40. Mystères

Après la guerre, je me suis dit : au lieu de chercher à étudier comment se succèdent les décimales de nombres transcendants, on pourrait peut-être chercher à étudier comment se succèdent les décimales de nombres moins mystérieux moins compliqués que sont les nombres algébriques. J’y avais déjà pensé un peu avant la guerre et à Dora, mais d’une façon qui manquait de solidité. Je ne parle pas des nombres algébriques rationnels, parce que leurs décimales se succèdent par période qui recommence perpétuellement, le problème est résolu, mais pour les nombres algébriques irrationnels, ça me paraissait intéressant.

Je m’étais dit qu’il faudrait peut-être étudier les décimales d’un nombre dont on ne sait pas s’il est transcendant ou algébrique ou même rationnel, c’est la constante d’Euler qu’on appelle le nombre c. On pourrait peut-être essayer de prendre au moins un million de décimales : s’il était rationnel, on pourrait s’en apercevoir par la statistique – sauf s’il a une période supérieure à un million. On n’en sait rien pour c . Les mathématiciens pensent en général qu’il est non seulement algébrique, mais transcendant. Mais c’est un sentiment qu’ils ont et un sentiment ne vaut pas cher dans ce domaine. C’est Chevalley qui a dit la chose qui m’a le plus éclairé sur la nature du nombre c : c’est que la difficulté qu’on a à dominer la question, à pénétrer dedans, c’est qu’il converge très lentement.

Cette lenteur de convergence est presque aussi embêtante que les séries divergentes de Borel. Ce n’est pas divergent, mais on ne peut pas espérer aller à la lenteur d’un escargot et en possibilité d’utilisation, mais je n’en étais pas très sûr, et, même maintenant, je dirais que ce n’est pas très utile.

« Pourquoi n’essayeriez-vous pas un nombre certainement irrationnel mais certainement non transcendant ? Le plus simple qu’on pourrait prendre serait racine de 2.» Il a noté la chose et a fait faire aux frais d’IBM les 100.000 premières décimales de racine de 2. Ça fait une petite brochure que j’ai chez moi. Ensuite, on a constitué une petite commission dans laquelle il y avait et des théoriciens des nombres et des probabilistes et statisticiens. Comme théoricien des nombres, on avait – on ne pouvait pas mieux – Pisot, comme statisticien, il y avait Morlat, aussi un très grand, Guillebeau, et les deux programmeurs qui avaient trouvé l’algorithme pour calculer racine de 2. Ils m’ont appris quelque chose : si j’avais eu à faire le programme, j’aurais extrait la racine carrée de 2 comme on apprend à l’école. Ils ont inventé une formule qui coûte moins cher – c’est ce qu’ils visaient – et qui est astucieuse. La commission s’est mise au travail et ça m’a beaucoup appris. Je me suis rendu compte que je manquais d’idées pour étudier cette question.

Qu’est-ce que j’aurais fait ? J’aurais compté la proportion des décimales. Évidemment, c’est déci-normal, chaque décimale apparaît exactement, à l’écart normal près. À part ça, j’aurais pris des couples, ou des triples, etc. Mais eux ont eu des tas d’idées, des écarts entre d’autres, etc. Finalement, après avoir assez bien travaillé, avec ordinateur, on s’est aperçu qu’on ne pouvait rien trouver. Aucune régularité apparente, tout se présentait de la manière la plus mystérieuse et la plus irrégulière possible. Un défi aux mathématiques – l’idéal pour le chercheur. De sorte que le problème n’est pas résolu.

Par la suite, Pisot m’a dit : « Vous avez eu tort de prendre racine de 2, vous auriez dû prendre racine de 5. » Je n’y avais pas pensé. J’avais pris le plus petit nombre entier, mais 5 – c’est d’ailleurs ce qui fait la vertu du nombre d’or – est le plus difficile à approcher dans les nombres algébriques. C’est, d’une certaine manière, le plus loin d’un nombre entier, tandis que les transcendants peuvent l’approcher, coller de près. Un nombre transcendant est presque un nombre entier. Une autre idée m’avait manqué.

Ce sont mes deux erreurs : on aurait pu le faire en binaire au lieu de le faire en décimal. Ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que, puisque ces 100.000 décimales de racine de 2 se comportent exactement comme des nombres tirés au hasard – et de même pour les autres nombres algébriques, ce n’est pas la peine de le vérifier –, ils pourraient être pris comme des nombres au hasard, et on en a besoin dans l’industrie.

