70. Les Forges d’Acquigny

Si je pense à mon action violente, comme celle de la Résistance, ou à mon action industrielle, j’ai l’impression d’avoir été fait autant pour l’action que pour la réflexion et la pensée. Ma réflexion aboutit à l’action. Je crois même que je surprends un peu certaines personnes. Je réfléchis et j’entre dans l’action où j’avance comme un obus. Je crois que j’ai toujours été comme ça et je ne crois pas changer beaucoup là-dessus. C’est curieux, d’ailleurs, pour quelqu’un de très mobile comme moi.

J.M. Avant de faire sauter les transformateurs, est-ce que vous avez rencontré la violence, physique éventuellement, mais pas nécessairement.

F.L.L. Pas très souvent, mais j’ai rencontré des attitudes très déplaisantes. Par exemple, lorsque j’ai pris les Forges d’Acquigny.

J’ai pris une affaire qui était en déconfiture complète. J’y avais été appelé par un ami, un gentil garçon, un ingénieur. Nous nous étions connus au matériel téléphonique. Il avait été appelé à la direction de ces Forges d’Acquigny, en lui jouant un tour pas très honnête. Dès qu’il est arrivé là, il m’a appelé et m’a pris pour second. Puis, il a eu un drame dans sa vie : il n’était pas marié depuis un an que sa femme est morte. Il est parti et j’ai pris l’intérim.

Il se trouve que dans ce domaine, j’étais beaucoup plus fort que lui. C’était un garçon très bien, mais il ne savait pas se débrouiller avec les faillites, les créanciers, les types de mauvaise foi, etc.. Il n’était pas du tout armé pour cela. Moi non plus, d’ailleurs. Je ne connaissais pas la différence entre un chèque et une traite. Deux semaines après, je la connaissais. Je me suis trouvé affronté à des situations très désagréables. J’ai très bien résolu ce problème. Je suis allé voir les créanciers et j’ai fait face à toutes les difficultés. C’était tout de même assez éprouvant. Je devais avoir vingt-six ou vingt-sept ans. Je manquais complètement de formation pratique, il me fallait rencontrer des requins en affaires, des administrateurs véreux et très forts, des hommes de quarante et cinquante ans ou plus, des avocats aux procédés répugnants, etc. C’était beaucoup moins difficile que les rapports avec la Gestapo, bien entendu, mais je crois que beaucoup de jeunes se seraient écroulés et auraient été possédés. Mais, j’ai pris vraiment la chose comme il fallait. J’ai lancé, je crois, sept procès. Je donnais l’essentiel des plaidoiries à mes avocats. Je suis allé devant tous les tribunaux : le correctionnel, les prud’hommes, le tribunal de commerce. J’avais je ne sais combien de procès en cours, que j’ai, pour la plupart, gagnés.

Je crois que les Forges d’Acquigny devaient à ce moment-là aux créanciers, sept millions. Sept millions en 1927, c’est une grosse somme. Tous ces créanciers étaient habitués à des luttes et ils avaient en face d’eux un jeune homme qui était beaucoup plus formé à Bach ou à la poésie anglaise.

Je les ai mis devant les réalités, en leur disant: “C’est bien simple, vous avez tout perdu, il est impossible de s’en tirer sans remettre de l’argent dans cette affaire. Je ne vous le demande pas, parce qu’on le perdra peut-être encore.” Ils se sont concertés et m’ont dit : “Dites-nous ce qu’il faut ajouter.” “Cinq millions.” Ça faisait douze, ce qui était beaucoup. “Mais, attention, aucune garantie que je réussirai. Si vous me faites confiance, je marche.” Je me suis fait donner, non seulement un salaire, mais toutes les actions de l’entreprise, car ils avaient acheté pour cinquante centimes des actions qui valaient quelques centaines de francs. Ils les avaient achetées aux bandits qu’ils poursuivaient, qui, pour être un peu tranquilles, les leur avaient données.

Sans la grande crise américaine, je serais actuellement à la tête d’une forge – je ne sais pas si j’en serais très content. J’avais déjà une formation disparate, ce qui m’a permis de faire face à tout. J’ai appris des tas de trucs touchant la juridiction, la justice, les finances, et toutes les techniques. J’ai refait des massifs de forge en béton après avoir passé quinze jours chez Poliet et Chausson pour apprendre à faire du béton et du béton armé ; j’ai appris comment fonctionnaient des roues hydrauliques et je les ai refaites complètement ; j’ai acheté un semi-diesel, puis un diesel en pièces détachées – naturellement, j’avais un contremaître et des ouvriers qui connaissaient tout cela mieux que moi. En même temps, je ressuscitais le commercial. Je me suis heurté à des gens durs et méchants, et ça ne me faisait absolument pas peur.

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Forges d’Acquigny

Acquigny se trouve dans l’Eure, sur la route de Louviers. Sur cette photo ancienne, FLL est au milieu. On notera la différence de vêture entre ouvriers et patron. MA & AFG

Poliet et Chausson

Fondée en 1901, et installée à Chelles-Gournay/Marne, cette entreprise (aujourd’hui propriété de Saint Gobain) a developpé son activité dans les matériaux de construction. D’abord la production de chaux, puis les ciments (près de 2 millions de tonnes en 1929, un niveau qu’elle ne retrouvera pas avant les années 50). Les besoins de reconstruction après la Grande Guerre, l’usage, qui se répand alors, du béton dans la construction assureront son essor jusqu’à la crise des années 30.

15 jours pour apprendre à faire du béton armé (Liants, granulats, adjuvants, abaques, dosage, malaxage, coffrage, ferraillage, coulage, talochage, cure et décoffrage), c’est beaucoup, il me semble. AFG

un semi-diesel, puis un diesel

Sur cette photo des Forges d’Acquigny, on reconnait le semi-diesel bi-cylindre à boule chaude dont parle FLL. Il s’agit d’un moteur Winterthur (firme suisse, productrice aussi de locomotives -je me souviens des locos SML Winterthur). Le semi-diesel, inventé par Herbert Akroyd Stuart à la fin du XIXème siècle utilise le même type de carburant (gazole, fuel lourd) que le diesel. Pour tous les détails techniques, voir  l’excellent article de Wikipedia ou encore, René Bardin, Les moteurs à combustion diesel et semi-diesel [Librairie générale des sciences Deforges Girardot & Cie, 1929]. AFG

71. Le Danger

Dans d’autres cas, je me suis trouvé en danger de mort. C’est assez caractéristique de ma structure mentale.

La première fois, j’étais enfant, neuf ou dix ans. J’étais en vacances à Berck cet été-là. J’aimais jouer dans les trous d’eau, à marée basse, mais je ne savais pas nager. Un jour, je me suis aventuré un peu trop loin à marée montante, et, quand j’ai voulu revenir, je ne voyais plus les trous, je ne pouvais plus savoir où j’avais pied et où je n’avais pas pied. J’avançais et l’eau montait toujours. Je savais que j’allais mourir : je ne me suis pas du tout affolé, j’ai réfléchi, je me suis demandé s’il fallait revenir en arrière pour pouvoir contourner, mais je ne connaissais pas le contour, j’ai donc continué à avancer. J’ai eu de l’eau jusqu’au menton, puis tout à coup, j’ai mis le pied un peu plus haut. Je me souviens de ce contact avec la mort imminente comme d’une chose qui m’a parue toute simple. Je n’en ai d’ailleurs même pas parlé chez moi, même pas pour ne pas me faire attraper, ça m’était un peu égal, mais pour ne pas donner d’inquiétude à ma mère.

Quand je me trouve devant la mort, ça m’est arrivé d’autres fois, je n’ai pas de réaction. Aux tortures de la Gestapo, des réactions très désagréables, mais c’est autre chose.

J.M. Est-ce qu’il y a des cas où vous avez eu affaire à une menace venant de gens et non pas d’éléments ?

F.L.L. Une fois, une seule. C’était pendant la Résistance. C’était à l’occasion d’un voyage d’inspection de la Résistance ; j’allais de Marseille à Toulouse par le train. Il y avait deux changements. Cette histoire s’est passée dans la dernière partie du voyage. J’avais un certain nombre de documents et j’allais chez une jeune résistante. Naturellement, je ne savais pas si je ne tomberais pas sur un piège de la Gestapo en allant chez elle – elle-même m’a d’ailleurs avoué par la suite qu’elle avait eu une peur terrible que je sois un piège. Donc, dans la dernière partie du voyage – au-delà de Narbonne, je me rends compte qu’un type de la Gestapo était en train de demander les papiers de tout le monde et qu’il allait voir que le mien n’était pas bon. Je m’étais fait faire un ausweis par un très bon faussaire, mais je préférais qu’on ne me questionne pas. Je suis allé vers l’arrière du train pour l’éviter. A un moment donné, j’ai trouvé une cachette qui ne se trouve pas dans nos wagons actuels, une sorte de petit placard très bas près des W.C. J’ai voulu m’y cacher, mais c’était trop petit pour moi. Le type arrivait, il allait me prendre, j’ai ouvert la porte qui donnait sur la voie pour sauter – il y avait d’ailleurs de quoi se tuer, le train était en pleine vitesse – mais il est arrivé et m’a appréhendé pour me faire rentrer. Nous nous sommes battus. C’était lui ou c’était moi. La seule chose que j’ai trouvée à faire a été de le pousser dehors, et il y est resté.

La personne chez qui j’allais n’a pas su cette histoire. C’était une jeune Italienne qui parlait très bien Français, professeur de Lettres. C’était la fille d’un résistant célèbre qui avait été assassiné par les fascistes italiens : Trentin. Elle s’appelait Francette. Je l’ai retrouvée des années plus tard à Venise. C’était une fille ravissante, maintenant, c’est une jolie femme d’une soixantaine d’années. Elle était transie de peur que la Gestapo n’entre avec moi ; moi, j’étais sur mes gardes.

Quelqu’un d’autre a été transi de peur quand je suis allé le voir pendant la Résistance, c’est Lurçat. Il a été une sorte de novateur dans la tapisserie, j’admirais ce qu’il faisait – plus que je ne l’admire maintenant. Il aidait un peu la Résistance. C’était un type de gauche, près du parti communiste, très sympathique. Je suis allé le voir dans sa propriété. Il avait une peur terrible que je sois un traître, finalement, il s’est dégelé, nous avons parlé tapisserie. Il m’a demandé des conseils – il tenait absolument à savoir si ça [geste] était une ellipse… Il m’a fait faire connaissance ce jour-là avec ce coq qui figure dans toutes ses tapisseries et qu’il appelait le roi Soleil.

