60. Discussions oiseuses

BANDE VI face 1

DISCUSSIONS OISEUSES

F.L.L. Voilà, pour commencer, les sujets que j’aimerais ne pas aborder : l’audiovisuel, les bébés phoques, le collectivisme, la dictature du prolétariat, l’environnement, le gauchisme, les hallucinogènes, les intellectuels, la libération sexuelle, la liberté, le maoïsme, les maths modernes, la pollution, la psychanalyse, la sélection à l’université, le socialisme, le stalinisme, la télévision, le yoga, le zen, toutes choses que j’écarte, non pas parce que ça m’ennuie d’en parler, j’ai des idées sur tous ces sujets, mais, simplement, ça ressemble au questionnaire de Marcel Proust. Ce questionnaire avait son intérêt et j’accepterais même dans des conversations entre amis de dire ce que je pense de n’importe quoi, mais pas dans un livre, il faudrait trop de pages. Ce sont, pour moi, des discussions oiseuses. J’entends des gens discuter de l’un de ces sujets ou un autre – quelquefois je ne peux pas éviter ces discussions – Monsieur A. donne un argument, il y a une réponse de B. : « Moi, je ne fais pas de politique » « Mais on fait toujours de la politique »… Je connais des listes de réponses et de contre-réponses, et en arbre, il peut y avoir des bifurcations qui sont toutes banales et usées. Si l’un des deux a raison, ce n’est rien de l’arbre qui peut me convaincre, il faudrait arriver au bout, là, je serais convaincu ou bien je me dirais : il a mal raisonné.

Or, ces arbres de discussion n’ont pas d’intérêt pour moi.

Que faudrait-il faire dans le livre ? M’arrêter à un endroit de la discussion ? Mais, je vois très bien ce qu’on pourrait me répondre. Au bout de cela, je m’arrêterais parce que j’aurais raison – parce que je croirais avoir raison. Espérer me faire changer d’idée sur la question sexuelle, la sélection ou les surdoués, me paraît très naïf. Ça me paraît une perte de temps. L’emploi de mon temps compte beaucoup pour moi.

J’ai vécu presque soixante-quinze ans et j’ai bien employé mon temps parce que, notamment, j’ai tenu compte de cela, dans la mesure où ce n’était pas trop impoli. Il est certain qu’il y a d’irrémédiables bavards, ce n’est pas gentil de les arrêter, alors je les laisse parler, par solidarité humaine – mais je n’y tiens pas beaucoup. Affirmer des idées sans les prendre vers la fin ressemble pour moi tout à fait à la théorie des débuts aux échecs. Quand des champions d’échecs jouent entre eux, tous les premiers coups se jouent à toute vitesse. On pourrait convenir de partir tout de suite de telle position – ce qui se fait dans les matchs par correspondance, on part du dix-septième coup d’une position… ça, c’est intéressant, ce genre de discussion me plaît.

J.M. Un des aspects des discussions oiseuses est qu’elles ne sont que des discussions, il n’y a qu’échange de mots, il n’y a pas d’enjeu. Aux échecs, ce n’est pas vrai, il y a un enjeu, il s’agit de savoir qui va gagner, il y a quelque chose à faire ensemble.

F.L.L. C’est tout à fait juste, la comparaison n’est pas rigoureuse, en effet. Mais je ne cède que pour des raisons d’humanité, de bon compagnonnage, je ne suis pas moi-même à un point tel que je me couperais de l’humanité – il y a en moi beaucoup de choses qui me portent à m’en couper, et je n’en ai pas du tout envie. Je me sens solidaire et marginal. C’est très net chez moi. J’ai un sentiment profond de solidarité humaine, j’ai même un sentiment de solidarité avec les mammifères : quand je vois un chat, je sais que nous sommes tous les deux des mammifères, je le sens. Je n’ai pas du tout ce sentiment avec un insecte.

J.M. Et entre les deux : les oiseaux.…

F.L.L. Non… j’aime leur beauté, mais je n’ai de rapprochements sentimentaux qu’avec des mammifères. L’histoire de l’araignée est une histoire de prisonnier, n’importe quelle compagnie, bien sûr, est précieuse, mais je ne sens vraiment de solidarité qu’avec les mammifères – peut-être pas n’importe lesquels, finalement, surtout les animaux domestiques qui ont des atomes crochus avec nous. Là, je ne me sens pas différent, par exemple, je ne dis jamais : les animaux et les hommes, pour moi, ça n’a pas de sens. Je sais bien qu’il y a des différences entre les singes et les hommes, mais il y en a aussi entre les singes et les bœufs. Ce sont chez moi des réactions instinctives. Je ne serais pas du tout content de moi si je cultivais ce qui m’intéresse le plus au point de me couper des autres hommes. Je ne l’accepterais pas, parce que tout n’est pas qu’idées en moi, mais aussi sensibilité, et à cause de cela, je fais certains sacrifices sur ma vocation du disparate, et je fais des sacrifices sur les discussions oiseuses, mais le moins possible. Si l’on devait faire un compte, je crois que j’ai vécu dix ans de plus que beaucoup d’autres hommes qui ont le même âge que moi, dix ans vraiment remplis d’une manière intéressante. Et, cependant, je dors beaucoup.

