beaucoup de soin, nous regardions les prix, et il nous arrivait de prendre un plat pour deux.

Un jour donc, j’arrive chez lui; il y avait là cinq ou six de ses amis et une toute jeune femme d’une beauté absolument éblouissante. C’était une Américaine, qui venait sans doute lui commander ou lui donner quelque chose. Les amis ne s’intéressaient pas du tout à elle, du moins sur un certain plan, mais lui avait tout de suite remarqué que j’avais été fasciné par cette belle Américaine et il n’a cessé, pendant les deux heures qui nous séparaient du dîner, de lui faire la cour. Exprès pour m’embêter. Je ne pouvais pas lutter : c’était Max Jacob, l’écrivain déjà célèbre, et pour une femme qui était venue exactement pour lui, je n’existais plus.

J’étais donc exactement furieux. Nous sortons donc vers sept heures du soir, nous séparons de quelques-uns et restons trois ou quatre à aller dîner dans je ne sais quel bistrot de la rue Nollet. Je lui faisais la gueule et il en était enchanté bien entendu. Nous convenons, après le dîner que je le raccompagnerais à son hôtel, c’était mon chemin.

Il escomptait la scène et il faisait exprès de me parler d’une manière légèrement perfide, en laissant planer un lourd orage sur nos rapports. Arrivés au pied de l’hôtel, il me dit : « Alors, mon cher François, quand viens-tu me revoir ? Tu as l’air de faire une drôle de tête. Tu n’es pas bien ? » Je lui dis : « Je trouve simplement que tu es un beau salaud. » Il attendait la chose, bien entendu. « Comment ? Mais je ne te permets pas de me parler à moi, Max Jacob, de cette manière-là. Qu’est-ce qui te prend ? Tu ne t’es jamais permis cela. Sur quoi te bases-tu pour me dire cela? » Je lui dis : « Tu le sais très bien, ce n’est pas la peine de s’expliquer. » « J’exige que tu t’expliques ! » Je lui dis : « C’est très simple ; jusqu’ici, nos rapports étaient un ciel sans nuages et établis sur les meilleures bases que l’on puisse imaginer. Je pensais que nous avions partagé le monde en deux. Il y a deux milliards d’êtres humains ; un milliard d’hommes pour toi, un milliard de femmes pour moi. Il ne peut pas y avoir de rivalités entre nous. J’ai toujours été très sensible, dans nos rapports, à ta délicatesse. Tu ne m’avais jamais fait sentir que j’avais une tare. Être hétérosexuel, pour toi, c’est répugnant ; mais avec tes amis, tu ne m’en avais jamais rien laissé paraître. De mon côté, j’avais fait preuve du même esprit. Je pensais par conséquent, qu’avec ce partage de l’humanité je pouvais vivre dans un océan de femmes qui me sont destinées. Or je rencontre chez toi, aujourd’hui, la femme la plus extraordinaire que j’aie jamais vue, et tu fais tout ton possible pour la séparer de moi alors que tu t’en moques complètement. Maintenant elle nous a quittés ; j’ai appris qu’elle va prendre le bateau. L’unique femme sur un milliard qui m’intéresse, tu as fait tout pour m’en priver. Et tu trouves que je n’ai pas le droit de te traiter de salaud! » II a réfléchi un peu, car il avait préparé cette chose-là, puis il a dit : « Mon cher François, tu ne comprendras jamais les homosexuels. Pour nous, la femme, c’est le fruit défendu. » Et puis il m’a quitté là-dessus ; nous étions tous les deux assez contents de cette scène. Des scènes comme celle-là il y en a eu une dizaine environ au cours de nos rapports.

Quelquefois, dans ma période fortunée, je l’invitais dans un bon restaurant ; mais parfois aussi il était invité chez des amis et il s’arrangeait pour me faire inviter. Je rencontrais alors des gens que j’ai un peu oubliés, des gens très riches, très snobs, dont il me parlait avec une grande admiration teintée d’un grand mépris. Je me souviens par exemple avoir été à des dîners avec Violette Murat. Il n’y a pas un cocher de fiacre qui ait eu un langage aussi grossier que Violette Murat. Elle était incapable d’avoir un langage si peu que ce soit moyen. L’essential donc, pour moi, c’est que le Max Jacob que j’ai connu, fait partie de mon arsenal, de l’arsenal de la disparité. Il a participé à mon apprentissage d’une certaine aptitude affective et intellectuelle.