Quand on fait de la mécanique de précision, quand on fait des roulements à billes, quand on fait le projet d’un barrage, on a besoin de nombres au hasard. Il y a donc une utilisation possible. J’ai demandé qu’on fasse une étude et on l’a faite, du prix d’une décimale de racine de 2, de racine de 5 ou de racine de 3 etc., comparé au prix d’une décimale de nombres au hasard. À partir du moment où les ordinateurs permettent d’avoir des décimales moins chères que par les procédés de hasard, ça a des applications immenses, dans tous les domaines.

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la constante d’Euler

La constante d’Euler, c’est la limite de
(1+1/2+1/3+…+1/n)-log(n)
quand n tend vers l’infini. On tend vers cette limite très lentement (comme dit FLL que disait Chevalley).
La constante vaut à peu près 0,577, mais on ne sait même pas (on ne sait toujours pas) si c’est un nombre irrationnel — ce que l’on conjecture — et a fortiori si c’est un nombre transcendant. MA

racine de 2

Sur racine de 2, signalons
– l’autoportrait de racine de 2, que l’on trouve dans C’est un métier d’homme, livre collectif de l’Oulipo, paru en 2010 chez Mille-et-une-nuits, mais aussi ici,
Rationnel mon Q, de Ludmila Duchêne et Agnès Leblanc, paru en 2010 aux éditions Hermann,
et le fait qu’on ne sait toujours pas grand chose sur la répartition des décimales de racine de 2. MA

5

Ce doit être ici racine de 5, mais l’argument est fort peu convaincant. OS

En effet (racine de 2, racine de 5 et le nombre d’or partagent pas mal de propriétés, étant tous trois solutions d’équations du second degré). La différence entre racine de 5 (divisé par 2) et le nombre d’or est un nombre rationnel. MA

41. Dames japonaises, Poètes chinois, Mystiques espagnols

[BANDE III, face 2]

F.L.L. Je voudrais revenir sur mes rapports avec la littérature. Il ne s’agit pas de faire la liste de toutes mes lectures, ce serait tout à fait stupide. Et puis, je ne tiens pas du tout à accentuer l’image qu’on a souvent de moi de l’érudition. Tout le monde me proclame érudit. Je ne dirais pas que ça me déplaît, mais il y a quelque chose d’inexact dans cette image qu’on a de moi, non pas qu’elle soit fausse, mais elle passe à côté de quelque chose de plus important.

J’aimerais donc dire ce qui m’intéresse dans la littérature et dans la lecture, ce que je lui demande. Je voudrais parler de quelques écrivains dont je n’ai pas encore parlé et qui ont joué un rôle assez important dans la formation de ma sensibilité. Je suis toujours un peu gêné quand je dis : écrivains; j’ai toujours envie de dire : poètes. Mais je me rends compte que les romanciers ou les essayistes sont très importants aussi. Pour moi ce sont deux choses aussi différentes que la peinture et la bicyclette – toutes les deux intéressantes, mais pas de la même manière. Je ne signale pas du tout ces écrivains au titre de l’érudition – c’est un titre que je revendique volontiers, mais que je repousse en même temps.

L’érudition comme plaisir, c’est très bien, mais comme étouffoir, ça ne va pas du tout.

Sei Shônagon, par exemple. Elle vivait, je crois, au Xème siècle. C’est certainement la plus grande femme écrivain du monde. Elle met dans sa poche et Colette et Sévigné et les sœurs Brontë et les contemporaines. Elle a écrit des Notes de chevet (Makura-no-Sôshi). Ça se présente comme une suite d’impressions fugitives notées par une dame de la cour.

Le Xème siècle est une très grande période pour le Japon, c’est un siècle de civilisation fine, florissante. Les dames de la cour étaient des femmes de grande culture et de grande sensibilité. J’ai nommé Sei Shônagon, il y a aussi sa contemporaine, Murasaki Shikibu, qui a écrit un roman, le Genji monogatari. C’est le roman du prince Genji, un héros comme Achille par exemple, dans lequel on trouve mélangés le plus délicat et le plus ordurier. Un mélange assez extraordinaire.

C’est aussi une femme écrivain de très grande classe. Mais Sei Shônagon est plus grande. Ses notes décrivent par exemple huit choses qui font vraiment plaisir au réveil ; ou bien, douze tristesses qui vous prennent lorsque vous venez de quitter un ami et que le soir se couche. Ça pourrait être purement et simplement de la préciosité, c’en est si l’on veut, mais avec un degré de finesse extraordinaire, En lisant le Makura-no-Sôshi j’ai appris à découvrir des choses que je sentais sans bien en prendre conscience. C’est pour moi un très grand écrivain.