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la dictature du prolétariat

La liste des sujets de discussions oiseuses que FLL dresse là semble aujourd’hui (2010) complètement hétéroclite (pour ne pas dire disparate), elle l’était moins en 1976. Pour ne mentionner que les deux sujets les plus « disparates »:

– c’est cette année-là que la comédienne Brigitte Bardot lança une grande campagne médiatique pour dénoncer le massacre des bébés-phoques (qui avaient une certaine tendance à se transformer en manteaux de fourrure),

– c’est aussi cette année-là que, préparant son vingt-deuxième congrès, le PCF s’apprêtait à « abandonner la dictature du prolétariat », ce qui fut l’objet d’un débat public d’autant plus visible que le parti communiste représentait une fraction importante de l’opinion. MA

61. Non existence de Dieu

J.M. Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de changer d’opinion sur quelques-uns des grands sujets dont vous ne voulez pas parler ? Si oui, dans quelles conditions ?

NON EXISTENCE DE DIEU

F.L.L. Oui, certainement, mais pas beaucoup. Par exemple, vers quatre ou cinq ans, j’étais mystique, je me levais la nuit et j’allais m’agenouiller sur les carreaux froids de la cuisine.

C’est un comportement monacal, je crois que c’était du mysticisme, mais j’ai oublié ce qui m’habitait à ce moment-là.

Vers ma douzième année, on m’a fait faire ma première communion.

J’allais donc au catéchisme, mais j’étais résolument athée et j’avais fait pour un de mes camarades un cahier où je donnais une douzaine de preuves de la non existence de Dieu. Je n’avais pas inventé mes preuves, elles étaient le résultat de mes lectures, c’était anti-Dieu. Par exemple, comment Dieu pourrait-il prédire l’avenir s’il est tout-puissant ? Il ne peut rien changer à ses décrets, etc. J’étais surtout devenu anti-clérical à ce moment-là – il faut dire que la lecture de Zevaco y était pour beaucoup. Depuis, je n’ai pas changé là-dessus. J’ai un peu affiné mes positions, bien sûr, j’ai vu au fond dans la croyance en Dieu quelque chose comme une perte de temps, un peu comme les discussions oiseuses.

J.M. Le pari de Pascal à l’envers.

F.L.L. Exactement. Je me suis rendu compte qu’il y a essentiellement deux choses dans les grandes religions révélées : quelque chose de nature « scientifique » : comment le monde s’est-il fait, et une chose « morale » : comment bien vivre. Ça m’a choqué de faire de Dieu le créateur du monde : créer l’univers seulement ! Ce n’est rien du tout si on est Dieu ! On continue de créer du dénombrable ! Je pensais que c’était très médiocre.

Mais j’aurais pu, avec cette idée, être tout de même encore croyant. Quant à l’aspect moral, je me suis rendu compte qu’il s’opposait à l’épanouissement de ma sensibilité et qu’en me débarrassant de Dieu, je vivrais beaucoup mieux et d’une manière beaucoup plus conforme à ma sensibilité. Je peux dire que depuis ma vingtième année j’ai toujours été athée de la même manière, et comme c’est une question à laquelle je ne pense pas, je n’ai même plus raffiné beaucoup.

J’ai complètement évacué Dieu. C’est de l’athéisme par volonté, je ne peux pas prouver que Dieu n’existe pas, ça n’a pas de sens de le démontrer.

62. Freud vs Lacan

J.M. Il s’agit là d’un cheminement personnel, mais ce que je voudrais savoir, c’est : s’il y a des discussions oiseuses – la plupart le sont – elles n’ont donc pas d’impact ni d’effet, qu’est-ce qui peut faire changer d’avis en général, et vous, en particulier ?

FREUD VS LACAN

F.L.L. En ajoutant quelque chose au bout de l’arbre que je connais, quelque chose qui m’a convaincu – ou au contraire, qui m’a confirmé dans mon opinion. Par exemple, j’ai pris avec beaucoup de mépris la psychanalyse, ensuite, je me suis rendu compte qu’il fallait admettre quelque chose. J’ai admis avec un certain retard qu’il y avait quelque chose dans Freud, je me suis dit pendant une vingtaine d’années que c’était un charlatan. C’est un cas où j’ai changé.

J.M. Comment c’est venu ?

F.L.L. J’ai lu un peu plus Freud.

J.M. Ce n’est pas convaincant, des tas de gens ont dit l’inverse de Freud, il faut qu’il y ait eu d’autres éléments, des rencontres ?

F.L.L. Non, non. Des gens qui m’ont fait changer d’avis Je n’en vois pas… je me suis forgé mes avis par la réflexion, en entendant parler, en faisant des rapprochements entre les avis d’autres gens, mais en jugeant moi-même. Je ne me souviens pas avoir connu quelqu’un qui m’ait fait changer d’avis, non.

J.M. Pas forcément quelqu’un qui aurait voulu vous faire changer d’avis, ça peut être l’effet tout à fait indirect et involontaire d’une rencontre ou d’une discussion.

F.L.L. Oui. Ce qui a compté le plus pour moi, c’est ma manière de vivre, et j’ai toujours eu l’impression d’avoir tout le temps raison.

J.M. Il ne vous est jamais arrivé de retrouver quelque chose que vous aviez écrit et de vous dire : c’est incroyable ce que j’ai pu changer !

F.L.L. Non, absolument pas – mais j’ai assez peu souvent exprimé mon avis. Deux choses peuvent m’arriver dans mes écrits quand je les relis : je ne suis pas content de la manière dont j’ai écrit. Exceptionnellement, je suis content. Je me souviens avoir lu un livre sur les échecs d’un Espagnol. Il y avait une note en bas de page, une citation, et je me suis dit : c’est formidable ce que c’est bien ! Je regarde, c’était de moi. C’est vraiment très rare que je pense ça de ce que j’ai écrit, mais c’est arrivé, c’est vrai. D’habitude, je pense que c’est juste mais que ce n’est pas bien dit.