Nous nous sommes retrouvés ensuite, après la guerre, très agréablement.

J.M. Quand vous étiez petit garçon, il vous est arrivé de vous battre avec vos camarades ?

F.L.L. Très peu. Je n’étais pas tout à fait un enfant comme les autres. J’étais un enfant assez silencieux, un peu renfermé sur moi-même, mais très sociable. Je jouais facilement avec les autres, mais très souvent, j’aimais mieux lire, j’aimais mieux faire des mathématiques.

J.M. Quand vous alliez jouer sur les fortifications, vous ne vous battiez pas ?

F.L.L. Non, relativement peu. Il s’agissait plutôt de se cacher et de se découvrir. Je n’aimais pas me battre. J’en étais très capable, si on m’avait donné un coup, je l’aurais rendu.

J.M. Ça ne vous est jamais arrivé ?

F.L.L. Pour ainsi dire, jamais, non. J’aurais pu me mêler à certaines bagarres pour le plaisir; je n’y tenais pas. Je n’aime pas la violence. Je peux tuer, mais je n’aime pas la violence. Je peux agir pour une cause. Je suis convaincu qu’on peut libérer son besoin d’activité physique autrement que par la violence sur d’autres.

J.M. Est-ce qu’il vous est arrivé d’avoir à faire face à une violence symbolique ? Par exemple, quelque chose comme des injures antisémites ?

F.L.L. Ça ne m’est pas arrivé. Mon nom fait que je n’ai pas rencontré cela. Je crois que je m’en serais très bien tiré. Je ne l’aurais pas laissé passer. Mais je n’ai pas eu à affronter ce genre de difficulté. Au fond, d’une part, une famille bourgeoise, et, d’autre part, une vie culturelle, ou sentimentale ou sensible, mais jamais de violence, ni physique, ni même morale. Si, par exemple, un professeur s’était montré très méchant avec moi, je crois que je me serais débrouillé pour l’écarter d’une manière ou d’une autre. Si je me sens aussi fort, j’accepte le combat; moins fort, je tâche de trouver une esquive. Je ne refuse jamais le combat quand c’est à forces égales.

72. Service militaire

J.M. Comment avez-vous fait votre service militaire?

F.L.L. Là, en effet, j’ai peut-être eu quelques incidents, mais pas très graves. J’étais deuxième classe et le suis resté jusqu’à la fin de la Résistance où j’ai acquis un grade. Je ne peux pas dire que j’étais anti-militariste, sentant la nocivité de l’état anti-militaire et son inutilité. On m’a demandé ce que je pouvais faire, et quand j’ai parlé de mes études, on a décidé de me mettre dans un laboratoire d’analyses d’hôpital. Je n’étais pas qualifié pour faire des analyses de sang ou d’urine, mais ça m’a enchanté, j’ai tout de suite ajouté ça à mes cordes et j’ai fait très vite des progrès. J’ai d’ailleurs trouvé une méthode de mesure colorimétrique de je ne sais plus quoi, qui était un véritable progrès à cette époque. Immédiatement, le commandant de la pharmacie a publié un truc sous son nom sur cette méthode. C’était un très brave type, d’ailleurs. J’étais un peu protégé, car j’avais le laboratoire qui faisait les analyses médicales de la pharmacie sous ma direction, et j’avais un capitaine sous mes ordres ! Pas officiellement, c’est inconcevable, mais finalement, il l’était. Je ne connaissais rien de ces questions en entrant, mais j’ai appris très vite – je sais apprendre vite, naturellement. Les analyses d’urine, j’en ai fait des milliers, j’en ai fait des complètes, pour le plaisir ; j’ai fait des analyses de sang, j’ai même fait une analyse qu’on ne m’a jamais demandée, l’analyse d’un kyste, pour séparer les albumines des pseudo albumines. J’ai donc coulé là des jours pas malheureux, grâce à une capacité d’apprendre volontiers et vite n’importe quoi.

J’ai passé mon service militaire comme cela, ce qui m’a mis à l’abri des adjudants. J’avais aussi à faire des analyses de vin d’intendance. Le principe était le suivant: on achète une certaine quantité de vin, il est livré déjà avec de l’eau dedans ; une partie est prélevée pour le mess des officiers ; dans une autre partie, on ajoute un peu d’eau pour le mess des sous-officiers ; le reste, avec encore de l’eau, pour les simples soldats. On m’apportait donc le vin pour savoir s’il était conforme, j’ai donc appris ce qu’était un vin, et j’étais devenu assez fort dans ce domaine. J’étais devenu si fort que je pouvais faire mon analyse en goûtant un peu le vin – je vérifiais, parce que j’étais honnête – je savais dire les différents composants. J’étais aussi arrivé à faire mon analyse sur un très petit échantillon, ce qui me permettait de garder le reste : sur un litre de vin, j’en gardais facilement trois quarts de litre. Avec ce qui me restait, je faisais du Porto à offrir aux dames qui me plaisaient. Après Vincennes j’ai été envoyé à Vichy, où le laboratoire était plus important. Il y avait le casino en face du laboratoire et je voyais souvent les jeunes figurantes. Je leur offrais mon Porto – il ne valait certainement pas le Porto qu’il y avait en face, mais il avait du succès.

J’avais mis au point la fabrication complètement synthétique de Kirsch fantaisie, mais il ne valait pas mon Porto.

C’est comme ça que je suis resté à l’abri. Tout de même, pas complètement. J’en avais tout de même assez, de cette vie militaire. A Vincennes, on ne m’embêtait pas, mais je n’avais tout de même pas ma liberté, et j’avais une petite amie qui habitait à Neuilly !

J.M. La ligne est directe !

F.L.L. Oui, mais à ce moment-là, elle s’arrêtait Porte Maillot, d’une part, et à la Porte de Vincennes, d’autre part. J’allais la voir en faisant le mur. Naturellement, il me fallait arriver à temps pour prendre le dernier métro, mais la passion étant ce qu’elle est, j’arrivais pour voir filer la dernière rame.

Il me fallait donc traverser Paris à pied. Je me suis fait prendre une fois. Bon, prison. On faisait la prison dans le donjon du fort. Ce n’est pas terrible, mais c’est stupide, ce sont des petites brutalités – ce ne sont pas des tortures. J’en avais donc déjà assez quand je suis allé à Vichy, et j’ai eu suffisamment de raisons pour être dégoûté du service militaire, quoi que j’ai été vraiment un privilégié, surtout pour un deuxième classe ! J’ai été tellement heureux d’apprendre ma prochaine libération que je me suis enivré au-delà des limites. J’aurais dû y rester. J’ai bu trois litres de Pernod. Beaucoup en seraient morts. J’avais sans doute un assez bon système digestif, parce que la même aventure m’est arrivée pendant la déportation. Je suis tombé dans le coma et j’y suis resté trois jours.

Fin de la face 1 de la BANDE VI — BANDE VI, face 2 VI-2

Je me suis réveillé auprès d’un jeune officier très gentil, probablement un intellectuel. Je pense que ça a dû jouer en ma faveur. Il m’a appelé : “mon petit” et je n’ai pas eu de punition. Il faut dire qu’à Vincennes, mes escapades avaient été nombreuses et j’avais un matricule plein de punitions, il y avait eu des rallonges.

A part cela, de mes souvenirs militaires, celui qui m’a plus particulièrement impressionné, c’est l’ignorance profonde de certains médecins militaires. Profonde et grave. Je me souviens de l’un d’entre eux, en particulier. C’est une histoire incroyable, des amis à qui je l’ai racontée se sont demandé si je ne l’avais pas inventée : C’était à Vichy. Le laboratoire était assez grand, et la paillasse était de dix mètres au moins. Je regardais une préparation au microscope, un crachat. Un officier – qui n’était pas du service de santé – me voit par la fenêtre de la cour de la caserne, il entre dans le labo et me demande ce que j’examine. Je lui dis : “C’est un bacille de Koch.” Il regarde et me dit cette chose incroyable : “C’est vrai qu’il ressemble un peu à un coq.” Il est vrai qu’il n’était pas médecin…

Je me suis trouvé en danger une autre fois, vers la fin de la drôle de guerre, à l’hôpital de Vouziers. C’était pendant la période où les Allemands n’attaquaient pas, il y avait un petit espoir que l’on se réconcilie avec Hitler et que l’on tombe sur les Russes. Là aussi, j’étais deuxième classe, mais j’étais classé comme un intellectuel. J’ai eu des ennuis avec les autorités militaires parce qu’une de mes lettres avait paru suspecte : je continuais à jouer aux échecs par correspondance et ma partie leur avait semblé être un code, on me soupçonnait de faire de l’espionnage. J’ai été interrogé. A cette époque-là, j’étais déjà connu comme joueur d’échecs, mais ça ne prouvait rien, au contraire. Ils ont fini par me croire. Je leur ai dit : “Je peux vous apporter une preuve, à condition que vous vous penchiez sur ma preuve : cette partie est correctement jouée, demandez-le à un joueur d’échecs.” On peut se servir d’une partie correctement jouée pour dire “oui” ou “non”, par exemple, mais les différents coups de la partie ne pouvaient pas avoir un deuxième sens.

J.M. Ce serait un bel exercice !

F.L.L. J’y ai pensé, ça pourrait être utile dans un roman policier, mais pas en utilisant les coups d’une partie ; avoir deux codes, un vraiment très difficile et un plus facile – pas trop, ça mettrait la puce à l’oreille. On enverrait un message par le code facile et le véritable par le code très caché. Les autres déchiffrent le code facile – pas trop – il faut que ça veuille dire quelque chose d’intéressant, que ça justifie l’espionnage, etc. Je crois que ça n’a pas été utilisé.