Des poètes chinois, bien sûr, Kuo Kin Shu (?), par exemple, et Tsou Ra Yuki (?). Kuo Kin Shu a fait une anthologie et Tsou Ra Yuki en a fait la préface ; c’est une préface que beaucoup d’écrivains actuels ne sauraient pas écrire.

D’autres écrivains ont joué un très grand rôle dans mon existence, peut-être à un degré moindre, parmi les livres sacrés tibétains, entre autres, un livre des morts. Ce livre m’a fait une très grande impression parce que j’avais l’impression d’être extrait de moi-même par des spectacles étranges et épouvantables. Ce qu’on appelle la littérature fantastique maintenant prend beaucoup moins à la gorge que ce livre-là.

Aussi par exemple – et ça peut paraître un peu curieux – des mystiques espagnols. Je n’aime pas également tous les mystiques, même les mystiques allemands, mais Saint Jean de la Croix m’a fait une grande impression, et cette impression n’est pas gênée par le fait que je suis tout le contraire d’un mystique. Je suis probablement l’homme le moins croyant du monde. Ce qu’il me dit n’a aucune valeur de connaissance, mais il m’apporte des sensations extraordinaires.

42. Épopée galloise et irlandaise

Je citerais aussi les épopées irlandaise et galloise. Je suis grand amateur de littérature celte et dans la littérature celtique, l’épopée irlandaise me paraît supérieure à la littérature bretonne, et même à la littérature galloise – je ne parle pas de l’écossaise – toutes intéressantes, d’ailleurs.

J’ai découvert cette littérature irlandaise relativement tard, juste avant la guerre. Pendant la guerre, j’ai eu l’occasion d’aller à Toulouse, au titre de l’inspection de la Résistance. Comme j’ai toujours mélangé l’action et le plaisir de la réflexion, j’en ai profité pour rencontrer monsieur Dautun qui était recteur de Toulouse et grand spécialiste de la littérature irlandaise. Il était enchanté de voir qu’il y avait en France quelqu’un qui s’intéressait à cette littérature, à part ses étudiants. J’ai déjà parlé de Sainte Brigitte, mais bien avant, il y a une épopée absolument extraordinaire, où le héros est bien plus fort que tous les Tartarins, il exagère vraiment plus que tout le monde : quand Cucullen (?) est en colère, c’est une chose si terrible que ses amis s’empressent de le plonger dans un baquet d’eau froide, et l’eau s’évapore immédiatement ; sa colère continue, on le trempe dans un second baquet d’eau glacée qui se met à bouillir ; à la troisième fois l’eau est tiède, il est à peu près calmé. Toute l’épopée de Cucullen est comme cela.

L’épopée galloise, celtique elle aussi, est très différente, mais j’avais été assez enchanté par l’un des héros gallois, le sénéchal Keu. Quand ces épopées celtes sont authentiques et à peu près restituées dans leur texte de l’époque, elles sont des poèmes de la violence et de la brutalité. Tout ce qu’on trouve dans nos séries noires actuelles n’est rien à côté. L’épopée galloise est plus lyrique, plus poétique. Je me souviens notamment d’un passage où le sénéchal Keu se fâche – on se fâche beaucoup dans toutes ces épopées – contre un nuage, il lance sa lance contre le nuage et du sang s’en écoule. Il y a des images de toute beauté.

Bien avant, dès mon enfance, j’avais découvert la littérature celtique bretonne, avec le cycle du roi Arthur dans les livres de Jacques Boulanger. Ça m’avait enchanté, et je me suis longtemps imaginé que c’était cela la littérature celtique. C’est en fait une littérature celto-chrétienne déjà, très arrangée. Très jolie d’ailleurs, j’en reste enchanté, mais je me rends compte que derrière ces féeries il y a des scènes de cruauté et de violence qui n’apparaissent pas du tout. L’aventure du roi Arthur m’a beaucoup marqué, et les aventures de Gauvain, de Lancelot, de Galaad, de Perceval, etc.