J.M. Je reviens sur votre relecture de Freud : pourquoi avez-vous eu envie de le [re ?]lire ?

F.L.L. Oh, j’ai envie de lire tout ! Mais ce n’est pas tellement la lecture de Freud qui m’a fait changé d’avis sur lui ; c’est plutôt son style de recherche, le style de sa pensée qui m’a convaincu que je n’avais pas affaire à un charlatan, mais à quelqu’un qui donnait des coups de sonde. Jung, par contre, me paraissait très faible. De même, en général, pour tous ceux qui sont venus après lui – souvent contre lui.

Je n’ai aucune admiration pour Lacan, que je ne ressens que comme un charlatan. Il y a trente ans, alors qu’il commençait à peine à être connu, il appartenait à un petit groupe de travail que j’avais créé à l’Unesco et qui travaillait sur les rapports mathématiques-sciences humaines. Il y avait là Guillebeau, Claude Berge, Rémi Chauvin, Benvéniste, Lacan, etc. Je me suis rendu compte tout de suite que dès que l’on prononçait un mot, il se mettait à fabuler sur ce mot sans même en donner une définition.

63. Logique de l’engagement

Je voudrais revenir maintenant sur les discussions oiseuses.

Un idéal – bien utopique – serait que chacun prenne conscience dans une discussion et ne commence celle-ci qu’à partir de l’extrémité d’un chemin, comme on le fait aux échecs : on décide de partir du Lopez fermé variante Brayer au dix-neuvième coup.

On commencerait ainsi à parler de Dieu, en partant directement de l’argument 47. À moins qu’on ait au départ des axiomes différents, auquel cas on ne tomberait pas d’accord. C’est le cas avec l’Éthique de Spinoza que je connais très bien, du moins le début. Je me suis rendu compte que je n’étais pas d’accord sur ce qu’il appelait axiomes, définitions et postulats. Mais toutes ses démonstrations sont impeccables. Je les ai vérifiées jusqu’à la preuve de l’existence de Dieu, preuve absolument indiscutable si l’on admet la définition de la substance.

J.M. Mais au niveau de la pure logique, même si vous vous apercevez que vous ne partagez pas les axiomes de votre interlocuteur, cela ne vous empêche pas, avec des axiomes différents de démontrer les mêmes théorèmes.

F.L.L. Oui ; au fond, mes axiomes, dans de nombreux cas, me sont donnés par ma sensibilité, et l’on peut arriver aux mêmes décisions avec des sensibilités différentes.

J.M. Alors, qu’est-ce qui compte le plus, dans une discussion : savoir si l’on partage le point de départ ou si l’on obtient un point d’arrivée commun ?

F.L.L. Mes axiomes de sensibilité sont uniquement des points de départ ; d’une certaine manière, je suis plus un homme de sensibilité qu’un homme d’intelligence. Par exemple, pourquoi ai-je agi pendant la guerre, faisant des actes de terrorisme contraires à ma sensibilité ? Ce n’est pas à cause de mon raisonnement, c’est ce que faisaient les personnes qui étaient dans le même camp que moi. Je prends parti pour des causes qui me sont chères, je suis dans une certaine coalition, mais à l’intérieur de laquelle je n’aperçois que je suis le seul de mon avis. Toujours. Comment expliquer à mes amis de la Résistance que je n’étais pas patriote ? Je ne le suis pas du tout. Je suis francophile, bien sûr, mais aussi germanophile ; je suis philosémite et palestinophile… alors…

Quelle que soit la cause pour laquelle je veux faire quelque chose, je me sens complètement à part de ceux dont je suis l’allié. Je n’en discute pas, je suis content d’être avec eux, ils sont contents de m’utiliser.

64. Logique de l’échange

J.M. Ça contredit votre idéal de logique de discussion, puisque vous faites des choses en commun avec des gens dont vous ne partagez pas les axiomes de départ.

F.L.L. Il y a un certain nombre d’axiomes communs, et des axiomes différents mais pas en contradiction.

J.M. Il peut y avoir des points de départ contradictoires quant à certains résultats, mais qui donnent d’autres résultats.

F.L.L. Oui, il peut y avoir de telles coalitions, mais dans lesquelles je me joue des coalisés, où je les trahis volontairement. Dans ce cas, je n’hésite pas, pour des raisons d’efficacité, à mener le même combat que des gens à qui je m’oppose. C’est l’alliance Hitler-Staline. Cette alliance me paraît normale, mais bien entendu je ne crois pas qu’il y avait de sentiments communs entre eux.

J.M. Vous pouvez citer des cas où vous avez eu ce type de comportement ?

F.L.L. Je n’en vois pas… je ne crois pas en avoir beaucoup dans ma vie… Au fond, ma vie comporte plus de part de création, d’activité dans le disparate que de combat pour des causes. D’ailleurs, il me semble que le meilleur service que je puisse rendre c’est de donner une théorie du disparate. J’ai mis du temps à m’en rendre compte et c’est un domaine où j’ai changé. C’est très tard que j’ai eu l’impression que je pouvais donner cette théorie comme une recette. Je ne suis pas absolument sûr d’avoir raison et je me considère un peu comme un cobaye dans ce domaine. J’ai l’impression que c’est une bonne chose, mais j’ai l’habitude scientifique d’appeler certitude quelque chose de plus qu’une forte impression – je sais aussi qu’on commence à découvrir des choses à partir de fortes impressions.