J’avais eu une autre histoire pour une lettre aussi, qu’ils avaient mise de côté sans m’alerter. Quand on prend un espion, on donne un peu de mou à la laisse, naturellement. C’est une lettre que j’avais envoyée à celle qui allait devenir ma femme, qui était étudiante à ce moment-là, elle venait de sortir du lycée. Je lui avais envoyé un théorème que j’avais trouvé sur les triangles. Il y avait donc des tas de lignes et une certaine droite que j’avais inventée, et ça ressemblait un peu à des fortifications à la Vauban. Là aussi, on m’a interrogé, et là aussi, je leur ai dit : “Interrogez un mathématicien, il vous dira que c’est vrai mathématiquement.” Mais, ils ne sont pas sensibles à ces choses-là, pourquoi est-ce que ça ne serait pas en même temps une fortification à la Vauban et un théorème sur le triangle ? Finalement, on a admis que j’étais innocent.

Il s’est trouvé là-bas un jeune lieutenant qui s’appelait Casala. Il est mort en déportation. Il était de Châteauroux où il possédait une très belle pharmacie. Il était tout jeune et assez riche, très gentil, cultivé, ouvert à des idées très libérales, pas conformiste. Il m’a fréquenté, quoique deuxième classe, et je lui apprenais beaucoup de choses. Je lui ai appris notamment les livres de Spinoza autres que L’Ethique, je lui ai parlé de tous les livres bouddhistes, je lui ai parlé d’un tas de choses, biologie, sciences, etc.. Il avait beaucoup d’admiration pour moi et se mettait vraiment vis-à-vis de moi dans la position de quelqu’un qui apprend quelque chose et qui en est content. Ça m’a beaucoup protégé. Il m’avait fait mettre au magasin de l’hôpital, je n’avais rien à faire et je n’arrêtais pas de lire. Payot venait de publier mon bouquin sur les prix de beauté aux échecs et il m’envoyait tout ce que je voulais, je lisais deux ou trois livres par jour, j’étais vraiment heureux comme un roi. De temps en temps, le lieutenant Casala venait me rendre visite, on parlait beaucoup. Il était très anti-hitlérien. Il a fait ensuite de la Résistance, il a été arrêté et déporté. Il n’a pas pu tenir le coup. Il n’avait pas ma solidité morale ni physique.

Il était sympathisant du Front populaire, en gros.

Là-dessus, la drôle de guerre cesse, les Allemands commencent à envahir, ils arrivent assez vite du côté de Vouziers.

Un jour, on réunit une quinzaine d’entre nous dans la cour, les autres étaient en train d’évacuer. Il y avait parmi nous un lieutenant, deux sergents, deux caporaux et des soldats.

Le capitaine nous dit : “Mes enfants”, car nous sommes toujours les enfants du capitaine, “Mes enfants, je n’ai pas voulu cela, mais vous êtes désignés en formation antenne. On viendra vous rechercher, comptez-y, mais l’ordre est venu d’évacuer, il faut que vous restiez pour enterrer les morts – il oubliait de dire qu’il y avait quelques pas tout à fait morts, des soldats allemands. – On viendra vous chercher dès qu’on pourra, comptez sur nous.” Il le pensait peut-être, il n’imaginait pas qu’Hitler puisse aller beaucoup plus loin. Nous sommes donc restés là, une quinzaine. Là, sans que personne ne le dise, sans explication, je suis devenu le chef de notre petit groupe. Le lieutenant, les sergents, tout le monde s’est mis sous mes ordres. Je m’attendais à mourir, les obus commençaient à tomber, et j’ai dit ce qu’il fallait faire. C’est tout. Personne n’a contesté cela, j’avais réfléchi et réfléchi vite, j’ai mis chacun à sa place en laissant au lieutenant le soin de vérifier l’exécution de mes ordres. Il était au fond mon adjoint. J’ai organisé d’abord le refuge où coucher. Il y avait une très bonne cave, très bien voûtée qu’on pouvait espérer bien résister aux obus. On y a transporté des matelas. Ensuite, j’ai désigné ceux qui iraient chercher l’alimentation.

On nous avait dit : “Tout ce qui reste dans la ville est à vous.” Je leur ai fait prendre de grands paniers et je leur ai dit ce qu’il fallait, chez quels épiciers ils devaient aller et ce qu’il devaient rapporter. Certains sont revenus avec des bouteilles en me disant : “Regarde! C’est chic, on a du mousseux!” Je leur ai dit : “Jetez-le par terre, repartez chercher du Champagne. Ne rapportez rien sans avoir lu les étiquettes : prenez le plus cher.” A partir de ce moment, on n’a mangé que du meilleur.

Puis, on a fait le tour de tous les lits de l’hôpital. Il ne restait pas beaucoup de gens, surtout des morts, mais on a trouvé quelques soldats allemands assez gravement blessés qui avaient été abandonnés là pour mourir. Je leur ai fait donner de la morphine. On n’avait pas laissé de médecin avec nous – et ils sont morts. On a commencé à enterrer les morts. C’était un travail énorme. Nous n’étions pas assez nombreux et on travaillait peut-être vingt heures par jour. Aussi, j’avais soigné les menus. Dans ces cas-là, on a une très grande capacité de buvaison. Je me souviens d’un repas particulièrement soigné : chacun avait pour commencer une petite bouteille de Porto, ensuite, on accompagnait au Bourgogne blanc, et chacun pouvait boire une bouteille entière, ensuite, Bourgogne rouge, toujours une bouteille chacun, enfin, café et alcools. Personne n’a été ivre. Tout le monde était enchanté de ma gestion. Tout a très bien marché.

C’est là que j’ai eu une vision extraordinaire. Un jour que je faisais ma tournée, je me suis trouvé dans le sous-sol d’un cinéma qui était juste à côté de l’hôpital. Il y avait des rangées de sièges soudés six par six entreposées là, serrées les unes contre les autres, et, coincé entre deux rangées, débout, tout nu, un grand Allemand mort. Ce qu’il a pu faire, je ne le sais pas. Il a fallu qu’il ait la force de descendre les escaliers, la force d’écarter les sièges, et il est mort là. C’était une vision assez curieuse.

Dernier souvenir de ce passage à Vouziers. Il faisait déjà chaud, il y avait un soleil très ardent, et, encore une fois, nous étions morts de fatigue, nous dormions à peine. Nos morts étaient enterrés, on avait à peu près fait ce qu’il y avait à faire, on n’avait plus qu’à attendre qu’on vienne nous chercher – mais nous n’en étions pas du tout sûrs.

Derrière l’hôpital, il y avait un beau jardin, un jardin potager. N’ayant rien à faire, je suis allé avec deux camarades sous une pompe, les jambes nues sous l’eau glacée, un bouquin de Spinoza qui m’a toujours accompagné pendant la guerre, tous les animaux en liberté qui se promenaient, les ânes, les coqs, les poules, les dindons, etc., les obus qui tombaient un peu partout, un soleil de plomb : je me suis endormi. C’est un assez bon souvenir, de paradis terrestre un peu spécial.

On n’espérait plus en sortir. De temps en temps, il y avait des balles qui se perdaient dans les rues. Je pense que des Allemands devaient passer à toute vitesse et tirer quelques balles, se disant qu’il y avait peut-être des francs-tireurs. Quand il s’agissait d’aller chercher des provisions, il fallait vite traverser la rue pour ne pas être tué. Ce n’était pas très dangereux, mais tout de même, il fallait faire attention. Finalement, on est venu nous chercher et le brave capitaine était heureux de nous récupérer. On nous a emmenés dans un endroit dont je me souviens comme d’un autre paradis qui s’appelait Vertevoye. C’était la fin d’une petite ligne de chemin de fer locale qui n’était plus en usage depuis cinquante ans au moins. Tout était envahi par l’herbe. C’était un petit paradis terrestre. Il n’y avait que de la verdure. Je me suis trouvé dans l’endroit idéal. J’y ai passé quelques jours et j’ai fini par atterrir à Rodez.

Voilà mes quelques souvenirs militaires, qui ne méritent pas… Là, je me suis trouvé en face de la mort. Quoi qu’inégalement, à peu près tous mes camarades avaient peur. Je me trouve assez facilement calme dans ces conditions. Je pense que c’est plutôt une question de tempérament que de culture ou de formation, si ce n’est que ma culture et ma formation Intellectuelle font que quand je me trouve dans des situations difficiles, je réfléchis dans le temps qui me parait convenable avant d’agir et j’agis fermement, avec décision. Ça, oui, c’est un effet de ma formation, mais je crois que le calme m’est naturel.

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Vouziers

Vouziers se trouve dans l’Aube, entre Reims et Sedan. C’est le genre de lieu où une telle histoire peut avoir lieu (champagne compris). MA

73. L’Ecole supérieure de guerre et la radiesthésie

J’ai eu d’autres rapports avec l’armée après, quand je suis devenu le directeur des études générales à l’Ecole supérieure de guerre. Une centaine de commandants et de colonels étaient mes élèves. C’était la première année de l’Ecole supérieure de guerre après la guerre, donc, la plupart des officiers qui y étaient auraient dû avoir fait leur école en 39. Il y a eu la guerre. Quand ils sont revenus faire leur école il y a eu des instructions pour être assez coulant, ce qui est assez compréhensible. Je ne sais pas s’ils avaient beaucoup le goût de l’étude avant, mais ils l’avaient, en général, beaucoup moins après; certains avaient été des baroudeurs, et des baroudeurs courageux, mais cela ne vous porte pas spécialement à l’étude.

J’ai été amené à l’Ecole supérieure de guerre par le général Cogny que j’avais connu à Dora. Ça a été ma première activité après la guerre. Je suis revenu de déportation complètement ruiné. Je n’avais rien, la Gestapo m’avait tout pris. Je n’avais pas de lit, pas de matelas, pas de sommier, pas de draps, pas de table, pas de chaise, pas d’assiettes, pas de couverts, pas de fourchette, pas de couteau, pas de pantalon, pas de caleçon, pas de chaussettes, pas de mouchoirs… Heureusement, j’avais pu mettre une partie de mes livres à l’abri chez des amis. J’ai perdu quelques-uns de ceux que j’aimais le mieux : j’avais mis à peu près trois cents livres de chevet dans une petite chambre de bonne de résistance et ils les ont trouvés. Le peu d’argent que j’avais m’avait été pris aussi. Ce n’était pas une très grosse somme, mais j’aurais été très content de la retrouver malgré tout. Je suis donc revenu de déportation dans un état de santé qui n’était pas parfait et sans plus rien.