Ce qui m’enchantait à ce moment-là est presque le contraire de ce qui m’a intéressé dans la littérature celtique vraiment ancienne : c’est l’amour courtois – alors que dans Cucullen, c’était l’amour brutal, grossier même. Je me suis rendu compte de la différence quand, cherchant d’autres textes, je suis tombé sur d’autres textes un peu plus anciens comme ceux qui concernaient les aventures de Perceval – ou Parsifal, ou Perceforêt – qui datent du XIIème siècle. Et ces textes plus anciens me présentaient Perceval d’une manière tout à fait différente. Au fond, ce jeune analphabète reçoit des conseils de sa mère et il les suit à la lettre, car c’est un enfant très obéissant. Partant à l’aventure comme les chevaliers, il se trouve un jour devant une tente. Ayant faim, il entre. À l’intérieur il y a une femme très belle, la femme d’un chevalier, et il fait un geste que j’aurais cru impossible au moment où j’appréciais l’amour courtois : d’abord, il lui ordonne de lui donner à manger puis, voyant qu’elle a un anneau au doigt, il se précipite pour le lui prendre. Il se conduit comme un vrai goujat. J’étais absolument stupéfait et je me suis rendu compte qu’il y avait un underground de l’amour courtois.

43. Le roman de la rose

Une autre œuvre m’a fait une assez bonne impression et mon goût du disparate en littérature y a trouvé toute satisfaction, c’est le Roman de la Rose – je mélange beaucoup les époques, le VIIIème siècle n’est pas du tout le XIIème ou le XIIIème. J’ai lu la première partie, la partie de Guillaume de Lorris, en entier. J’ai trouvé goût à la seconde partie, celle de Jean de Meung, un peu plus tard. Il y a un contraste extraordinaire : la partie de Lorris était la suite de l’amour courtois des chevaliers de la Table Ronde, la partie de Jean de Meung est rationaliste et satirique.

Dans la partie de Jean de Meung, je ne me suis pas tout de suite rendu compte que j’étais déjà, d’une certaine manière, dans Rabelais – peut-être avec le génie en moins, mais avec une critique sociale très remarquable. En quelque sorte, la première partie est écrite par la majorité et la seconde partie par l’opposition.

44. Littérature anglaise

Dans la littérature anglaise, qui a joué un grand rôle dans ma formation, j’ai surtout parlé de poètes comme Shelley, Keats et quelques autres, Swinburne, mais il y a aussi les prosateurs dont, je crois, peu de pays au monde ont l’équivalent. Ils sont uniques dans leur genre. Swift et Sterne par exemple : je n’ai jamais lu un ouvrage qui soit comparable aux Instructions aux domestiques où Swift recommande de cracher dans le potage avant de le servir, etc., enfin, des positions qu’on ne trouve pas ailleurs, même dans la littérature française où je connais assez bien les poètes mineurs. Et la Vie et opinions de Tristam Shandy n’a pas son équivalent ! On l’a imité depuis. Sterne est le premier à avoir mis dans son livre des pages blanches sur lesquelles le lecteur peut écrire quelque chose. Je ne trouve pas d’équivalent à la prose anglaise qui m’ait impressionné dans les autres littératures… On a peut-être un peu cela dans la littérature japonaise ou la chinoise. Il y a des textes du bonze Kennko très mordants. C’est une sorte de Montaigne japonais.

Parmi les livres qui m’ont enchanté en leur temps, il y a aussi un livre beaucoup plus récent : Le nommé Jeudi de Chesterton. C’est un roman absolument parfait – peut-être un peu passé maintenant ! Mais je crois que je le relirais avec plaisir. C’est un livre qui va jusqu’au bout de sa trajectoire.

Il m’est arrivé quelquefois de relire des textes qui m’avaient laissé un grand souvenir et d’être infiniment déçu. D’autres au contraire me procurent toujours le même plaisir : je peux reprendre Rabelais, ça rend toujours à cent pour cent. Je vous ai parlé d’un poème de Thompson sur un flocon de neige : j’hésite à le regarder. J’ai peur de ne pas y retrouver le même plaisir et j’aime mieux le laisser. Pour moi, il y a les flocons de neige que je connaissais avant Thompson et les flocons de neige après ce poème. Je ne voudrais pas les perdre. Il y a, bien entendu, des poètes dont je suis sûr.

J.B. Au fond, qu’attendez-vous de la littérature ?

F.L.L. Il faudrait dire : littérature et poésie. Ce sont deux mots que j’aime bien séparer, quoique la poésie soit un sous-ensemble de l’ensemble littérature, bien entendu. En fait, quand je dis que quelque chose est de la littérature, je veux dire que ce n’est pas de la poésie, ça peut être intéressant quand même.

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un poème de Thompson

Voir le chapitre 15.