À propos des discussions oiseuses, ma position n’est pas fondamentalement désabusée, ce n’est pas l’Ecclésiaste : tout a été dit… au contraire. Je trouve qu’on répète toujours la même chose alors qu’il faudrait dire autre chose, faire avancer. Je rêve d’une humanité dans laquelle les hommes se débarrasseraient du bois mort des discussions oiseuses pour ne garder que du bois bien feuillu.

Si je fréquente certaines personnes, si je fais certains déjeuners, c’est qu’avec ces personnes, il n’y a pas de discussions oiseuses – si, en plus, c’est disparate, ça carbure drôlement ! Dans l’intervalle d’un déjeuner, j’ai eu trente-six chocs absolument délicieux.

D’autre part, des discussions qui n’apportent rien de nouveau, des discussions oiseuses, peuvent être des exercices utiles, mais plutôt pour les autres. Je crois déjà être un peu à l’abri de ces discussions inutiles.

Enfin, je reconnais qu’il y a la démangeaison de la discussion qui fait que je cède à des gens qui ont tellement envie de se gratter que je les gratte. Mais ce n’est pas ce que je recherche, car c’est eux que ça satisfait, ce n’est pas moi.

Quand je me trouve dans un camp ou dans un autre, c’est généralement pour des raisons différentes de mes frères de combat. Le leur dire ne me gênerait pas du tout, mais ce serait maladroit. Si dans la Résistance j’avais dit : voilà mes positions…, je n’aurais pas été efficace et je crois que j’ai bien fait d’être efficace. Il y a des cas où il vaut mieux se taire, pas pour des raisons de sécurité personnelle, mais pour des raisons de bons résultats.

Dans les discussions oiseuses, il y a les débats de la télévision, les tables rondes, les colloques, c’est continuel. Je les regarde quelquefois pour voir la tête du type ou pour voir le style de la discussion oiseuse. Mais c’est autre chose, c’est l’étude psychologique ou sociologique des discussions oiseuses des autres ; il ne s’agit pas d’arriver à la vérité, il s’agit de voir comment monsieur Mitterrand discute avec Giscard d’Estaing, ou bien Marchais avec Poniatowski par écran interposé. C’est le seul intérêt de ce type de discussions.

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Mitterrand

Sur les hommes politiques, oubliés ou non, dont il est question ici, cliquer sur leur nom dans les « tags » (la bande à gauche de cet article).

65. L’emploi du temps

Valeur des durées d’activité dans l’emploi VI-1 de mon temps. [ce titre fait partie de l’entretien]

F.L.L. Je n’ai pas d’appareil à mesurer cela, je n’ai pas d’activomètre, j’ai fait une appréciation quantitative en pourcentage. Je crois avoir eu quelque chose comme 5% de passages négatifs, que je regrette. Ce sont des moments où ma santé était très mauvaise, socialement négatifs. C’est assez rare, mais il y en a quelques-uns où je n’étais vraiment pas heureux. J’ai aussi 5% de passages quasi nuls que je ne pouvais pas éviter : les décorations, les épées d’académicien, les enterrements, les banquets, quelquefois même des conférences où je représente l’UNESCO et où je dois dire telle ou telle chose. Ce n’est pas complètement nul parce que je peux penser à autre chose – je ne crois pas être différent des autres hommes sur ce plan.

L’une des premières conférences que j’ai faite, il y a une trentaine d’années, était complètement écrite – je n’avais pas la langue bien pendue comme maintenant. C’était vraiment une thèse, d’un complet, d’un académisme extraordinaire. On m’avait donné une heure, une heure un quart de parole, j’ai pris une heure trois quarts, naturellement. Ma deuxième conférence était aussi comme cela, mais dès la troisième, j’avais réfléchi un peu. J’ai réalisé que, lorsque je suis des conférences je pense ou à mes ennuis financiers, sentimentaux, etc. ou à un truc de math, de littérature ou d’échecs – le problème d’échecs est particulièrement commode, ayant à l’époque la capacité de voir un problème sans voir, je pouvais retenir un problème et le résoudre de tête. C’est un exercice assez difficile et je ne crois pas que tout le monde pourrait le faire, mais beaucoup plus qu’on ne le croit : disons que le quart de l’humanité pourrait y parvenir, alors que les gens sont persuadés qu’il y a un homme pour mille. Maintenant, sans être très célèbre, je suis relativement connu, et quand je ne peux pas éviter un banquet, c’est la table d’honneur.

Je pose toujours mes conditions à la personne chargée d’organiser la table d’honneur : qui sera à ma gauche et à ma droite ? Comme je peux me permettre de refuser, au besoin, je dis : « Non, je regrette beaucoup. » Dans certains cas, le protocole fait qu’on ne peut pas changer, dans d’autres cas, c’est possible. Ça a quelquefois bien ennuyé les organisateurs. Je désirais parfois auprès de moi une personne qui ne pouvait pas être à la table d’honneur, je demandais alors à être dans la salle à côté… J’ai eu quelquefois de grandes difficultés à résoudre ces problèmes, mais finalement, ces passages ne sont pas complètement nuls.

J’ai compté 10% de passages à évasions – insuffisamment positives, mais où je peux ne parler à personne et penser à quelque chose de bien. J’arrive à faire des choses assez intéressantes. Souvent, d’ailleurs, dans ces cas-là, je mets au point l’exposé de quelque chose de difficile à expliquer. En quelque sorte, une vulgarisation scientifique, par exemple, mais pas forcément, de bonne qualité. Je me souviens m’être expliqué la très grande différence qu’il y a entre la topologie algébrique et l’algèbre topologique. Je me faisais des patates dans la tête, des patates avec de l’algèbre et d’autres avec de la topologie, j’envoyais des flèches, je corrigeais, etc.