L’écrivain Max Jacob, c’est une autre personne, que j’ai lue.

J. M. Vous nous avez; dit pourtant qu’il vous était arrivé de faire de la poésie avec lui.

F.L.L. Dans nos rapports, en effet, comme j’arrivais souvent le premier, il me lisait des poèmes et me demandait mon avis. Je lui en apportais aussi des miens et c’était une excellente manière de voir la façon dont il appréhendait mes dons poétiques.

De temps en temps, il m’arrachait un poème des mains et il le corrigeait en remplaçant un mot par un autre, en supprimant une phrase ; il me le redonnait avec beaucoup de condescendance, naturellement, et c’était encore une petite occasion d’ambiguïté. On discutait des corrections et bien sûr je ne me laissais pas tout le temps faire. Je me souviens très bien d’une discussion de chiffonniers que nous avons eue parce qu’il voulait que je mette le mot espadrille quelque part dans mon poème. Je pense aujourd’hui que c’est un mot très beau parce qu’il n’est pas encore usé, il a gardé une certaine vertu misérabiliste. J’avais gardé de lui, au moment où la guerre a éclaté, moins d’une trentaine de poèmes.

Des poèmes de moi avec son écriture, mais tout cela s’est trouvé transporté dans la cave de mon appartement du Champ de Mars et la Gestapo les a foulés au pied. Quand je suis revenu, j’en ai retrouvé, je crois, trois, et j’espère qu’ils sont encore là.

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une cinquantaine

Max Jacob est né en 1876, il avait donc bien 50 ans en 1926. MA

24. Paul Valéry

Un autre poète que j’ai fréquenté, moins que Max Jacob et dans d’autres conditions, c’est Paul Valéry. J’ai eu avec lui des contacts assez curieux. En 1923 ou 1924, j’avais écrit un poème qui avait été publié dans une feuille de chou – c’était la première fois qu’on imprimait quelque chose de moi – qui a été déposée à la Bibliothèque Nationale et qui s’appelait Contes choisis. C’était un peu comme Les Nouvelles Littéraires de l’époque, en plutôt moins bien. L’ami qui en était le rédacteur en chef s’appelait Marcel Marc. C’est avec lui que j’ai participé à un roman policier par la suite.

Il avait donc publié un poème de moi dans les Contes Choisis.

À cette époque-là je m’intéressais surtout au Valéry de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et de Monsieur Teste. J’avais été le voir pour lui apporter ce poème et lui demander si je pouvais le lui dédier. Il m’a reçu très gentiment, rue du Dôme ou rue Paul Valéry, dans un appartement bourgeois magnifique, bien entendu, et il a eu la gentillesse de lire mon poème et j’ai l’impression que ce poème lui avait plu. Je dis cela sans aucune vanité d’auteur. C’est ce poème dont je vous ai déjà parlé et que j’ai repris tous les dix ans pour l’améliorer. Pour le moment, il n’en reste plus que quatre vers, et je ne sais pas s’il sera jamais publié. Mais ce qui avait intéressé Valéry, c’est qu’il était tombé sur quelqu’un qui s’intéressait à son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, et à Monsieur Teste, quelqu’un qui avait fait des mathématiques, qui s’intéressait à la méthode scientifique, et surtout quelqu’un qui s’intéressait à la méthode, car à cette époque-là, j’étais déjà OU.X.PO. de manière presque aussi consciente qu’aujourd’hui. Donc tous les problèmes de méthode m’intéressaient, ces mêmes problèmes grâce auxquels j’ai gagné ma vie par la suite en fabriquant des programmes de recherche scientifique dans des laboratoires.

Notre conversation avait montré à Valéry un type d’esprit qu’il ne connaissait pas. Je n’avais pas beaucoup insisté sur ma participation au mouvement Dada, cela ne me paraissait pas très utile. Nous avons donc eu une conversation intéressante sur les mathématiques, sur le rapport possible avec la littérature, etc.