45. Érotisme et pornographie

Dans la lecture, je trouve des plaisirs différents : d’abord, j’ai la lecture détente. C’est le niveau le plus bas, mais non négligeable. C’est en gros ce que j’ai appelé le deuxième secteur : le roman policier, le roman populaire, etc. Il y a dedans des œuvres qui me paraissant supérieures à beaucoup d’œuvres du premier secteur, mais je lis aussi le reste, et avec intérêt : le roman policier pas très bon, le roman populaire pas très bon, le roman de science-fiction pas très bon, etc. Pourquoi est-ce que j’en lis ? C’est une partie de la littérature que les gens en général ne se vantent pas de lire – ça a un peu changé, les gens sont un peu plus francs à ce sujet – et en fait, des gens qui n’aimeraient pas qu’on sache qu’ils lisent beaucoup de deuxième secteur en lisent. Moi aussi, et pourquoi, étant donné que ce ne sont pas les œuvres qui me font le plus grand effet, qui me procurent le plus de plaisir ? C’est que les autres œuvres sont des œuvres que je ne peux lire que dans un état de survoltage que je ne peux pas maintenir toute la journée. C’est exactement comme l’érection sexuelle, c’est un état qu’on ne peut pas maintenir toute la journée, même si on le désire, c’est peut-être mieux, mais ce n’est pas possible tout le temps. On peut alors très bien se promener avec la personne sur qui on a des visées sexuelles, parler d’autre chose et faire autre chose.

J.B. À ce propos, la littérature pornographique est un genre important ?

F.L.L. Oui. Les mots pornographique et érotique me gênent un peu. Il y a ainsi toute une série de mots dont les hommes mésusent. Tout le monde ne met pas le même sens derrière ces mots, de sorte que je tâche de répondre en me faisant une idée du sens que mon interlocuteur y met – ou le lecteur.

En général, peu de gens mettent derrière le mot pornographique un sens élogieux ou favorable, ce qui est à mon avis une grosse erreur. Je répondrai à votre question avec les mots que vous avez employés mais avec le sens que je leur donne, qui n’est pas le sens du dictionnaire – d’ailleurs, il n’y a pas de bon sens dans le dictionnaire.

Si on demande à quelqu’un quelle différence il fait entre l’un et l’autre, ça peut être une différence de qualité, une différence morale… ça ne va pas très loin, c’est un peu confus. Une confusion qui tient peut-être à ce que l’on ne tient pas à dire ce que l’on pense, même aux gens qu’on connaît bien. À mon avis, l’exercice de la sexualité comporte deux phases – je schématise – liées mais très différentes : la phase de l’éveil du désir et du désir, et la phase de la réalisation de ce désir. Ce sont des phases très différentes.

La première phase peut se passer même sans personne, par l’imagination, des images ou des visions plus réelles. Il y a un art de la création du désir qui a pour but de le porter à son maximum d’intensité et de qualité par des mots, des images, des gestes. Pas forcément outrés. Je me souviens très bien que dans mon enfance, à l’époque où les femmes portaient des robes longues, lorsque j’apercevais une cheville j’étais en émoi, ça suffisait, par conséquent, c’était érotique. Maintenant, il en faut un peu plus – je ne sais pas s’il faut le regretter ou s’en féliciter. Donc, j’appellerai art érotique ce qui peut faire naître le désir et l’amener jusqu’au seuil d’une réalisation qui a ou qui n’a pas lieu. C’est un art dans lequel, comme dans tout art, il y a une part de science, bien entendu, et une partie plus personnelle et plus artistique.

J’aimerais réserver le mot pornographie à la science et à l’art de réaliser le désir. Le Kâma Sûtra, par exemple, dans la littérature pornographique classique. Certaines positions du Kâma Sûtra sont difficiles à réaliser, mais c’est une tentative. J’emploierai pornographie dans un sens très élogieux, comme érotisme. Il me semble qu’il faut s’occuper du désir, l’éveiller, le pousser à son maximum et ensuite, à tirer le maximum de sa réalisation. Les moyens sont extrêmement différents. On sait bien par exemple qu’au moment de la réalisation du désir, ce qui précède et accompagne l’orgasme, deux amoureux ont une terminologie, un vocabulaire d’une grossièreté absolument épouvantable pour le reste de la vie, mais c’est cette grossièreté qui est la poésie de ce moment-là.

En vous donnant ma définition de ces deux mots, je vous ai fait ma réponse sur la littérature érotique et pornographique : j’en pense du bien quand c’est de haute qualité artistique et scientifique. Haute qualité ne veut pas dire avec des mots choisis, des mots de relations mondaines. Ce ne sont pas les mêmes, c’est évident.

J.B. Vous n’avez parlé que de désir normal, non pervers et ça laisse des trous de marque dans la littérature, je pense à Sade, par exemple.