Ce n’était pas aussi bon que si j’avais été tranquille, mais enfin, c’était ce que j’appelle une évasion positive, quoiqu’insuffisamment positive. Je me souviens aussi m’être fait, pour ensuite l’expliquer chez moi, toute l’histoire des Ducs de Bourgogne depuis Jean le Bon. Jean le Bon qui était à la bataille de Poitiers avec son fils : « Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! », cet enfant qui n’était pas son fils aîné et qui ne devait pas hériter du trône de France, mais qu’il aimait le mieux. Il l’a emmené avec lui en captivité en Angleterre – captivité très supérieure aux camps de déportation – où ils étaient royalement traités, bien sûr. D’ailleurs, les chevaliers se sont disputés à qui aurait le droit de l’arrêter. C’est pour ce fils qu’ensuite il a créé la Bourgogne, le duché de Bourgogne. C’est le premier des quatre célèbres Ducs de Bourgogne. Je m’étais fait l’histoire complète de chacun d’eux.

Je me fais souvent, c’est peut-être plus facile que pour les mathématiques, des mises au point historiques très précises. C’est comme ça que j’ai découvert une petite loi historique qui paraîtrait insignifiante ou un peu farfelue à Le Roy-Ladurie : un pays voisin est un pays qui sera probablement ennemi – c’est une facilité – de sorte que le voisin du voisin, de l’autre côté, risque algébriquement d’être votre allié. Mais on cite toujours cela en s’arrêtant.

Par exemple, l’alliance entre François 1er avec le Grand Turc contre Charles Quint. Mais on n’a pas remarqué que Charles Quint a fait la même chose pour contrer les Turcs par les Perses Céphéides ; et on n’avait pas remarqué que, pour contrer les Perses Céphéides, les Turcs ont fait alliance avec les Grands Mogols ! J’étais très content d’avoir découvert ça. Il y a trois au quatre cas où on peut trouver des chaînes d’alliance. Ce n’est pas transitif à l’infini.

J.M. Ça pose des problèmes ! Si on ferme la boucle et qu’il y a un nombre impair de pays…

F.L.L. Bien entendu. Ce genre de recherche est le type de travaux, insuffisamment positifs, que je fais quand je suis dans des réunions. Pour les passages positifs, j’ai mis 80%, bien entendu – et j’espère bien que mon engagement au Seuil appartient à cette dernière catégorie.

66. L’âge

J.M. Est-ce qu’il y a eu des activités dont vous avez été content sur le moment mais qui vous ont ensuite déçu, ou inversement ?

F.L.L. Non, pas tellement. Mais j’ai pu constater qu’il y a un type d’activité dont je suis de moins en moins capable – non pas que ça ait cessé de m’intéresser – c’est une création mathématique ou échiquéenne intense. C’est elle qui m’a quitté. Maintenant, je ne peux plus rien faire de vraiment intense, on ne peut pas demander de faire l’amour à soixante-quinze ans comme à vingt, non plus des mathématiques ou des échecs.

J.H. Est-ce que vous maîtrisez le processus ? Comment ça s’est passé ? Est-ce au niveau de la mémoire, de la capacité d’abstraction, ou…?

F.L.L. Je ne commence à perdre la mémoire que depuis trois ou quatre ans. Vous ne pouvez pas vous en rendre compte, mais il y a quelque temps, je vous aurais donné beaucoup plus de choses. C’était un peu pathologique chez moi.

J.M. Vous êtes devenu normal !

F.L.L. Oui… j’ai tout de même des trous. D’une certaine manière, il n’est pas mauvais que j’aie oublié beaucoup de choses, parce que ma mémoire d’il y a seulement dix ans m’encombrerait pour ce livre. On a pu parler un peu de girafe ou de choses de cet ordre, j’en ai des millions comme ça, heureusement, j’en ai oublié. Mais je sais que les choses vraiment importantes, je ne les ai pas oubliées, les choses qui font ma personnalité, mes processus de conduite. C’est de mon érudition que tombent des tas de choses. Je n’en souffre pas beaucoup pour ce livre. Les choses qui tombent sont des choses délicieuses mais pas importantes. Je pourrais me souvenir avoir mangé un saint-honoré délicieux, mais voilà, je ne m’en souviens plus, et on n’a peut-être pas besoin de l’imprimer. Mais je n’ai rien perdu de ma mémoire des choses fondamentales. Tolstoï a des souvenirs de l’époque où il était au sein, moi pas. Ma mémoire remonte à peu près à ma troisième année, et encore, des petits souvenirs épars, pas une mémoire continue. Jusqu’à maintenant, j’ai l’impression de quelque chose qui n’a pas changé en moi, alors que beaucoup de choses ont changé. J’ai été enfant, un vrai enfant ; jeune, un vrai jeune ; adulte, un vrai adulte et maintenant je suis un vieux croulant et j’ai encore quelque temps devant moi. J’ai donc changé en capacité d’intelligence, de mémoire, physique, sexuelle, visuelle, auditive, etc., mais je sens très bien qu’il y a quelque chose qui ne change pas, je me sens le même, d’une certaine façon difficile à définir, qu’à douze ans. Je le sens très bien. C’est quelque chose qui n’a pas changé et qui n’est pas desservi par ma perte de mémoire – perte épisodique. Pour l’intelligence, c’est la même chose. Donc, j’ai gardé l’essentiel.