Puis des années ont passé, de 1923 à 1939. La guerre arrive, je me suis trouvé à Marseille juste après l’armistice, je rencontre Ballard qui était l’animateur des Cahiers du Sud et nous devenons de bons amis. C’est lui d’ailleurs qui a été tellement impressionné par l’enthousiasme que je montrais pour les mathématiques, que lui qui dirigeait une revue purement littéraire, il m’a demandé de faire Les Grands courants de la pensée mathématique. Il avait dû être hypnotisé. Je crois qu’il ne s’est pas trompé, même commercialement. Marseille était à ce moment-là le centre culturel de la France non occupée. Tout ce qu’il y avait de grands écrivains, penseurs, philosophes, etc, passait chez Ballard et je les rencontrais donc aux Cahiers du Sud. C’est à cette occasion que j’ai revu Paul Valéry et je lui ai rappelé notre conversation et ce poème. Nous avons eu alors des conversations assez longues qui l’ont vivement intéressé parce que je lui ai parlé d’un mathématicien qu’il ne connaissait pas et qui s’appelait Bourbaki. Je lui ai expliqué ce qu’était Bourbaki et il a été absolument enchanté. Il souhaitait qu’il y ait quelque chose comme cela. Il n’aurait pas pu entrer loin dans la compréhension de Bourbaki, mais c’était quelque chose qui l’intéressait. Il devait d’ailleurs me donner pour Les Grands courants de la pensée mathématique un article qu’il n’a pas pu me donner à cause de la guerre. Voilà à peu près ce dont je me souviens de mes conversations et de mes rapports avec lui.

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j’ai revu Paul Valéry

Paul Valéry est mort en 1945. Il n’a donc pas donné d’article pour les Grands courants. Le livre s’ouvre pourtant sur une lettre inédite de Valéry, datant de 1932, et communiquée par Pierre Honnorat. Sur ce livre, voir aussi le chapitre 35. MA

25. Poésie française, chinoise, anglaise

Plutôt que de revenir à des poètes que j’ai connus : Pollain [Follain MA], Guillevic, Ponge, je voudrais parler de la poésie, qui pour moi est beaucoup plus intéressante que les poètes que l’on peut fréquenter. De mes contacts avec la poésie, j’ai retiré le principe suivant : je ne peux pas comprendre que l’on puisse dire que la poésie est intraduisible et qu’on perd tout ou presque en cherchant à traduire un poète. Pour moi, la personne qui dit cela m’apporte la preuve qu’elle n’a aucune sensibilité poétique. Il est clair qu’on perd quelque chose à la traduction, mais il y a des poètes qui, même une fois traduits, laissent encore passer quelque chose de remarquable.

Sur le plan des idées bien sûr, mais sur le plan des émotions aussi. Il n’est que de voir les poèmes chinois traduits en français ; sur le plan des sonorités, on perd presque tout, tout sur le plan de la calligraphie. Mais je crois que les sentiments qui peuvent passer sont quelque chose que je ne trouve pas chez beaucoup de poètes français. Il est vrai que la poésie française n’est pas, et de loin, la première du monde. Je crois que la première serait probablement la chinoise. Si je pouvais la lire en chinois, je vous confirmerais mieux cela. Il y aurait aussi la japonaise.

Et puis la poésie anglaise. Je la lis très mal, mais en traduction, elle m’a apporté des joies et des émotions que je ne trouve presque jamais dans la poésie française, sauf peut-être chez des symbolistes, peut-être aussi chez des poètes de la Renaissance. Je connais par cœur La Sensitive de Shelley, qui est un poème absolument extraordinaire. C’est l’histoire d’une fleur, ce que ne feraient pas des poètes français en général, ou alors ils se contenteraient de faire un petit sonnet, comme Marceline Desbordes-Valmore, Shelley, ou Keats, ou encore Coleridge, les poètes lakistes, etc. Je me souviens avoir lu de Thompson un poème très court et dont je me suis souvenu instantanément après l’avoir lu. Il y parle d’un flocon de neige. Je ne connais pas de poète français qui considère qu’il vaille la peine de décrire très finement un flocon de neige avec son architecture intérieure, sa fragilité, son éclat, sa blancheur, sa brièveté de vie, etc. La littérature anglaise est pleine de semblables poèmes, même dans les périodes classiques.