A l’Ecole supérieure de guerre, on voulait faire en quelque sorte une université : deux années, 150 conférences par année. On voulait que des civils participent à la chose et on s’est adressé à Cogny qui était polytechnicien, qui avait une réputation plus culturelle que d’autres et on lui a demandé de faire le programme des 300 conférences et de trouver les conférenciers, le meilleur dans chaque domaine. Cogny qui se souvenait de nos conversations de Dora est venu me voir et m’a fait avoir un contrat, très bien payé, de conseiller du directeur des études générales de l’Ecole supérieure de guerre. C’était nouveau, et ça n’a pas duré très longtemps. Je n’étais pas encore marié, je n’avais à m’occuper que de moi, j’ai donc pu acheter petit à petit tout ce dont j’avais besoin. Les dommages que j’ai reçus en tant que déporté étaient vraiment négligeables, je crois avoir eu quelque chose comme 140.000 anciens francs. Je lui fais un programme dans lequel je lui mets toutes sortes de choses qu’il ne connaissait pas, que personne ne connaissait. Il existait par exemple une chose qui s’appelait la recherche opérationnelle ; il existait une chose qui s’appelait les jeux stratégiques ; et puis, la chimie avait changé, la physique avait changé. On comptait surtout sur moi pour trouver les conférenciers. Ils avaient des contacts avec l’Académie des sciences notamment et avec les grands corps constitués en général, mais qui n’avaient pas tellement d’admiration pour l’Ecole supérieure de guerre. Si un officier était allé les voir, il se serait fait remercier poliment mais nettement, et cela, Cogny l’avait bien compris en me choisissant. Je leur ai donc fait un programme et je leur ai amené des conférenciers. Ils tenaient à avoir de Broglie, c’était tout à fait inutile, mais ils voulaient l’avoir.

Lorsque le conférencier venait, comme c’était généralement un homme illustre, on le recevait un peu avant la conférence, et le général Bertrand qui était très mondain dit à de Broglie : « En somme, Prince, quelle est la différence entre la physique et la chimie ? » Et de Broglie a très bien répondu, comme on répondait à un enfant de l’école primaire de mon temps : « Vous prenez de la limaille de fer et du soufre en poudre, vous les mettez ensemble, vous approchez un aimant et le fer s’en va : physique ; vous les mettez ensemble, vous les chauffez un peu, ça disparaît, plus de soufre, plus de sulfure de fer : chimie. » Il a répondu sur le ton pince sans rire que ne connaissaient que ceux qui connaissaient de Broglie.

Je leur ai amené Rueff pour leur parler des manipulations monétaires. Je leur ai amené l’homme qui connaissait le mieux la forêt africaine – parce qu’en cas de guerre, naturellement, en Afrique il fallait trouver les scies qui couperaient les arbres, etc.

Ils avaient une vue très enfantine des choses. Je savais depuis longtemps, depuis avant la guerre, que les deux grands étaient l’Union Soviétique et les Etats-Unis, mais j’étais un des rares en France à le savoir. Tous les gens que je voyais, de quelque parti qu’ils fussent ou sans parti pensaient qu’il y avait trois grands : la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. À l’école de guerre où on avait vu se terminer la guerre, on accordait plus d’importance aux Etats-Unis et à l’Union soviétique, mais ils voyaient très bien l’armée française en découdre dans la forêt africaine, etc.

Je leur ai amené l’homme qui connaissait le mieux Madagascar ; les spécialistes de l’économie, etc. Ils étaient très contents. Quinze jours après mon entrée, Cogny qui était passé général, était appelé comme directeur de cabinet du ministre de la guerre de l’époque. Il a conseillé au Général Bertrand de me nommer à sa place à la direction des études générales de l’Ecole de guerre. Pour la première fois depuis Louis XV un civil était nommé.

Combien y avait-il de polytechniciens à l’école de guerre ? Ils étaient tous saint-cyriens, et les quelques polytechniciens avaient tout oublié – d’ailleurs, je suis surpris d’une certaine déficience intellectuelle de beaucoup de polytechniciens. Pas tous, j’en connais qui sont très malins, mais j’en connais qui ne le sont pas, même sur le plan scientifique.

Je m’étais rendu compte que tout le monde était radiesthésiste, ça avait été une des raisons pour lesquelles l’Académie des sciences ne voulait pas venir. Au début de la guerre, on avait créé une chose qui était l’embryon du CNRS pour les besoins de la défense nationale. C’était un groupe très large de scientifiques s’occupant des questions intéressant l’armée et la défense nationale. Ce groupe dans lequel il y avait beaucoup de membres de l’Académie des sciences s’était rendu compte que presque tous les officiers étaient radiesthésistes, et un grand nombre d’entre eux était télé-radiesthésistes. La radiesthésie, vous n’y croyez pas, moi non plus, mais au point de vue physique, ce n’est pas ridicule, mais la télé-radiesthésie, c’est beaucoup plus étonnant : on promenait un pendule sur une carte d’Allemagne et on bombardait l’endroit indiqué par le pendule ! Les scientifiques du groupe s’étaient demandé ce qu’il fallait faire et ils avaient décidé de créer une commission d’officiers chargée d’étudier les problèmes de la radiesthésie. Il y avait donc toute une commission d’officiers au début de la guerre, et ils y croyaient pratiquement tous à la fin de la guerre. Je m’étais demandé comment lutter contre cela, et je m’étais arrangé, d’une manière assez jésuite, pour que dans certaines des conférences qui étaient faites, il y ait un peu de venin contre la radiesthésie qui s’infiltre dans l’âme de ces officiers. J’avais demandé à Emile Borel, par exemple – et il ne demandait que cela – d’expliquer que la radiesthésie avait autant de résultats que le hasard. Il serait étonnant que le hasard se trompe tout le temps ; si on ajoute au hasard quelques vagues connaissances de géologie, on améliore un peu… J’ai fait faire ainsi un certain nombre de petites allusions.

Ces officiers m’admiraient énormément. Ils étaient surtout surpris que je connaisse chacun des conférenciers. Mais ma position sur la radiesthésie les choquait un peu. Ils avaient confiance en mon honnêteté intellectuelle et ils se demandaient comment je pouvais être contre la radiesthésie. Un jour, un excellent colonel demande à me voir après la conférence et me dit :

– Monsieur Le Lionnais, je suis un peu intimidé de vous parler, ça me gêne beaucoup, je tiens à vous dire combien on vous admire, mais il semble que vous ne croyiez pas du tout à la radiesthésie et que vous pensiez que tous les gens qui parlent de radiesthésie sont des menteurs ou des imposteurs.

— Pas du tout ! Je n’ai jamais pensé cela, il y a des gens qui y croient sincèrement.

— Je peux vous citer mon cas : je peux deviner le sexe d’un enfant dans le ventre de sa mère avec un pendule.

— Pourquoi pas ! Je ne demande qu’à changer d’idée, des faits me convaincront. Vous l’avez fait plusieurs fois ?

— Oui, et j’ai 70% de succès.

— Combien avez-vous fait d’expériences ?

— J’en ai fait dix et ça a réussi sept fois.

— La première fois, qu’est-ce que vous aviez prévu ?

— Un garçon.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Un garçon !

— Il fallait vous arrêter, ça vous aurait donné 100% de réussite ! »

Il est parti songeur. Il n’avait pas très bien compris que sept dixièmes, ce n’était pas soixante-dix pour cent statistiquement.

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le général Cogny

Si l’on croit wikipedia, le général René Cogny, est celui qui a choisi le site de Dien Bien Phu (mais il n’est pas dit s’il l’a déterminé avec un pendule sur une carte). MA

Rueff pour leur parler des manipulations monétaires

Au moment où sont conduits ces entretiens avec FLL, Jacques Rueff a publié (le 19 février 1976) dans le quotidien Le Monde, un article “La fin de l’ère keynésienne”. Cette actualité explique peut-être que, parmi tous les conférenciers que FLL dit avoir amené à l’Ecole Supérieure de Guerre, il soit (avec de Broglie) le seul dont le nom revienne en mémoire à FLL.

Rueff en 1976 ne fait que réitérer son opposition de longue date au keynesianisme. Déjà en 1947, il avait publié une critique en français et en anglais: «Les Erreurs de la Théorie générale de Lord Keynes», Revue d’Économie Politique (57)/ «The Fallacies of Lord Keynes’ General Theory», The Quarterly Journal of Economics (61).

Haut-fonctionnaire, monétariste et neo-libéral («L’Assurance-chômage : cause du chômage permanent», Revue d’Économie Politique n°45, 1931), il est l’expert des questions financières de la 5ème République: Plan Rueff-Pinay en 1958, plan Rueff-Armand en 1960. Il finira à l’Académie française (élu en 1964). AFG

74. Parenthésage

Ceux qui me connaissent, avec qui je parle d’une manière libre, constatent ma propension au parenthésage, et constatent surtout que ce n’est pas de ma part un tic, mais que c’est une forme de la disposition des pensées les unes par rapport aux autres qui me permet plus de richesse et de mieux atteindre mes buts. Dans ce que j’écris, j’utilise le parenthésage avec modération, cela par égard pour mes lecteurs. Je pense qu’il faudrait introduire la coutume et la technique du parenthésage dès l’école, et dès l’école des petits âges. Après avoir appris à lire, écrire et compter, apprendre assez vite à parenthéser. L’explication de la technique du parenthésage devrait venir à peu près au moment où on fait de l’analyse logique. Tant qu’il n’y a pas cette formation, je n’abuse pas de la patience de mes lecteurs qui penseraient que c’est une volonté de me singulariser, alors que c’est ma manière d’être tout à fait naturelle. J’en use donc beaucoup moins que je ne le voudrais – quand j’écris des lettres à des amis, j’ai beaucoup plus de parenthèses, elles viennent naturellement.