Mes capacités intellectuelles ont été en augmentant. Je les avais développées. J’étais certainement un enfant précoce – je ne dis pas surdoué – dans la capacité de comprendre des choses du domaine du raisonnement.

Il y a une quinzaine d’années, j’ai été invité par l’association des anciens élèves du collège de Melun. Le président, un homme du même âge que moi, un vieil avocat qui doit voter entre Lecanuet et Giscard, un brave type, m’a présenté et a raconté quelques anecdotes sur moi avant de me laisser en raconter d’autres. Il a raconté que quand j’étais en classe de seconde – il était en troisième – j’avais institué un commerce illicite : je vendais, contre des bouchées au chocolat, les dissertations de première et de philo et les problèmes de math et de physique. Intellectuellement, j’étais certainement en avance, je faisais les problèmes de math et de physique de première et de philo alors que j’étais en seconde. Je le faisais très bien.

(retrouver le document témoin, sinon, ne pas garder cette histoire)

J’ai eu très vite des capacités intellectuelles développées, capacités de création que l’on trouve chez les mathématiciens et les joueurs d’échecs ; je suis justement à l’intersection des deux. Vers trente-cinq ans, je n’avais plus cette capacité. Cela ne veut pas dire qu’on devient rien du tout à ce moment-là; on peut avoir de bonnes idées – il y a des cas de longévité plus grande – et puis on peut comprendre très loin. En dehors de cela, mes capacités dans le domaine de l’observation n’ont jamais été ni en avance ni en retard, je savais assez bien observer, mais plutôt 9/20 que 11/20. J’avais de l’avance dans l’intelligence/abstraction, dans la mémoire et dans la sensibilité. Voilà mes trois domaines.

J.M. Dans le cas des échecs et des mathématiques, qu’est-ce qui vous a lâché ? C’est la capacité de concentration ?

F.L.L. Oui, uniquement. L’intérêt ne m’a jamais manqué, mais de plus en plus l’intérêt de connaître les travaux des autres. En mathématiques, je ne me sentais plus capable de rien faire, alors que quand j’étais jeune, je faisais des créations – qui n’avaient pas grande valeur, je le sais bien – mais qui étaient des créations. Quand j’avais environ dix-huit ans, j’ai créé un chapitre des mathématiques qui sera oublié de l’humanité. J’étais parti d’une idée d’ailleurs très fausse, je m’en suis rendu compte plus tard. Voilà l’idée:

Qu’est-ce que c’est que la multiplication ? Ce n’est jamais qu’une addition de choses identiques. Qu’est-ce que c’est que la puissance ? a puissance a (aa), c’est a x a x a etc. Pourquoi ne pas continuer, m’étais-je dit, et j’ai créé une opération que j’ai appelée l’émergence : a => b.

a => b, c’est aa, le tout puissance a: (aa)a, le tout puisssance a, etc.. J’ai étudié les propriétés de l’émergence et de ce que j’ai appelé l’extrence ; soustraction, division, extraction de racines, etc.. J’ai trouvé tout un tas de théorèmes là-dessus, qui n’ont pas un grand intérêt.

J.M. Il n’y a pas de structure de groupe là-dessus, c’est pour ça que c’est faible.

F.L.L. Exactement. Ces théorèmes sont vrais, sont justes, et sans intérêt. D’ailleurs, quand je faisais ça, je ne savais pas ce qu’était un groupe.

J.M. Vous ne l’auriez pas fait.

F.L.L. Exactement. J’ai découvert que j’avais un prédécesseur : Leibniz. Il s’est intéressé à x [x puissance x (MA)], c’est-à-dire à x 2 [x=>2 (idem)]. Il a cherché d’abord la dérivée, c’est beaucoup plus difficile de dériver x [x puissance x (idem)] que beaucoup d’autres fonctions plus élémentaires. Une fois de plus, je me trouvais dans la mentalité de Leibniz. Je pense que lui aussi devait se poser des problèmes de ce genre, et lui non plus n’a eu le sentiment du groupe – Oui, il l’a eu au niveau des nombres entiers, bien sûr.

Donc, ce genre de travaux avaient peu de valeur, c’est certain, mais c’était de la création. J’en ai fait aussi à l’époque où la géométrie du triangle était bien vue – maintenant, naturellement, c’est la fin de tout – et j’avais trouvé je ne sais plus quels théorèmes qui auraient certainement honoré une publication de prof de math vers 1860. J’en avais des tas de nouveaux. D’ailleurs maintenant, en dehors des maths modernes, il y a un courant pour revenir à de belles choses de ce genre. Un très joli bouquin vient de paraître qui parle justement… qui va au-delà de l’hexagramme mystique de Pascal. Je continue à lire avec plaisir ce que les autres ont fait, ça m’intéresse moins de les trouver.

Donc perte des capacités créatrices un peu intenses, au niveau de l’abstraction.

J.M. Est-ce que vous pensez que l’affaiblissement de votre intérêt est la conséquence de la perte des capacités créatrices ou que c’en serait, éventuellement, une cause ?

F.L.L. Bien sûr, c’est une question que je me suis posée, mais je ne connais pas la réponse. Il est certain qu’en vieillissant, on se désabuse un peu, on perd de l’intérêt pour certaines choses…

J.M. Perte de motivation plutôt que d’intérêt. On peut garder son intérêt mais être moins motivé.