F.L.L. Oui. D’abord, pervers est un mot que je ne connais pas. Pour moi quelqu’un de pervers est quelqu’un qui fait ce qu’il ne devrait pas faire, que je désapprouve : or, je permets absolument tout, sans exception, sauf de faire du mal à quelqu’un, physiquement ou moralement.

Je trouve tout à fait normal et naturel l’amour le plus courant, entre un homme et une femme, et à l’intérieur de ce cycle hétérosexuel, je n’ai absolument rien contre des grandes différences d’âge ou contre des liens de famille.

L’inceste ne me gêne pas du tout. Je n’ai absolument rien non plus contre l’homosexualité, deux hommes ou deux femmes – qu’ils soient de la même famille ou pas, on peut mélanger, faire des combinaisons. Ce que je vais dire est très banal, maintenant, mais je l’ai toujours pensé : je n’ai rien contre la masturbation – rien contre la chasteté non plus ! Je n’ai rien contre la bestialité. Beaucoup d’écrivains sentiraient le besoin de dire : « Je n’ai rien contre, mais en tout cas moi, je ne le suis pas. » C’est vrai, mais peu importe, je me reconnais le droit de l’être – ou de l’avoir été. Il ne doit pas rester beaucoup d’interdits après cette liste.

46. Masochisme et sadisme

J’accepte aussi le masochisme, je m’en voudrais de refuser aux gens la possibilité d’être heureux de cette manière-là. La chose, par contre, que je n’admets pas, c’est le sadisme. Pour moi, il n’y a pas de symétrie entre masochisme et sadisme.

Lorsque Sade propose, pour atteindre le maximum de jouissance, de faire l’amour avec un dindon en lui tordant le cou en même temps, je trouve ça odieux et je suis prêt à me porter au secours du dindon. Je n’accepte pas ces choses-là. Mon action dans la Résistance est de même nature.

Autrement dit, je n’admets pas le viol, ni le vrai viol, ni le viol psychologique. Je suis formel, je suis prêt, tel un chevalier de la Table Ronde, à me porter au secours de gens à qui on fait mal, mais pour le reste, je ne vois vraiment aucun interdit.

Maintenant, dans tout cela, il y a la qualité. J’accepte l’érotisme et la pornographie, comme la peinture et la musique, mais il y a la bonne et la mauvaise. Je ne suis pas allé voir un film porno depuis la mode parce que je marche trop mal, j’en ai vu un peu avant la guerre. Je ne peux pas le comparer au cinéma porno actuel, il était réservé à peu de gens, mais je n’en ai pas gardé une grande impression.

J’ai pourtant l’impression que le cinéma porno actuel – qui est d’ailleurs en train de décliner petit à petit – n’est pas drôle et que j’aurais sans doute aimé en voir un exemple au titre sociologique mais pas au titre pornographique – qui est le titre intéressant dans ce cas. La sociologie du mauvais goût est quelque chose d’intéressant. Si je donne l’impression de condamner le cinéma porno, c’est un cinéma porno de mauvaise qualité que je condamne et non le cinéma pornographique. Je ne l’ai pas vu moi-même, c’est vrai, mais je m’en fais une idée par les réactions de quelques amis de goût aux idées desquels j’adhère volontiers. Peut-être y a-t-il des œuvres valables, mais je ne crois pas qu’on en offre sur les boulevards.

47. Apport de la lecture

Je ferme la parenthèse pornographique et je reviens à mes lectures, avec la première forme que je pratique, qui est la moins bonne. Pourquoi est-ce que je lis tant de romans policiers dont les neuf dixièmes ne valent pas grand-chose – il y en a un dixième de bons, c’est vrai, mais je lis les neuf autres dixièmes aussi – ? Simplement parce que je ne peux pas vivre tout le temps en état de survoltage. En dehors des heures de sommeil – pendant lesquelles il y a le rêve qui contient beaucoup de choses merveilleuses, très extraordinaires –, je vis dans un certain état de survoltage. Je ne parle pas de survoltage des nerfs, je suis assez calme, mais de survoltage de la pensée : des parties d’échecs très difficiles, des mathématiques, de la musique à un degré qui me force à m’absorber… Je ne peux pas être survolté quinze heures par jour, ce n’est pas possible. Ce ne serait d’ailleurs pas une bonne conception de la vie à mon sens. Dans ma conception du disparate il doit y avoir des moments de haute intensité intellectuelle, sensible et sentimentale, dons l’action physique, et il doit y avoir aussi des moments où on ne fait rien. Ça me paraît très important. Je me vois très bien seul dans ce jardin et j’en tirerais un grand profit.