Ceci m’amène à parler de ce que j’appelle l’usage intelligent, non acrobatique, des parenthèses. Le seul cas que je connaisse où il y a eu un parenthésage poussé très loin, c’est le cas de Roussel, des Nouvelles impressions d’Afrique. Il y a des doubles, triples et quadruples parenthèses qui, finalement s’étalent sur tout un livre. Il y a d’autres formes de parenthésage, par exemple, les livres qui ont des notes de bas de page, avec des parenthèses dans les notes, c’est un double parenthésage. Mais ça ne va pas très loin. Il y a autre chose que la parenthèse proprement dite, ce sont les romans à tiroirs. Le roi dans ce genre en France, c’est Frédéric Soulié avec Confessions générales et Les mémoires du diable où il y a des récits dans des récits, dans des récits, où apparaît quelqu’un qui écrit une lettre et qui raconte que Amandine a rencontré Philippe qui lui a dit…

J.B. : Est-ce qu’on atteint au degré de complexité des Mille et une nuits ?

F.L.L. : Je crois, oui. Ce n’est pas l’usage acrobatique de Roussel qui cherche à nous faire perdre les pédales, il sait très bien qu’on ne pourra pas se souvenir du début de la parenthèse quand elle commence vingt pages plus haut ; ce n’est pas non plus l’usage agréable, celui des tiroirs. L’usage non acrobatique est celui qui permettrait à une pensée de rester vivante à l’intérieur d’un discours et d’apporter une richesse qui ne vous désarçonne pas parce qu’elle est bien organisée. Autrement dit, que va-t-on mettre à l’intérieur des parenthèses ? Quand je parle, mes parenthèses ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être, je me laisse parler. Dans quelque chose d’écrit, je crois qu’une disposition qui préméditerait le contenu des parenthèses les unes par rapport aux outres, une cascade ou un arbre suivant les cas qui prévoirait qu’au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans la parenthèse, on s’enfonce ou bien vers quelque chose de plus abstrait, ou de plus concret. Du moment qu’il y a un ordre, cet usage du parenthésage ferait passer la quantité du discours beaucoup mieux que même en mettant des phrases séparées. C’est une idée que je voudrais défendre. Il faut déterminer le principe qui gouverne l’ordre pour le discours que l’on veut faire. Ce principe peut changer. Je disais tout à l’heure, aller de l’abstrait vers le concret ou du concret vers l’abstrait, mais ça peut être autre chose, aller, par exemple, de ce qui est plus émouvant vers ce qui l’est moins ou vers plus de documentation ou moins. Dans ce livre, la parenthèse sera utilisée pour la défense du disparate on ne fera pas de parenthèses pour le plaisir.

Je ne suis pas sûr d’avoir entièrement raison, mais presque. C’est au fond la manière de travailler d’un scientifique : c’est une hypothèse de travail. Si on tente l’hypothèse, l’avenir dira si j’ai raison et on verra bien s’il faut l’abandonner ou pas. Je ne vois pas pourquoi l’introduction du parenthésage dans l’enseignement n’apporterait pas à tous les mêmes bénéfices que cela m’a apporté dans les rapports que j’ai eus avec quelques amis – je n’ai pu pousser ma propension à la parenthèse qu’avec des amis.

Et puis, le principe du parenthésage n’existe pas seulement dans le langage écrit ou parlé, il existe aussi en peinture, en musique – toute la construction d’une sonate est faite sur des parenthèses ; le trio d’un menuet est une parenthèse ouverte entre le premier et le troisième tiers du menuet. En peinture, les prédelles des primitifs sont des notes de bas de page ; les phylactères qui s’échappent des bouches des anges ou de la sainte Vierge sont des parenthèses.

J.B. : Dans ce cas, les parenthèses sont dans un espace à deux dimensions.

F.L.L. : En effet, et la pensée écrite peut être dans un espace à beaucoup de dimensions. Au fond, la double parenthèse est surtout valable quand elle introduit une dimension de plus.

Il y a des critères de parenthésage qui sont d’introduire de la parenthèse quand on a besoin d’une dimension de plus, quand on a besoin de s’échapper d’un plan, puis d’y revenir et de continuer le chemin. Il n’y a que dans notre espace physique qu’il n’y a que trois dimensions ; nous avons des pluri-dimensions dans tous les domaines.

Il y a la parenthèse dans l’action et la parenthèse dans la vie. Ce n’est pas une image littéraire, je fais des parenthèses dans mes journées, de vraies parenthèses. Elles sont efficaces si ce qui est à l’intérieur de la parenthèse est en rapport avec les actions qui précèdent et qui suivent.

Ce n’est pas une interruption, mais un enrichissement de mon action (donner des exemples).

75. Le temps: emploi et disparate

EMPLOI DE MON TEMPS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

F.L.L. : Je voudrais donner sur ce point la position de Tania. Elle est beaucoup plus sensible que moi à cela. Je supporte ces choses-là en les meublant (les passages négatifs) par des réflexions intérieures ; elle en souffre beaucoup plus parce qu’elle n’arrive pas comme moi à penser à un problème d’échecs ou de mathématiques, etc. dans le moment où on lui donne une comédie qui la dégoûte un peu. Moi, je supporte cette comédie. Il y a un côté Philinte marié à Alceste. C’est l’une des raisons qui m’ont amené à prévoir de donner mon corps à la science quand je disparaîtrai plutôt que de prévoir un enterrement pour lui épargner le défilé habituel qui lui insupporterait. Elle serait capable de fuir. Il n’y aura pas d’enterrement.

D’ailleurs, je n’ai pas fait ça seulement pour éviter un enterrement agaçant, je pense qu’il faudrait, dans l’avenir, signaler la mort des gens à un service de voierie spécial qui viendrait chercher les corps, comme on emporte les poubelles – sans y mettre le manque de considération qu’il y a pour les poubelles, mais, finalement, ce n’est pas très différent. Ça permet d’éviter le problème d’encombrement des cimetières, ça permet aussi de se rendre utile. Je ne pense pas que les morceaux de mon corps puissent être utilisables, mais ils permettront de s’instruire, donc, de mieux connaître le corps humain et d’être ainsi au service des corps vivants.

À partir du moment où mon temps est très bien employé, un autre facteur apparaît : il peut être bien employé à 100%, mais avec une intensité plus ou moins grande, il peut être d’un rapport plus ou moins grand. Les périodes de la plus haute intensité ne sont pas les périodes du disparate, ce sont les périodes de concentration intense exclusive. Ça ne peut pas durer tout le temps, on ne peut pas vivre en état d’orgasme sexuel pendant vingt-quatre heures de suite – encore moins pendant toute la vie. Ces moments de haute concentration m’abandonnent à un moment donné, je ne suis plus à la hauteur de l’intensité. J’ai connu quelques moments de cet ordre en mathématiques : au bout d’un certain temps, ce n’était plus possible, ça cessait tout naturellement. Si j’en étais capable – ce qui est en contradiction avec la nature humaine – je crois qu’il vaudrait la peine de régler la quantité que l’on donne aux moments de concentration la plus intense pour pouvoir s’arrêter et en avoir d’autres d’une autre sorte, de façon à faire du disparate au niveau de cette concentration. Autrement dit, avoir des moments de concentration différents. Il faut combiner le disparate et cette petite parenthèse dans le disparate qu’est la grande concentration. C’est une chose sur laquelle je ne pourrais pas donner de règle parce que je ne me suis pas beaucoup observé. D’ailleurs, l’une des raisons qui ont fait que j’ai fini par me décider à faire ce livre, c’est que j’ai pensé qu’il me rendrait un peu service en m’obligeant à réfléchir à certaines choses. Jusqu’ici, je me suis contenté de vivre, j’ai réfléchi à beaucoup de choses, mais pas à moi finalement. Dans la vie, je ne pense pas à moi, il y a des choses tellement plus agréables, plus merveilleuses. Je tire parti de moi mais je ne pense pas à moi.

Donc, ce que j’appelle mes passages positifs sont des passages de concentration faisant des interruptions dans le disparate. Juste après les hautes concentrations, il y a, en effet, des passages de disparate à l’intérieur d’une même période.

Je me souviens d’un déjeuner qui a eu lieu ici avec Ulam, Pierre Auger, François Jacob et Raymond Queneau : ça a été du disparate continuellement. J’ai eu quelques moments de disparate de ce type, c’est très agréable et ça peut servir la recherche de la concentration. Je n’ai connu cela que dans des discussions, pas dans l’action.

Je me souviens d’une discussion que j’ai eue avec Wiener, le père de la cybernétique. On se voyait en général dans un bistrot du quartier latin. Je me souviens d’une conversation que nous avons eue, avec deux ou trois autres personnes, alors qu’il revenait de voyage. Il a commencé par nous parler de la grammaire japonaise. Il en avait vraiment envie, parce qu’aucun de nous n’avait la moindre idée de ce qu’est le japonais ; puis, des ordinateurs, puis du mouvement brownien, puis des usines automatiques qu’on commençait à admirer beaucoup à l’époque, ensuite, nous avons parlé de topologie générale, de la conception du diable dans Saint-Augustin et dans Saint-Thomas, conceptions extrêmement différentes, de cryptogrammes – de textes qu’il s’agit de déchiffrer, comme dans Poe et dans Jules Verne – je me souviens avoir suggéré une idée qui lui a paru assez bonne pour se transmettre des documents d’espionnage, des procédés que j’avais employés pendant la guerre et qui sont valables même quand on sait qu’ils existent – nous avons parlé aussi des températures atteintes par des molécules à l’intérieur d’une cellule vivante – nos cellules sont à 37°, sauf quand on a la fièvre, mais il peut y avoir à tout moment, pendant un millième de seconde, des molécules qui peuvent être à 100.000° –, de certains aspects du jeu d’échecs, des principes de logique aux échecs – il me consultait souvent là-dessus. Non pas pour connaître la vérité aux échecs, elle l’intéressait encore moins qu’elle ne m’intéresse, et Dieu sait si tous les joueurs d’échecs du monde me le reprochent, me reprochent aussi de ne pas faire les quelques 150 bouquins que j’avais promis et dont j’ai la liste. Voilà quelque chose de très disparate. En fait, cette conversation, dans laquelle il parlait beaucoup plus que nous, avait une unité profonde. Il passait d’un sujet au sujet suivant, mais en conservant la même structure et en changeant d’exemple. Ce n’était pas du disparate acrobatique, mais le simple fait de faire un petit changement de structure dans la structure logique de ce que l’on dit – c’est un mécanisme psychologique que je ressens très bien moi-même – fait qu’immédiatement apparaît un autre exemple. Autrement dit, il y a eu une discussion légèrement décousue, puisque c’était pour le plaisir, il ne s’agissait pas d’aller du début à la fin d’un théorème, nous nous sommes quittés sans avoir rien démontré, mais il y a eu des démonstrations partielles en cours de route. Pour quelqu’un qui n’aurait pas suivi le fil conducteur, c’était ou bien de la démence ou bien de l’acrobatie. Ça n’en était pas du tout, c’était du disparate, à un certain niveau. Wiener était disparate, nous n’avions pas la même formule lui et moi, ce n’était pas un homme d’action, mais sur le plan culturel, il avait un disparate très remarquable. Je crois que nous avons tiré de notre conversation – même lui qui a certainement apporté plus que moi – quelque chose de beaucoup plus substantiel, complet et riche, que si nous avions renoncé au disparate. La possibilité de changer d’exemple facilement et rapidement nous a économisé beaucoup de temps et nous a permis de nous enrichir beaucoup plus. Je crois que c’est un exemple très net des possibilités d’efficacité du disparate.