F.L.L. Oui, c’est sûr… Je crois quand même que la baisse de mes facultés a précédé la perte de mes motivations. Je crois qu’on peut avoir envie de faire l’amour, même quand on ne peut plus. Mais je reste toujours passionné pour beaucoup de choses, j’ai un peu moins de motivations. C’est le problème des relectures. Il y a des textes qui m’ont enthousiasmé, je vous ai parlé d’un poème sur un flocon de neige, par exemple, qui est pour moi une chose merveilleuse ; finalement, je ne sais pas si j’ai envie de le relire, j’ai peur de ne pas y retrouver un plaisir aussi vif.

Voilà ce que je peux appeler le bon emploi de mon temps, et qui me fait dire que j’ai vécu 10% de plus que la plupart des autres.

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groupe

La notation de FLL pour ce que nous avons noté ici “a=>b” utilisait la double flèche comme ici mais disposée verticalement. Il élève a à la puissance a, puis recommence cette opération un certain nombre de fois, b est le nombre de a qu’il faudrait écrire dans la formule.
Par exemple, (a=>1)=a, (a=>2)=a puissance a, etc.
JMLL fait remarquer que ce n’est pas un groupe. C’est simplement parce que (a=>b)=>c n’est pas toujours égal à a=>(b=>c). Ou encore plus simplement parce que 1=>b est toujours égal à 1.

FLL discute ensuite le cas de xx (x puissance x). Pour dériver cette fonction de x, on a besoin de logarithmes (et la dérivée en est (ln(x)+1) xx). MA

hexagramme mystique

L’hexagramme mystique de Pascal est le nom du “théorème de Pascal”, déjà mentionné dans une note du chapitre 58,

que l’on voit illustré ici et qui dit que
– étant donnés six points sur une conique (une ellipse sur la figure),
– les diagonales de l’hexagone que forment ces six points se coupent en trois points (les points L, M et N)
– qui sont alignés.
MA

67. Manières de lire

F.L.L. Mon épicurisme, qui n’est ni égoïste, ni philosophique, qui est la recherche de satisfactions s’applique dans ma manière de lire.

Comme tout le monde, j’ai différentes manières de lire, quatre ou cinq. Beaucoup de gens sont comme ça, mais n’osent pas l’avouer. Il y a plusieurs sortes de lectures.

Quand je reçois un nouveau livre ou quand je reçois Le Monde ou La Recherche, j’ai cinq ou six manières d’aborder ce qui est écrit. Il semble que les gens ne veuillent pas l’avouer; qu’il n’y en ait qu’une seule qui soit noble : l’avoir lu, bien le connaître, bien en parler. J’ai un peu de pitié pour les gens qui ne veulent que de cette lecture, ils se gâchent! Ils sacrifient leur vie! Les 10% que j’ai vécu plus que les autres existent grâce au fait que j’ai feuilleté des livres sans les lire, et j’ai eu bien raison. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose de très bien, mais ça m’étonnerait, je feuillette bien.

J.M. Je suis tout de même intrigué par vos cinq ou six manières de lire, ça me paraît beaucoup !

F.L.L. Oui. On va faire le compte.

D’abord, il y a le titre, la table des matières, et peut-être les premières lignes – sans oublier le nom de l’auteur.

La deuxième forme, c’est de feuilleter, en tournant les pages très vite et en m’arrêtant en vertu d’un don surnaturel aux endroits intéressants. J’ai pu le vérifier, et c’est connu, il y a des gens qui voient plus facilement les mots, les idées importantes rapidement, avec peu de chances de se tromper. J’aurais accepté volontiers que l’on fasse l’expérience avec moi.

La troisième façon, est de parcourir mais en ne laissant pas passer une seule page sans en avoir une petite idée. C’est un feuilletage beaucoup plus serré.

La quatrième, c’est la lecture.

La cinquième, la relecture approfondie. La relecture approfondie est une chose un peu différente. Si je relis une chose, c’est que ça me parait en valoir la peine, et je sais que ma première lecture complète ne m’avait pas tout apporté.

Voilà les cinq étages, et je crois les avoir assez bien pratiqués. Pas un seul de mes livres n’échappe à l’une de ces cinq catégories : de la première catégorie, j’en ai peut-être une centaine ; la deuxième catégorie est en train de descendre à la cave, c’est ce que j’appelle le “cimetière’ ou “la guillotine”. J’ai bien feuilleté la grande majorité de mes livres, j’ai bien parcouru un bon tiers de cette majorité, j’en ai bien lu environ un millier – quelques uns seulement bien relus. Il y a des auteurs que j’ai bien lus, mais dont je ne peux relire que certains chapitres. Le type même d’un très grand auteur pour moi, mais barbant sur certains points et très grand sur d’autres, c’est Cervantes. Il a la réputation d’appartenir à la grande littérature internationale, et il la mérite. Il y a tout de même des passages qui ne sont pas très drôles. Il y a certains passages que je relis volontiers, je le sais d’avance, d’autres me barbent. Et puis, j’ai relu volontiers Pascal, plutôt son Traité des liqueurs, par exemple, il m’apporte quelque chose. Pratiquer ces quatre ou cinq sortes de lecture est une bonne économie de son temps.

Il y a aussi les grandes conversations. J’en ai eu quelques-unes dans ma vie. Ça consiste à réunir des gens dont j’admire la capacité à aller au bout des arbres de conversation. Pas de conversation oiseuse avec eux. Pour peu qu’ils soient accessibles à un certain disparate, c’est parfait. Il n’y a pas très longtemps, je me souviens avoir parlé avec Ulam– que j’admire pour cela –, François Jacob – qui sait parler d’autre chose que de ses recherches – et Pierre Auger – qui a aussi une grande culture – des poèmes de William Blake, et de beaucoup d’autres choses.