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La sensitive

La Sensitive (début d’une traduction):

Une sensitive dans un jardin croissait ; et les jeunes
vents la nourrissaient de la rosée d’argent; et elle ouvrait à la lumière ses feuilles semblables à un éventail, et les fermait sous les baisers de la Nuit.

MA

Thompson

Il est question de Francis Thompson (1859-1907), un poète anglais, et de son poème (chrétien!!!) To a snowflake — texte à vérifier:

What heart could have thought you? —
Past our devisal
(O filigree petal!)
Fashioned so purely,
Fragilely, surely,
From what Paradisal
Imagineless metal,
Too costly for cost?
Who hammered you, wrought you,
From argentine vapor? —
“God was my shaper.
Passing surmisal,
He hammered, He wrought me,
From curled silver vapor,
To lust of His mind —
Thou could’st not have thought me!
So purely, so palely,
Tinily, surely,
Mightily, frailly,
Insculped and embossed,
With His hammer of wind,
And His graver of frost.

Voir aussi le chapitre 44. MA

26. Poésie allemande

J.M. La poésie allemande ?

F.L.L. Elle m’intéresse beaucoup moins, sauf les Romantiques, c’est-à-dire Novalis, Brentano, Chamisso, Achim von Arnim, tous ces poètes et conteurs du début du XlXè siècle, auxquels Albert Béguin avait consacré un numéro spécial d’Esprit (?).

Par contre, un écrivain que je n’aime pas beaucoup, c’est Goethe. Son esprit, sa manière de voir les choses ne me plaisent pas. Avec tout de même des exceptions, car il s’agit d’un poète très intelligent ; mais l’intelligence ne suffit pas, surtout en poésie. Sa conception me paraît très loin de celle de Novalis par exemple. Je ne voudrais pas laisser passer Goethe, malgré tout, sans dire qu’il a quelques beaux poèmes. Il a écrit par exemple un assez beau poème sur la métamorphose des plantes. Ce poème fait penser à un autre beau poème, de Du Bellay celui-là, qui montre le blé en train de pousser, en quatorze vers ; alors que celui de Goethe faisait près de deux cents vers.

J.M. Je pense au fait que chez Goethe, il ne s’agit pas seulement d’une préoccupation poétique. Il se voulait aussi scientifique et il avait toute une théorie de la plante primitive.

F.L.L. Exactement. Et le poème ne manque pas d’intérêt. Chez Goethe, dans des préoccupations moins scientifiques, il y a tout de même ses Sonnets d’Italie. Il était jeune ; il avait fait le tour de l’Italie parce qu’un intellectuel devait avoir fait le tour de l’Italie. Dans un de ces sonnets, il raconte avec une certaine sensibilité, lui qui avait plutôt le cœur sec, comment il passe la main dans le dos de sa jeune maîtresse nue. Il décrit parfaitement bien le plaisir et les émotions.

Mais c’est rare chez lui, bien qu’il fût un homme extrêmement sensuel. Intelligent et sensuel. Sensible et bon, j’en suis beaucoup moins sûr. Il y a par contre un poète allemand que j’aime beaucoup, c’est Heine, dont “l’Intermezzo” est magnifique. Mais Heine est assez différent des autres poètes allemands.

J.M. Et Rilke ?

F.L.L. Très grand, bien sûr. Les Élégies de Duino sont une chose magnifique. Mais j’aurais tendance à rapprocher Rilke de la grande poésie anglaise.

27. Poésie arabe

J.M. La poésie arabe ?

F.L.L. Je la connais beaucoup moins et je le regrette. Mais j’ai beaucoup admiré la poésie arabe ancienne, d’avant Mahomet.

Les Mu’allaqat, qui étaient des poèmes écrits sur de la soie et qu’on suspendait autour de la pierre Noire, la Ka’ba, qui était déjà vénérée avant l’Islam, autrement dit, avant Allah.

Il y a des Mu’allaqat que j’ai très bien connus, par exemple le Mu’allaqat d’Antara, qui a donné son nom à un cheval puis aujourd’hui à une station-service ! Parmi les écrivains arabes que j’ai lus, il y a aussi El Harirî, qui est plutôt un humoriste.