Le sommet du disparate est ce qui permet d’arriver à une unité profonde retrouvée sous une multiplicité et à travers une concentration ; c’est le disparate qui se dépasse par l’intensité qu’on met et par le résultat qu’on en obtient. Ce sont les moments les plus valables et les plus forts du disparate. Lorsque simplement, sans aller jusque-là, j’ai des conversations ou des actions disparates dans ma journée – je n’ai pas une seule journée entière qui ne soit extrêmement disparate – la variabilité n’est pas de l’instabilité. Au contraire. Je crois que je suis quelqu’un d’extrêmement stable. Par exemple, j’ai fait dans ma vie des métiers très différents, mais je n’ai jamais été instable. En général, quand des gens changent de métier – sauf l’arriviste qui finit par arriver au sommet d’une montagne de dollars, après quoi, je ne sais pas ce qui lui arrive, il peut se suicider ou être très heureux, pourquoi pas – c’est qu’ils ne réussissent pas, qu’ils ne sont pas bien dans leur peau. Chez moi, ça n’est jamais arrivé. Mes changements ont été généralement des progrès matériels, mais j’aurais accepté des baisses du point de vue matériel, pourvu que ce soit un enrichissement par ailleurs. Il y a donc eu une variabilité enrichissante et jamais d’instabilité. Il y a donc des périodes de concentration et des périodes de diversification : entre deux périodes de concentration, je vis des périodes de diversification. Autrement dit, il n’y a pas de creux, ou bien c’est concentré et merveilleux, ou bien diversifié et très agréable. Un peu la différence qu’il y a entre l’amour fou et la papillonne. Dans la même journée, il y aura toujours un peu de poésie chinoise, plus un peu d’échecs, plus un peu de maths, plus un peu de lecture de journal, plus d’autres choses encore. Ce qui fait que le total des moments de moindre intensité est quand même enrichissant.

Au fur et à mesure qu’on avance en âge, on perd ses capacités de survoltage, de haute concentration, et je consacre plus mon temps maintenant à la diversification – parce que je ne peux pas faire autrement, je me résigne à continuer comme cela.

76. Disparate: l’Un et le Multiple

J.B. : Vous avez deux façons de décrire le disparate : Il y a l’opposition du divers au concentré ; de l’agréable à une jouissance plus intense mais, par nature, passagère. Mais dans votre conversation avec Wiener, c’est d’autre chose qu’il s’agissait, à savoir de la jouissance – qu’on connaît bien en mathématiques – de ramener à une structure commune un divers. Est-ce que le plaisir du divers est quelque chose comme l’attente de la réduction de ce divers à une unité ?

F.L.L. : C’est une question que je me suis posée et à laquelle je ne sais pas toujours comment répondre. Je vais plus loin que vous : une forme de disparate visant l’unité sous la diversité – pour moi, cela va au-delà de la diversité uniquement culturelle – et l’autre se complaisant dans l’impuissance à trouver une unité. Ne pas pouvoir trouver une unité est quelquefois assez agréable.

Par exemple : pourquoi est-ce que j’aime être à plat ventre dans l’herbe ? C’est parce qu’il y a autour de moi non pas une vingtaine d’herbes, mais des millions. Impossible de les compter. Le sentiment de cette impossibilité est pour moi une chose délicieuse, j’ai le sentiment de me noyer là-dedans. C’est un peu la même chose que lorsque j’entends de la musique : quand c’est de la musique classique, je retrouve, dans un accord tonal, les notes que j’entends séparément. J’ai les deux à la fois, l’accord et les notes séparées ; quand c’est une autre musique, de la musique concrète par exemple, il s’agit de certains bruits. Or, un bruit est un accord, mais pas de six ou sept notes qu’on peut retrouver quand l’oreille est habituée, mais d’une centaines de notes. Je suis absolument incapable d’écrire cet accord : c’est le plaisir que j’en tire, analogue à celui de me trouver noyé dans de l’herbe.

J’ai donc un disparate opposé à la recherche de l’unité. J’ai bien l’impression d’avoir deux natures – ça doit être plus ou moins en chacun – il y a des moments où je crois en un Dieu et d’autres en plusieurs. Étant donné que je suis un athée parfait, mon monothéisme est la recherche de l’unité, et mon polythéisme est, au contraire, mon désir qu’il n’y ait pas unité. Cette alternance entre monothéisme et polythéisme est un phénomène – qui doit, je pense, exister chez tous les humains – se trouve dans des phénomènes de civilisation et dans des phénomènes de société. J’ai l’intention de faire une émission à la radio sur le problème : la science marche-t-elle vers l’unité ou vers la disparité ? Beaucoup de scientifiques sont convaincus qu’elle marche vers l’unité.

J.B. : Ce qui est contraire à toutes les apparences.

F.L.L. : Oui, mais ils la recherchent, ils la veulent. Une grande partie de la carrière d’Einstein se caractérise par la marche vers l’unité : il est passé de la relativité restreinte à la générale, il a voulu faire les champs unitaires – il a raté, mais il en a eu envie. Et ceci continuellement. Il y a de très grands progrès scientifiques qui peuvent se définir comme une marche à l’unité. En chimie, par exemple, on a une très grande diversité de substances naturelles, des morceaux de bois, de pierre, des liquides, l’air, etc. et on finit par ramener cette diversité à une unité qui est une centaine d’atomes. Et on va plus loin, on ramène cette centaine d’atomes à trois ; le proton, le neutron et l’électron. Cette marche à l’unité progresse parce qu’il y a un désir chez le physicien et le chimiste de l’atteindre. Elle engendre en effet des découvertes Mais quand on y arrive, de temps en temps une découverte fait que tout cela est fichu par terre. Quand on a réussi à ramener toute la diversité des substances naturelles à une centaine d’atomes, on s’est aperçu qu’il y avait les isotopes, et pas une centaine ! Tout se passe comme si la nature se vengeait de cette propension à l’unité et nous donnait un petit coup de règle sur les doigts pour nous mettre devant le fait que les choses sont plus compliquées que ça.

Je crois qu’en général, pour les scientifiques de nos jours, c’est la recherche de l’unité qui est avouée, mais lorsque cette unité va à l’encontre de certaines convictions ou de certaines idées – il peut y avoir des traditions religieuses chez des biologistes, et même chez des physiciens, quand on touche à l’espace et au temps – il n’y a pas, à ma connaissance, de défense de la pluralité contre ceux qui recherchent l’unité, mais, en fait, il y a des scientifiques qui ne sont pas mécontents de démolir une découverte d’unité. Pour certains, le temps, ce phénomène physique, intervient à un même niveau de passion que les phénomènes de la vie, des sentiments et de la pensée.

C’est une chose que j’ai constatée chez moi, donc, monothéisme et polythéisme, je ne sais pas si j’ai une unité – je dois bien en avoir une, puisque j’ai un corps et c’est mon corps qui pense étant donné que je n’ai pas autre chose. Je ne peux donc pas vraiment vous répondre.

Je voudrais dire aussi que ce disparate qui sert à trouver une unité dans la diversité n’est pas seulement un disparate culturel. Le vrai disparate pour moi n’est pas seulement des connaissances, c’est aussi l’action et la vie. Je peux être amené à trouver une unité entre certains aspects culturels de mes préoccupations et certaines de mes actions. (donner des exemples) Ce n’est pas fréquent, c’est vraiment le grand écart. On ne peut faire plus que le grand écart, il faudrait faire une action, par exemple prendre l’autobus ou tirer un coup de revolver sur quelqu’un, et réfléchir à un problème d’échecs ou à un poème, trouver ce qu’il y a de commun là-dedans, et pas du tout par un exercice acrobatique. Je suis tout à fait contre l’acrobatie. C’est là le fruit le plus rare et le plus précieux, c’est à la fois un déchirement et une formation supérieure qui doit être à peu près comparable à l’étonnement du fœtus quand il sort du ventre de sa mère et qu’il trouve tout ce qu’il y a en dehors de ce ventre. Je crois que ce n’est pas donné à l’humanité parce qu’elle ne se forme pas à cela. Je crois à la nécessité de l’extroversion et qu’il y a dans l’introversion neuf dixièmes d’escroquerie. Vouloir défendre l’introversion et résister à l’invasion du nouveau et du moderne est prendre la position, confortable, bien sûr, du fœtus : « je suis tellement bien ! je suis au chaud, je suis nourri, logé, c’est tiède, et on veut me mettre dans quel monde de dangers ! » Effectivement, dans ce que je propose, il y a le risque du danger, je crois qu’on ne peut pas l’éviter, que c’est l’aventure. Je suis d’accord pour accepter l’aventure. S’opposer tellement à l’acceptation – pas forcément serve, ça se discute – de ce qu’il y a de nouveau et de moderne autour de nous, et notamment de ce qui est apporté par les sciences qui est d’une nature différente de ce qui est apporté par tout le reste, résister et proposer simplement, de se pencher sur la sagesse de l’Orient, ce n’est pas se rendre compte que le fœtus va s’enrichir une fois sorti du ventre. À quoi tient son enrichissement ? Au fait qu’il se laisse pénétrer par le monde extérieur. Il découvre d’abord cette chose nouvelle qu’est le sein de sa mère, il découvre des odeurs, il découvre la lumière, tout ce monde extérieur qui l’amènera aux activités physiques, le langage, la poésie de Rimbaud, etc. Toutes ces sagesses qui me paraissent parfaitement fausses qu’on nous propose, visent simplement à nous proposer de ne pas quitter l’état de fœtus.