Ce que savent faire beaucoup de gens, je n’ai pas du tout l’impression d’être à part. Il y a des moments où je peux réaliser cette détente dans une littérature du deuxième secteur.

Mais la littérature peut m’apporter autre chose, elle peut m’apporter des émotions ou des excitations. Ce sont des moments merveilleux. Ce petit poème sur le flocon de neige a été un grand moment, il m’a survolté par excès de douceur – une douceur excessive est quelque chose d’extraordinaire.

Je peux demander autre chose à la littérature du premier secteur, dans laquelle je réintègre quelques auteurs injustement placés dans le deuxième secteur et d’où j’expulse vers le deuxième secteur d’autres auteurs. Je peux en retirer quelque chose de scientifique, en quelque sorte. Certaines lectures ne me donnent pas simplement des émotions, mais me font mieux connaître certaines choses.

Par exemple, Proust est un auteur scientifique. Pas dans tout, naturellement. Il y a un sociologue dans Proust, mais je n’avais pas tellement besoin de lui pour me faire une idée de cette société que j’ai un peu fréquentée, il y avait dans ma famille un petit côté Swan. Cette sociologie de Proust est intéressante, pas plus que celle de Balzac — mais ce n’est pas ce qu’il m’a apporté de plus rare. Ce sont certains passages de description de l’endormissement, parce que je n’avais pas eu cela avant. Vous pouvez prendre tous les traités de psychologie, vous ne trouverez aucune analyse aussi fine que celle que fait Proust quand il parle de s’endormir dans un fauteuil, et même quand il parle de la madeleine – c’est très banal mais j’ai beaucoup d’idées banales, et auxquelles je tiens beaucoup – qui est devenue le vase brisé de nos jours. C’est quand même quelque chose de très réussi. Joyce aussi quelquefois m’apporte ce genre de plaisir. Cet aspect scientifique est lié chez ces écrivains à des aspects très poétiques, bien entendu, mais lié aussi à un changement dans l’écriture.

Quand on veut apporter des choses nouvelles, on est forcé de changer l’écriture, un peu comme les physiciens ont dû changer leurs mathématiques pour décrire le monde extérieur tel qu’ils le voyaient. Michaux est aussi un écrivain que je classe parmi les écrivains scientifiques. Tout Michaux n’est pas scientifique, c’est aussi plaisant, poétique, mais quand il décrit les aventures de monsieur Plume, c’est finalement très scientifique. Pour moi Proust et Michaux sont des écrivains qui ont un aspect scientifique indépendamment de la sensibilité qu’ils touchent en moi et de leur talent d’écrivains.

48. Pascal, Racine et Roussel

Après la lecture comme détente, la lecture comme stimulant d’émotions, la lecture que j’appelle scientifique, il y a aussi la technique.

Nous en arrivons à l’écriture. On ne peut pas faire un livre sans parler de l’écriture, c’est devenu impossible, un livre sans parler de problématique – le mot est dit, il se trouvera dans le livre ! Les problèmes techniques de l’écriture ou du style m’intéressent beaucoup.

Les Pensées de Pascal par exemple. Je les trouve assez médiocres, assez banales, il ne m’apporte pas grand-chose. Je sens une grande sincérité, mais cette sincérité me laisse parfois – j’ose à peine le dire – le sentiment d’une déficience intellectuelle. Pouvoir trouver un fondement dans la croyance en Dieu et dans le Christ dans le fait que la religion catholique est la seule dans laquelle on fasse des miracles quand on est physicien, et quel physicien ! Un des pères de la théorie expérimentaliste de la physique ! C’est un homme qui sait ce que c’est qu’une expérience, il faut lire la description de sa mesure au Puy de Dôme, c’est vraiment très remarquable, je livre cette théorie de l’expérience aux actuels journalistes ou scientifiques qui ont vu Uri Geller faire des expériences ! Un homme extraordinaire, un génie au point de vue expérimental. Je suis stupéfait de lire ce qu’il écrit dans les Pensées. Mais alors, pourquoi m’intéresse-t-il ? Parce que je ne crois pas qu’on puisse écrire ce qu’il écrit mieux qu’il l’a fait.

J’ai vraiment repris ses phrases, je les ai dégustées une à une, je les ai dégustées comme d’autres écrivains de l’école de l660. Je ne connais aucune autre langue d’une manière technique suffisante, mais je suis sûr qu’il y a la même chose dans toutes les langues. Ceci dit, je prends mes exemples chez Pascal et chez Racine. Le travail technique de Pascal est pour moi une leçon extraordinaire, je regrette qu’il ait mis ce génie au service d’idées qui ne sont pas très fortes.