Je dois dire que je suis moins sensible à la poésie arabe et encore moins à la poésie indienne qu’aux poésies jaunes, qui me paraissent vraiment la poésie. Par exemple, la poésie indienne, c’est de l’épopée : le Mahâjâna, que je n’ai pas lu entièrement, le Mahâbârata, que j’ai lu en entier, ce qui n’est pas une grosse affaire puisqu’il n’est pas très long… Mais au fond, l’épopée ne m’emballe pas. Ce qui me plaît, c’est la poésie élégiaque, la poésie sentimentale. La grande poésie épique peut me plaire, mais plutôt en caricature; caricature de l’héroïsme, caricature de la bravoure, caricatures des bravaches. Mais ce n’est pas du tout dans ma propre direction. Les Arabes, donc, ne m’ont pas laissé grand-chose. La poésie iranienne et surtout persane, déjà plus.

À ce propos, je voudrais vous montrer la photo d’un gobelet iranien, à mon avis le plus beau gobelet du monde. C’est un gobelet élamite; les Élamites se situent avant la naissance de l’Iran, c’est-à-dire non pas avant les Egyptiens mais avant la naissance de l’écriture. Cela correspond à la première ou à la seconde dynastie. Regardez ce gobelet : dans le haut, vous avez une espèce d’autruche au cou allongé, vertical au-dessous, des espèces de chien basset allongé horizontalement; c’est vraiment une utilisation abstraite. Et puis un bouquetin avec cette corne circulaire, dont le corps est formé de deux triangles opposés par le sommet et qui se termine par des rimes aux extrémités, la barbe et la queue. Ce gobelet, je l’ai tenu dans mes mains, parce que j’avais la possibilité, en tant que conseiller des Musées Nationaux de France, de le sortir de la vitrine. Je l’ai alors fait photographier.

Je ne connais pas de gobelet aussi beau au monde.

Il y a peut-être quelque chose de comparable dans les bronzes chinois. Ces bronzes sont beaucoup moins anciens – ce gobelet date de quelque 4000 ans avant J.C. – et les plus beaux sont les bronzes Yin, donc d’avant les premières dynasties. On en voit au Musée Cernuschi. Autrefois, il m’arrivait de prendre un taxi pour aller les voir. On n’a jamais fait de bronzes aussi beaux dans toute l’histoire de l’Humanité, à mon avis.

Ce qui est clair pour moi, c’est que, lorsque le bronze est apparu quelque part, on a fait des œuvres d’art plus belles que ce qu’on a fait ensuite. Ce sont des témoignages d’une manière de sentir qui a disparu. Au fur et à mesure que nous avançons, nous gagnons de nouvelles manières de sentir et nous en perdons. Même si l’on admet qu’il y a progrès, chose qui peut se discuter, il n’est pas douteux que le jour où le singe est descendu de l’arbre pour devenir un homme, quelque chose s’est perdu : la possibilité de se cramponner à une branche par un bras, de sauter sur une autre. C’est merveilleux, on ne peut plus le faire! Je regrette cette possibilité. Quand je vois un bel arbre, comme ce cèdre, par exemple, je pense toujours à ce que je pourrais voir si j’étais au sommet. On a donc perdu, mais on a gagné aussi : Bach, par exemple. Mais on ne peut pas avoir les deux en même temps.

J.M. Vous grimpiez aux arbres quand vous étiez petit?

F.L.L. Oui, j’aimais beaucoup cela. J’ai passé quelques années de ma vie, surtout pendant la maladie de ma mère, chez mes grands-parents maternels dont j’aimerais beaucoup revoir la maison du Perreux. Il y avait alors (et il y a encore) un parc formé de plusieurs petits pavillons entourés de jardins formaient une sorte de hameau. On avait donc son jardin à soi et le grand jardin collectif. Dans le jardin de mes grands-parents, il y avait quelques arbres dans lesquels j’ai joué les « Robinson suisses ». À cette époque, je préférais Robinson suisse à Robinson Crusoë. Depuis j’ai changé d’idées.