J.B. : Dans la jouissance de la réduction du multiple à l’un et dans le plaisir de la diversité, il y a quelque chose de la mort, comme dans l’orgasme – c’est devenu un lieu commun que de dire qu’il y a là quelque chose de la mort – et non pas de la naissance. On est alors toujours ramené au sentiment de la vie. C’est aussi probablement ce qui se produit dans la science.

F.L.L. : Absolument. J’emploie volontiers le mot « science » mais je ne le prends pas tout à fait au sérieux – comme je peux employer le mot « âme » alors que je n’y crois pas – je ne crois même pas que la science existe. Je crois qu’il y a des scientifiques, des hommes dont certains ont plus d’activité scientifique que d’autres, mais il y a un aspect scientifique dans tout humain. J’appellerai donc un scientifique celui qui consacre une grande partie de son temps de cette manière là et, surtout, qui en vit. Il y a donc l’homme qui a une activité scientifique, les connaissances qu’il accumule et l’usage qu’il fait de ces connaissances. J’appelle science une espèce d’intersection des connaissances, mais elle n’existe pas en elle-même. Au fur et à mesure que les connaissances se succèdent, tantôt avec marche vers l’unité, tantôt avec réapparition d’une diversité, le modèle change. Comme les modèles de religion – il y a, en gros, un certain ordre dans la manière dont les religions se sont succédées, en tout cas, dans la mesure où elles ont beaucoup d’adeptes (il y a peut-être eu un homme du paléolithique qui pensait comme Spinoza, mais il n’a pas eu une foule autour de lui et n’a pas pu bien s’expliquer) : il y a une sorte de marche vers une simplification et appauvrissement de l’idée de Dieu. Elle devient plus générale, plus abstraite…

J.B. : Jusqu’à mourir de sa belle mort. C’est ce qui se produirait si la science arrivait au rêve dix-huitièmiste de la caractéristique universelle : il n’y aurait plus de science possible. Or, à chaque étape resurgit toujours du nouveau, inintégrable dans le savoir passé.

F.L.L. : Exactement. Je ne prédis pas l’avenir, mais je crois qu’il est très naïf de croire qu’on puisse atteindre l’horizon – s’il y en a un quelque part. Cette étape où la science – science, entre guillemets, pour moi, c’est très platonicien et je suis très anti-platonicien – atteindrait son terme et disparaîtrait est une conception possible, mais ça n’a guère de sens pour moi.

Utilisation monothéiste ou polythéiste du disparate, ça n’a de sens que si, chaque fois, il y a une jouissance ou un plaisir. Au moment où je crois en un seul dieu, c’est que ça me fait plaisir de croire en un seul dieu plutôt qu’en plusieurs. Au fond, je n’ai vraiment qu’une règle dans ma vie, c’est la règle du plaisir. Je n’en connais pas d’autre.

J.B. : La jouissance de l’unification dont nous parlions à propos de la conversation avec Wiener ou dont peut parler un mathématicien qui réduit plusieurs théories mathématiques à une structure unique, est de type fœtal. Une fois qu’on a trouvé cette formule, on peut se replier sur elle, on n’a plus besoin de consulter les différents objets pour refaire l’étude sur chacun. Tandis que l’autre est le plaisir qu’aurait un nourrisson une fois expulsé du ventre de sa mère – qui aurait d’abord une douleur puis qui se dirait : tout de même, il y a quelque chose, le monde est peut-être générateur de plaisir.

F.L.L. : Oui, et de plus de plaisir que de douleur, finalement.

J.B. : C’est un pari.

F.L.L. : Oui ! Toute ma vie n’est que pari et aventure, toute la vie de l’humanité est une aventure et rien d’autre. L’aventure me paraît inévitable, je propose de l’accepter – finalement, les hommes l’ont acceptée, sauf quelques exceptions individuelles – et de s’organiser pour que ça ne soit pas une catastrophe, et même que ce soit un mieux. Mais tout est tout le temps pari et danger. Ça ne me paraît pas désagréable de vivre dans ce danger – il est vrai que j’ai toujours eu un certain goût pour le danger, mais, finalement, je crois que c’est le cas de beaucoup de gens. En même temps qu’ils souhaitent la sécurité, quelque chose les pousse à s’en écarter.

Donc, d’un certain point de vue, deux sortes de disparate. On peut en imaginer plusieurs sortes qui se hiérarchisent ou qui s’enchaînent de la manière suivante : J’ai pratiqué le disparate tel que je l’ai connu dans ma vie, avant de savoir que je le pratiquais, comme j’ai digéré des aliments avant d’avoir étudié le processus de la digestion, ou comme une femme accouche sans avoir étudié la gynécologie. J’ai donc été disparate, et chacun l’est plus ou moins. Je n’aurais pas besoin de défendre le disparate s’il n’avait servi que moi-même. Mais j’aime l’humanité et je souhaite communiquer cette formule aux autres, j’ai vraiment l’impression que ça peut apporter quelque chose à autrui.

J’ai donc commencé à rencontrer le disparate sans le savoir, puis à en prendre un peu conscience. Conscience d’abord du plaisir, puis des causes de ce plaisir. Ensuite, je l’ai recherché. Je peux dire que j’ai commencé à le rechercher entre ma douzième et ma quinzième année. Pas d’une manière aussi lucide et riche que maintenant et sans le mot. Il n’y avait pas le mot mais c’était là, très nettement. C’est entre ma quinzième et ma vingtième année que j’ai commencé à m’organiser pour tirer un meilleur parti du disparate, mais toujours comme forme de jouissance, d’élargissement, respirer plus fort, plus agréablement. Là, je l’ai recherché systématiquement.

Ensuite, des gens que je fréquente ne s’aperçoivent pas de cette tendance qu’il y a en moi, mais d’une ou de l’autre des tendances que je cultive et s’imaginent que j’ai une spécialité. On m’a considéré comme un spécialiste en mathématiques, en échecs, en musique, en peinture.

[Fin de la BANDE VI]

Entre les deux formes de disparate, le disparate unité et se perdre dans la diversité, il y a un peu la différence qu’il y a en chimie entre combinaison et mélange : le type classique, soufre et limaille de fer. Il y a des disparates-combinaison et des disparates-mélange. Les jouissances sont différentes. Le disparate-combinaison est celui qui va vers une unité, vers une chose nouvelle ; il y a des mélanges qui valent mieux que des combinaisons, j’ai besoin de respirer un mélange d’azote et d’oxygène et pas un oxyde d’azote !

Pour terminer, comment ai-je connu le mot « disparate » ? Je devais le connaître, probablement, mais il faisait partie de cette quantité formidable de mots que nous connaissons et que nous n’employons jamais. Tous les mots de notre conversation ne sont qu’une petite partie des mots dont nous connaissons l’existence. Certains mots prennent une valeur à partir d’un certain moment. Je sais très bien à quel moment le mot : « disparate » est tombé en moi.

Vera 1925, je suis tombé sur un livre paru chez Alcan d’un mathématicien – pas très grand mais fort plaisant – qui était, je crois, recteur ou doyen de l’université de Belgrade, Michel Petrovitch. Ce bouquin m’avait un peu intrigué. Il s’appelait : Mécanismes communs à des phénomènes disparates. J’ai lu le bouquin et j’ai été émerveillé. Ce n’était pas aussi disparate que ce que j’aime, c’était en fait les équations mathématiques identiques gouvernant des phénomènes appartenant à la physique, à la chimie, à l’économie politique, à la mécanique, etc. Le cas le plus simple étant : qui gouverne la gravitation chez Newton et l’attraction électrostatique chez Coulomb. J’en ai fait connaître l’existence à Wiener qui en a été enchanté, ça tombait aussi dans sa formation.

J.B. : Il s’agit là du disparate unité, et ce n’est pas par hasard que c’est en mathématiques qu’on le rencontre.

F.L.L. : Oui, mais en mathématiques appliquées. Quand on fait des mathématiques pures, on tombe souvent sur une grande diversité, au contraire. On est arrivé au point où il n’y a plus qu’à disparaître et à réapparaître autrement.

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Michel Petrovitch

Sur Michel Petrovitch (1894-1921), le mieux est de citer Paul Braffort et son article “François Le Lionnais, encyclopédisparate” (dans le Mag-Lit de mai 2001, mais que l’on peut aussi lire sur le site de PB):

Professeur à l’Université de Belgrade, Michel Pétrovitch, dont la grande culture privilégiait une vision « transversale » des disciplines, est l’auteur d’un petit livre fascinant, publié dans la prestigieuse Nouvelle Collection scientifique, chez Félix Alcan, en 1921: Mécanismes communs aux phénomènes disparates. Lorsque, étudiant, je rendis visite pour la première fois à FLL – qui revenait de déportation – l’évocation de ce livre dont nous étions tous deux férus scella notre amitié. Visiblement le mot « disparate » était cher à François, tout comme l’approche résolument « structurale » qui est celle de Pétrovitch dont les concepts d’allure des phénomènes, d’analogies phénoménologiques sont toujours associés à des événements réels et ne sombrent jamais dans le pur formalisme.