William Blake est pour moi un poète très remarquable. Il y a un poème de lui que je pourrais relire, je crois. C’est un poème de quelques vers, une vingtaine, sur un bébé. Il ressemble à un gazouillement ou à un vagissement de bébé.

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Ulam

Stanislaw Ulam (1909-1984) était un mathématicien polonais qui travaillait aux Etats-Unis depuis 1938, il est mort deux mois après FLL. C’était à l’origine un spécialiste de topologie (algébrique). Il est un des auteurs du théorème « de Borsuk-Ulam », qui affirme (notamment) que, à chaque instant, il y a sur la Terre deux points antipodaux où il fait la même température et la même pression. MA

Pierre Auger

Pierre Auger (1899-1993) était un physicien de l’école de Jean Perrin. Il a eu différentes responsabilités dans des organismes de recherche après la guerre. Il est possible que lui et FLL se soient fréquentés à l’UNESCO. MA

68. Banalité — Originalité

– BANALITE – ORIGINALITE –  [ce titre fait partie du manuscrit]

F.L.L. La banalité, pour moi, est ce que la tradition a mis de commun chez tous les hommes, ou presque ; l’originalité est ce qui fait les révolutions. La première est facteur de cohésion entre les hommes, la seconde, facteur de progrès. C’est pourquoi une société ne peut pas être complètement originale ni complètement banale.

69. Différences — ressemblances

DIFFERENCES – RESSEMBLANCES [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je ne sais pas d’où me vient cette attitude, était-ce dans ma nature, est-ce dans la formation que l’on m’a donnée ou dans la formation que je me suis donnée ? Je n’en sais rien, mais très tôt dans ma vie, j’ai toujours été sensible aux différences et aux ressemblances. Quand je compare deux choses, soit dans une discussion, soit dans des rapports, j’ai toujours derrière moi un domaine de validité à définir.

Par exemple : les femmes et les hommes. Il n’y a entre eux rien de commun, la femme est la femme et l’homme est l’homme. Il y a aussi: l’Orient est l’Orient et l’Occident est l’Occident, etc. La féminité est ce qui fait le charme et la virilité ce qui fait la force, etc. Donc, différence fondamentale, n’essayez pas de les rapprocher. En effet, je sens très bien cela, dans mes rapports avec ma femme, par exemple, mais je sens aussi les ressemblances : les femmes et les hommes, c’est tout de même deux yeux, un nez, un foie, des muscles, etc. En même temps que je trouve un certain intérêt dans des différences entre hommes et femmes, pas forcément d’ordre sexuel, ça peut l’être, mais ça peut être aussi tout autre chose, je sens aussi très bien ma ressemblance avec les mammifères ! Je vois très bien qu’il y a beaucoup de choses communes entre eux et moi. Les différences sont plus grandes aussi. Ça dépend à quel point de vue on se place, s’il s’agit de discuter si on veut faire des comparaisons, ou bien s’il s’agit de vivre. Dans chaque acte de ma vie, je sens très bien la différence – j’en tire parti, même, quelquefois, je peux me défendre contre cette différence – ou bien je sens la ressemblance.

Or, en général, on ne parle que des différences, on n’aime pas tellement parler des choses communes. Et cela dans tous les domaines, dans le domaine des relations sociales, et aussi, par exemple, entre différentes activités culturelles. J’ai des ressemblances et des différences entre des plaisirs musicaux et des plaisirs picturaux. Je crois que je ne fais pas une seule chose sans tenir compte en arrière plan de ce sentiment des différences et des ressemblances.

J.M. Qu’est-ce qui détermine la différence entre les différences et les ressemblances ? Il y a un geste qui consiste à décider qu’à tel endroit il y a des différences et qu’à tel moment il y a de la ressemblance. Que se passe-t-il si là où vous décidez qu’il y a différence, votre interlocuteur décide que non ?

F.L.L. Il peut y avoir conflit, bien sûr. Tout dépend de l’enjeu. Dans certains cas, je peux céder – ou bien, au contraire, combattre.

Il peut y avoir désaccord entre un homme et une femme, encore une fois, sexuel ou sentimental, ou politique, ou autre.

Pour moi, il y a des positions politiques [qui?] sont très ressemblantes à mes yeux, alors qu’aux yeux de certains, elles sont très différentes ; il y a aussi des cas où pour d’autres, elles sont très ressemblantes et pour moi, il y a de très grandes différences – mais je dois dire que ce sont pour moi des cas d’espèce. Je ne possède pas d’autre règle, en cela comme en beaucoup de choses, de [que] ma sensibilité. Pourquoi ai-je fait sauter des transformateurs ? C’est ma sensibilité qui me l’a fait faire – sensibilité raisonnée.

J.M. Oui, mais votre sensibilité vous l’a proposé à tel moment, ce n’est pas en 1935 que vous avez fait sauter des transformateurs. La question est de savoir comment une sensibilité personnelle est mue par le contexte social. Est-ce que, quelques années auparavant vous vous seriez imaginé en train de faire sauter des transformateurs ?

F.L.L. Très bien. Très, très bien. Je ne peux pas situer la date de naissance, mais c’est encore dans ma jeunesse : les choses fondamentales viennent de très, très loin. J’ai toujours eu une propension à remplacer les discussions oiseuses par de l’action – surtout quand au bout d’une discussion, il doit y avoir de l’action. J’agis. Une de mes lois est la loi de l’efficacité –pas à l’américaine. Si je fais quelque chose, il s’agit d’atteindre mon but. Ça a toujours été comme cela.