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station-service

Le logo de l’entreprise de carburants Antar était un cheval ailé. Cette entreprise alsacienne, qui exploitait les huiles de Pechelbronn, a été fondée en 1922, plus ou moins au moment où FLL apprenait la chimie à Strasbourg… Le nom du poète arabe Antar a-t-il un rapport avec celui de cette entreprise? MA

28. Ponson du Terrail

Je passais alors tout mon temps libre à la bibliothèque communale. C’est là que j’ai découvert une grande partie de la littérature populaire: Paul Féval, Rocambole, Ponson du Terrail et toute une série d’écrivains. Ce fut une découverte comparable à celle de la poésie anglaise. Je devais avoir dix ans. Certains de ces romans gardaient même leur couverture illustrée des romans à soixante-cinq centimes de chez Fayard. C’est la même série qui a donné plus tard Fantômas. L’un de ces romans m’avait attiré par sa couverture: on y voyait danser des squelettes en costume du XVIIIe siècle. Au premier plan, une dame et un chevalier – la dame, un squelette elle aussi.

J’avais été très impressionné. Puis les années ont passé. Je n’avais pas pu lire ce roman, je ne savais pas de qui il était, je ne savais plus le titre, je ne connaissais que la couverture. Petit à petit, j’ai eu l’impression que c’était un rêve que j’avais fait et que je n’avais jamais vu ce livre.

Or il y a quelques années, j’apprends par un ami qu’une personne venait de faire près d’Evreux un héritage dont elle prenait possession après un procès qui avait duré une cinquantaine d’années. C’était la succession d’un notaire très fortuné, un notaire balzacien si l’on songe à sa bibliothèque.

Cette bibliothèque contenait deux sortes d’ouvrages : une bibliothèque de notaire, comprenant des revues de droit et de jurisprudence, et une bibliothèque de romans, surtout des romans populaires. Ces héritiers avaient appris que j’étais assez connaisseur en romans populaires et que j’étais capable de leur indiquer ce qui avait de la valeur et ce qui n’en avait pas. Ils m’ont donc invité à venir faire une sorte d’expertise. Cette visite m’a laissé un curieux souvenir.

On ne pouvait entrer par la grande porte qui était complètement obstruée par la broussaille. On entrait donc par une petite porte de service et les nouveaux propriétaires venaient de faire débroussailler le chemin qui menait de cette porte à la maison ; à droite et à gauche le fourré était impénétrable. J’étais tout à fait enchanté de me trouver dans un endroit semblable. J’ai visité la maison avec beaucoup d’intérêt ; c’était une maison comme on en trouve dans les romans de Dickens. On montait les quelques marches du perron, puis encore quelques marches qui menaient au vestibule ; on montait alors cinq marches, puis on en redescendait dix, et l’on finissait par ne plus savoir à quel étage on se trouvait. On ne pouvait aller partout : certaines marches s’effondraient …

On m’invite enfin à voir la bibliothèque. Il y avait les premiers Fantômas. Mais pas les autres. J’ai donné mon appréciation sur toutes sortes de livres. Soudain je tombe sur ma fameuse couverture : La Baronne trépassée, de Ponson du Terrail. Au moment de partir, mes hôtes m’ont proposé un cadeau en remerciement. Je leur ai dit : « J’ai vu dans la bibliothèque La Baronne trépassée ; si vous ne le retrouvez pas demain, c’est que je vous l’aurai volé, ou que vous l’aurez vendu, ou que vous me l’aurez donné. » Ils me l’ont donné. C’est un roman assez mal écrit – comme tout Ponson du Terrail – mais très étonnant, fantastique.

29. Du Bellay vs. Ronsard

Pour revenir à la poésie, la poésie française est, malgré tout, une poésie qui offre des moments importants. L’un des plus grands, pour moi, est Du Bellay. Sa Défense et Illustration de la Langue Française est déjà une tentative de rénovation – on dirait maintenant de nouvelle écriture. J’ai très bien connu Les Regrets, et quand je les ai lus en entier, après mes études secondaires, je me suis rendu compte que ce que l’on offre aux enfants est bien différent de l’œuvre totale du poème. « Heureux qui comme Ulysse… » est un poème très réussi, il n’y a pas de doute, mais le sonnet où il décrit le blé qui monte était pour moi quelque chose d’assez nouveau.