MA (avec PB)

77. Gouffres

[BANDE VIII, face 2]

F.L.L. : Je connaissais un peu Tazieff au moment de l’histoire du gouffre de la pierre Saint-Martin, je connaissais aussi, séparément et sans que l’un sache que je connaissais l’autre, Loubens, qui est mort ensuite, au cours d’une autre exploration du goufre de la pierre Saint-Martin. Ils étaient très différents, Loubens beaucoup plus fruste, moins cultivé que Tazieff, plus naturel, d’une certaine manière. Il leur est arrivé une aventure que tous d’eux m’ont racontée :

À un moment donné, étant allé plus loin qu’on n’était jamais allé dans l’exploration, ils sont arrivés à un puits. Ils étaient dans une salle dont on ne voyait pas le bout. Ils n’avaient que des petites lampes et ne savaient pas si elle allait jusqu’à plus l’infini ou si elle s’arrêtait avant. Ils avançaient en faisant attention. Pour ne pas se perdre, ils avaient emporté des papiers fluorescents et, comme le Petit Poucet, ils en semaient un de temps en temps – on a beaucoup perfectionné la méthode depuis. Ils arrivent au bord de ce puits et décident que Loubens va descendre tandis que Tazieff l’attendra sur le bord en lui parlant. Il descend en effet de pas mal de mètres, disons, une vingtaine. Tazieff l’attend et l’appelle de temps en temps. Au bout d’un moment, plus de réponse. De son côté, Loubens se trouvait sur une autre salle en contrebas, encore plus noire et de dimensions également inconnues. Quand il décide de revenir, il braque sa lampe électrique sur les parois, mais ne voit aucun papier : ils s’étaient recroquevillés. Il était complètement perdu. Il veut se diriger au son, il appelle, mais n’entend rien. Tazieff n’entendait rien, Loubens n’entendait rien. Un moment tragique. Tazieff se demandait quoi faire : ou bien descendre le chercher, ou bien aller chercher de l’aide… Il était encore en train d’hésiter quand il a entendu appeler d’une voix lointaine, ils se sont retrouvés et, finalement, Loubens est ressorti.

Chacun m’a raconté cette histoire séparément, leurs récits coïncident parfaitement. L’un ou l’autre m’a dit qu’en se retrouvant, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre en pleurant.

78. Gaston Berger

C’est à Marseille, lorsque j’étais directeur d’une usine de boîtes en rodoïd, que j’ai rencontré Gaston Berger. J’avais repris quelques contacts universitaires, dont certains, au moins, étaient intéressants. Il était philosophe et fabricant – je crois même qu’il fabriquait des boîtes, ou quelque chose de pas très loin de ce que je faisais. Nous étions en termes très amicaux. C’est un homme intelligent, il m’avait longuement parlé de la phénoménologie de Husserl. Nous sommes devenus assez bons amis. Quand nous sommes revenus à Paris, je sentais nos routes intellectuelles diverger ; je le voyais avide d’arriver à ce qu’il est arrivé, d’ailleurs, à l’Institut.

J’ai failli, d’ailleurs, être à l’Académie des sciences morales et politiques, c’est un peu ma santé qui m’en a empêché. On m’y poussait un peu – Tania aussi m’y poussait : elle attendait le moment où elle pourrait me photographier en habit d’académicien, l’épée au côté, avec un bonnet d’âne. C’est un plaisir qui lui sera refusé, je ne serai pas à l’Académie des sciences morales et politiques. C’est pour cela qu’on m’a fait faire l’un des textes que j’ai proposés pour l’anthologie : À quoi sert la science pure ?

J’ai gardé de Gaston Berger un bon souvenir. Il m’a fait faire des conférences à la Société de Philosophie de Marseille, et j’en ai fait une pour fêter en même temps l’anniversaire de la mort de Galilée et de la naissance de Newton. L’un est mort et l’autre est né la même année, à quelques semaines de distance. Une bonne occasion pour un rapprochement académique. Je ne confiais pas à Berger ce que je faisais dans la Résistance, mais je ne me méfiais pas de lui – je me méfiais plutôt de son inaptitude à être un résistant bien organisé – je savais qu’il était du bon côté. Quand j’ai fait cette conférence dans une vieille salle de la faculté des sciences, je me suis arrangé avec lui pour une sortie précipitée toujours possible – je craignais toujours l’arrivée de la Gestapo. Nous avions longuement étudié la topographie compliquée de ce vieux bâtiment, la possibilité de me précipiter par une porte s’ils entraient par l’autre, etc. J’avais des choix de manière à ce que ceux qui me poursuivent aient à parier pour une direction au lieu d’une autre, diminuant ainsi les chances d’être pris. J’avais donc de bons rapports avec Berger à cette époque-là, et je les ai gardés quand je l’ai revu à Paris.

Il m’a parlé de prospective. Il voulait m’engager, comme il a engagé Bloch Lainé et quelques autres. J’ai toujours refusé. Ça me paraissait de la futurologie, et il n’y a pas très longtemps, j’ai donné à l’UNESCO un article intitulé : “La futurologie a-t-elle un avenir ?” J’ai mis un point d’interrogation parce que je suis toujours très gentil… J’ai été surpris de voir là quelqu’un comme Bloch Lainé, qui me paraissait avoir plus de consistance que Berger – mais il n’était pas aussi fort que lui pour se pousser dans la vie. Gaston Berger était un as en la matière, pas du tout dans les nuées à ce moment-là. Pour le reste… croyait-il à ce qu’il disait en philosophie ? Je n’en sais rien. Je me souviens d’avoir eu des conversations avec lui, sur Hegel, notamment. J’ai lu sérieusement à peu près toute l’œuvre traduite des quatre grands de la philosophie allemande de cette époque-là : Fichte, Schelling, Hegel et Schopenhauer. Ils sont classés : Fichte, c’est le moi, Schelling, c’est le non-moi, Hegel, c’est la combinaison du moi et du non-moi et Schopenhauer renverse le tout. Je comprends bien Schopenhauer, il est vraiment clair. Je ne suis pas de son avis sur beaucoup de points, mais il est clair, un peu comme Kant. Par contre, il faut se familiariser avec son jargon. Par contre, je ne comprenais pas Schelling et Hegel, et j’avais l’impression que Schelling, qui est pétri de romantisme, de magnétisme, avait une sensibilité peut-être intéressante. Quant à Hegel… J’ai souvent demandé à Gaston Berger de m’expliquer : « Écoutez, je ne me considère pas comme inapte à comprendre des choses difficiles, je me débrouille généralement bien, mais je ne comprends pas Hegel. Est-ce que vous pourriez m’expliquer cette page ? » Je le mettais au pied du mur, il ne me l’expliquait pas. C’était le type de conversation avec un tricheur que l’on accule. Dans ces pages que je ne comprenais pas et qu’on ne pouvait pas m’expliquer, j’avais l’impression qu’il y avait une certaine poésie, quelque chose qui ne manquait pas d’intérêt, mais aucune vérité, rien de nouveau.

Dans ma série, La Science en marche, je devais faire une émission sur la prospective avec Gaston Berger et Bloch Lainé. Je les avais obligés à me faire un scénario bien fait, avec plan, etc. quelque chose de très différent de ce que ferait un écrivain – il y a longtemps que je me suis rendu compte qu’un écrivain n’écrit pas avec un développement en trois parties, introduction et conclusion, il commence tout de suite – mais pour ma série, c’est exactement comme ça qu’il faut faire, ce ne sont pas des entretiens journalistiques. Lui et Bloch Lainé se sont très bien soumis à mes conditions. Huit ou quinze jours avant l’enregistrement, j’apprends par la radio que Gaston Berger était mort dans un accident d’auto. J’ai un peu l’impression qu’il a eu une imprudence suicidaire. Il était malheureux entre sa femme et son fils. Son fils, qui est devenu un grand danseur et qui a été révolté contre son père qui aurait voulu qu’il fasse autre chose. Finalement, comme danseur, il est devenu plus célèbre que son père. Sa femme a été très malheureuse de venir à Paris, elle passait son temps à lui faire des reproches, disant qu’elle n’était bien qu’à Marseille. Elle n’avait aucune envie de remplir le rôle de femme d’académicien et ça la rendait malheureuse. Tout cela l’avait rendu très nerveux. Il est mort ayant tout de même atteint tous ses objectifs – il aurait pu être ministre…

J.M. : Justement, ayant atteint tous ses objectifs, il n’en avait plus : il est fréquent que les gens se mettent à mourir à ce moment-là.

F.L.L. : Exactement. J’ai peur de ne pas finir, même centenaire !

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un grand danseur

Le fils de Gaston Berger (1896-1960), qui est devenu un grand danseur, est Maurice Béjart (1927-2007).

79. Collectionner des regards

A PROPOS DES LIVRES QUE JE N’AI PAS ECRITS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

À signaler qu’il y a des livres que je n’ai pas écrits mais que j’aurais très bien pu écrire, ils sont, comme on dit, écrits dans ma tête. Pour un perfectionniste, ce n’est pas écrit, mais tout le brouillon est dans ma tête.

Il y a ceux que je n’ai pas écrits mais que je n’aurais jamais écrits, ceux que j’ai rêvés. Ils sont encore plus beaux, bien entendu. Il y en a un, par exemple, que j’aurais aimé faire : sur les regards. Le regard a toujours été pour moi une chose extrêmement importante. Par exemple, je connais très très bien vos regards, ils sont très différents les uns des autres. J’ai passé ma vie à collectionner des regards, en quelque sorte ; je suis collectionneur de regards comme de nombres remarquables. Il y a des regards de gens qui m’intéressent peu mais qui m’impressionnent, qui m’intriguent.

Par exemple, des gens intelligents qui ont un regard stupide – qui donne cette impression – et puis, des regards très particuliers, comme, par exemple, celui d’Henri Cartan. Il est intelligent, bien entendu, mais son regard est incroyablement malicieux, une malice qui dépasse certainement celle dont il est capable. Je crois que c’est un phénomène inexplicable.

Et les regards pétillants ? Comment les expliquer physiquement ? Qu’est-ce qui change dans un regard pétillant ? Est-ce que ce sont des différences de densité dans l’œil ? C’est la lumière qui se réfléchit différemment… ça m’a toujours intrigué. Le plus beau regard pétillant que j’ai vu était celui d’une vieille paysanne, à Saint-Sébastien dans un hôtel modeste au bord de la mer. Je ne pouvais pas me détacher de cette femme, c’est le record de pétillement que j’ai jamais vu.

J.M. : Il y a eu des expériences de psycho-physiologie sur la signification attribuée à l’œil : on a pris des photographies de visages, de femmes essentiellement, très belles, et on a truqué les yeux en faisant des pupilles plus ou moins ouvertes. Ensuite, on a demandé à des gens ce qu’ils en pensaient, de faire des commentaires. On s’aperçoit que le seul changement de la taille de la pupille provoque des réactions extrêmement différentes. Le même visage, avec la même expression, la même couleur d’yeux, change complètement si on modifie la taille de la pupille.

F.L.L. : Oui. Le regard est quelque chose de privilégié par rapport à tous les renseignements qu’on peut avoir sur l’examen des mains, du visage.