Racine aussi est extraordinaire. Derrière la technique de Racine, il y a un peu plus dans la connaissance du cœur humain que chez Pascal dans la connaissances des troubles métaphysiques. Chez Racine, il y a vraiment une certaine connaissance du cœur humain, mais avec Freud on en connaît tout de même beaucoup plus – quoique Freud ait ajouté quelques bêtises, il a tout de même ajouté quelques coups de sonde que Racine ne connaissait pas.

Dans ces problèmes techniques, une de mes grandes révélations est Roussel. Pas tout Roussel, il y a trois écrivains qui m’intéressent dans Roussel entre autres : il y a le Roussel technique ; le Roussel des parenthèses ; iI y a l’OULIPO, c’est-à-dire une littérature purement technique, tout à fait indépendante des aspects émotifs, scientifiques, etc.

49. Oulipo et prothèses

À l’intérieur de l’OULIPO, j’ai créé l’Institut de Prothèse Littéraire, ce qui a fait rire un certain nombre de gens qui ont eu la bonté de trouver cette idée spirituelle. Elle ne l’est pas tellement, c’est simplement ce que je pense. Derrière l’aspect plaisanterie de cette proposition, il y a une conviction profonde, c’est que toute la littérature procède par prothèses.

Quand un écrivain fonde une école, ceux qui viennent après lui font de la prothèse. Une école littéraire, musicale, de peinture, est d’abord quelque chose de nouveau. Un groupe se forme autour du fondateur, de gens qui apprécient cette nouveauté, puis, très vite, ce sont des imitateurs. Les imitateurs sont des gens qui font du pastiche, le pastiche, c’est de la prothèse. J’ai utilisé ma prothèse littéraire d’une manière purement canularesque, mais en fait, je crois que c’est le fond de la littérature mondiale, elle est prothèse pour neuf dixièmes – et je suis généreux. On reprend les idées des autres, à tel point qu’on arrivera à faire de la littérature par ordinateur pour l’essentiel.

Or, l’ordinateur n’est capable de faire que des prothèses. Il les fera de mieux en mieux.

J.B. Est-ce que l’OULIPO peut échapper à ce mécanisme de prothèses ?

F.L.L. Je ne sais pas… Je ne pense pas. II faudrait poser cette question à tous les membres de l’OULIPO. Est-ce que j’ai échappé à mon époque ou à son conformisme ? Ça dépend de ce qu’on a en soi – et de l’aide qu’on peut trouver. Le problème pour nous n’est pas d’échapper, nous voulons créer des techniques. On peut souhaiter que ces techniques soient mises au service de l’émotion, de l’art, de la pensée.

Ma dernière façon d’apprécier la littérature, c’est le jeu. Je peux trouver dans certains écrits le même genre de plaisir que je trouve à résoudre ou, mieux, à composer un problème d’échecs, à jouer à un jeu de société, à résoudre un problème de mathématiques — même si je ne parviens pas à le résoudre, je trouverai du plaisir à m’en occuper. Peut-être de la souffrance, mais du plaisir aussi. Toute une littérature me propose cet aspect jeu qui me plaît. Je retrouve ces aspects dans d’autres secteurs que j’ai nommés : dans le roman policier d’énigme — ça devient un peu poussiéreux et banal, c’est vrai, mais quand il peut être renouvelé, c’est un aspect intéressant — dans le vaudeville réussi, Feydeau par exemple, qui n’est pas suffisamment algébrique à mon avis, mais qui l’est quelquefois et qui peut intéresser. On peut trouver cet aspect jeu également dans certaine littérature précieuse, aussi dans la littérature médiévale. Je me souviens avoir lu à mes enfants qui se tordaient de rire la Farce de Maître Patthelin. Il y a aussi une espèce de farce médiévale japonaise tout à fait drôle, le genre de farce, mais plus fine à mon avis, que l’on jouait sur le Pont Neuf, avec des combinaisons et des quiproquos. On y voit par exemple un maître et ses trois domestiques qui sont des mendiants un peu truands. Ils se sont fait passer pour aveugle, muet et sourd et réussissent à se faire embaucher en faisant appel à la pitié du maître. Le maître part, dès qu’ils sont seuls c’est la grande fête, ils boivent, mangent, s’amusent. Le maître rentre à l’improviste. Ils sont tellement troublés que le muet parle, le sourd entend et l’aveugle voit. Le maître se fâche, s’étonne… Enfin, ça fait rire tous les enfants et les adultes, s’ils ont gardé de quoi rire à ces choses-là.