J’ai montré à mes enfants des sonnets de Du Bellay à l’époque de la succession de Pie XII: on y voit les cardinaux au chevet du pape qui va crever : qui va lui succéder ? Comment va-t-on trouver un successeur ? Du Bellay nous les montre surveillant ses crachats pour voir s’il y a du sang dedans…

Je me suis rendu compte, une fois de plus – j’en avais déjà pris conscience – d’une certaine hypocrisie sociale, ça m’était très bien confirmé par Du Bellay. C’est bien un grand poète.

Ronsard est moins près de moi que Du Bellay, il fait de la très grande poésie et moi, j’aime plutôt la poésie petite, comme les petits jardins. Malgré tout, il y a dans Ronsard des choses excellentes. Je me souviens avoir parlé à mon ami de Dora d’un poème de Ronsard qui n’est pas très connu : “Le Bocage Royal.” C’est une imitation des écrivains grecs, une assez bonne imitation. C’est l’histoire d’un concours de poésie entre des bergers. C’est la chose la plus conventionnelle et la plus académique du monde, mais la manière dont Ronsard l’avait fait ne manque pas d’intérêt. Un des passages dont je me souvenais par cœur était la description d’un gobelet qui est un des prix offerts aux gagnants. Le gobelet est décrit comme par Roussel – c’est pourquoi, d’ailleurs, ça me plaisait – c’est-à-dire avec une précision ; d’une certaine manière, un manque de poésie, il décrit les scènes qui sont gravées sur le gobelet d’argent, ce qu’il y a au milieu, en haut, en bas, etc. avec une précision qui m’avait beaucoup impressionné. On ne parle plus guère de ce poème.

Dans la littérature française, les prosateurs sont, à mon avis, meilleurs que les poètes, et dans les poètes, ce sont surtout les poètes mineurs qui me plaisent, ceux qui du temps du classicisme étaient considérés comme de seconde classe : Tristan Lhermite, Saint-Amant, etc. Je me souviens encore de ce sonnet de Saint-Amant qui est très étonnant. Qu’il ait été écrit au XVIIème siècle montre qu’il y avait un underground à l’époque. Il parle de la manière dont il voudrait qu’on l’enterre « dans une terre grasse et pleine d’escargots ». On ne voit pas très bien Racine, Bérénice, Andromaque parler de cette façon, ni Corneille, Chimène ! C’est ce qui me plaisait. Pas uniquement, il y a des poètes mineurs très délicat; Tristan Lhermite n’a pas ce côté grossier et cynique qui me plaît dans Saint-Amant. Tristan Lhermite nous montre, par exemple, une biche qui se penche sur un ruisseau, comme Narcisse, et voit son image. À ce moment-là, c’est un peu comme de la poésie anglaise.

Au contraire de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, j’ai également apprécié dans la poésie française certains poètes, des versificateurs, uniquement pour leur habileté. Des poètes qui me déplaisent sur le plan émotionnel mais dont j’admire assez la technique, comme Delille par exemple et tous les versificateurs du XVIIIème siècle qui ne sont que des versificateurs.

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sonnet où il décrit le blé

Le sonnet de du Bellay dont il est question doit être:

Comme le champ semé en verdure foisonne,
De verdure se hausse en tuyau verdissant.
De tuyau se hérisse en épi florissant,
D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne ;

Et comme en la saison le rustique moissonne
Les ondoyants cheveux du sillon blondissant,
Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissant
Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne.

Ainsi de peu à peu crût l’empire romain
Tant qu’il fût dépouillé par la barbare main,
Qui ne laissa de lui que ces marques antiques,

Que chacun va pillant : comme on voit le glaneur,
Cheminant pas à pas, recueillir les reliques
De ce qui va tombant après le moissonneur.

MA

mes enfants

Voir la note du chapitre 12.

succession du pape

Le sonnet sur la succession du pape est le sonnet 118 des Regrets, qui contient en effet:

Mais les voiant pallir lors que sa Saincteté
Crache dans un bassin, et d’un visage blanc
Cautement espier s’il y a point de sang,

MA