120. Méthode de recherche et de découverte

Bande XIV. Face 1. XIV. 1

F.L.L. Vers 1930, j’avais commencé à reproduire des textes écrits par des scientifiques et décrivant les méthodes par lesquelles ils étaient parvenus à leurs découvertes. Textes rares : en effet, les scientifiques, comme les artistes, s’expliquent peu. Après avoir réuni ces textes, je m’étais efforcé de les réécrire de manière plus intelligente que l’auteur, du moins en vue de ce que je voulais faire. Vers 1936, l’idée d’axiomatiser et de formaliser les méthodes de recherche commençait à prendre forme.

J’avais une cinquantaine de méthodes, chacune étant décrite comme un ensemble de notions mises bout à bout. Mon idée était de faire un thesaurus de méthodes de recherche telles qu’elles étaient écrites par les chercheurs eux-mêmes ou par les philosophes ; mettre chacune sous forme d’un graphe, les étudier, puis faire une liste des notions qui interviennent, des opérations par lesquelles on enchaîne ces notions, voir enfin s’il n’était pas possible de trouver des règles permettant de réunir, ou d’intersecter, ou d’ordonner des méthodes de recherche. Si cette idée est valable, il faudra que d’autres la réalisent. Je crois que cette méthodologie, sans donner lieu à de grandes découvertes – qui sont toujours le fruit d’illuminations –, augmenterait énormément l’efficacité de la recherche ; en effet, la plupart des découvertes sont faites non pas par des génies mais par des gens intelligents qui ont bien travaillé. Cet instrument pourrait rendre les services de raisonnement – au sens mineur du mot – que rendent les ordinateurs.

J.M.L.L. Donc d’aller plus rapidement au point essentiel où il s’agira justement de briser la méthode en question.

F.L.L. Je voudrais m’expliquer sur un certain nombre de points sur lesquels on me crédite de mérites ou de particularités que je n’ai pas ou que j’ai autrement. Ainsi on m’accorde une grande compétence et une grande érudition dans le domaine du roman populaire – ce qui est exact – d’autre part une grande admiration pour ce même roman populaire – ce qui est faux. Il y a quelques romans dits populaires que j’admire beaucoup – Féval et Gaston Leroux. Mais il y en a une quantité qui font l’objet d’un culte chez un très grand nombre de gens qui me considèrent comme un des leurs, puisque je connais la question probablement aussi bien qu’eux. Mais je ne suis pas du tout d’accord avec eux. Par exemple, Fantômas, que je trouve horriblement mal écrit, bien qu’il ait d’excellentes qualités d’invention. Paul Féval et Gaston Leroux me semblent les seuls vrais « littéraires ». Je rejoins ici l’idée que j’ai déjà développée : je me sens très différent des gens aux côtés de qui je combats. Je ne sais pas s’il s’agit d’un effet du disparate ou de ma structure personnelle.

121. Les échecs

XIV. 1

LES ÉCHECS (titre dans le tapuscrit)

F.L.L. : J’ai commencé à jouer aux échecs aux environs de ma cinquième année, j’avais pour oncle (par alliance : il était marié a une sœur de ma mère) un Russe vivant en permanence en France, du nom de Naoumov. Il était caissier (un caissier assez important) d’une succursale (importante elle aussi) d’une banque parisienne plus ou moins liée à la Russie. Il était croyant orthodoxe (pas fanatiquement) et franc-maçon ; ses options politiques devaient le situer entre Lecanuet et Mitterand… Je me souviens l’avoir entendu parler chez nous de Trotski (qu’il avait connu) et de Lénine – l’un des deux aurait vendu des casquettes. Il en parlait sans aucune animosité, mais les tenait pour des rêveurs, des utopiques. Il m’avait appris à jouer aux échecs, j’y jouais un peu mais ça ne m’intéressait pas. Ce qui m’intéressait avant tout, c’est que je pouvais y jouer pendant les cours, au collège de Melun ; surtout pendant les cours de dessin, où régnait un chahut épouvantable ; mais pas pendant les cours de maths. Le professeur de maths (il s’appelait Buglot) me détestait et m’admirait, il me donnait toujours en exemple en regrettant que je fusse ce que j’étais.

Après la guerre, je suis allé faire mes études à l’université de Strasbourg, où j’avais un autre oncle, qui est devenu un second père pour moi. J’ai appris qu’il y avait un cercle d’échecs, j’y suis allé, j’ai regardé. Comme Strasbourg venait d’être hérité de l’Allemagne, on y jouait mieux aux échecs que dans les autres provinces françaises – aujourd’hui encore, d’ailleurs. Le Cercle se trouvait Place Broglie, alternativement dans l’un des deux cafés. Un jour je propose une partie à un joueur qui me bat sans aucune difficulté ; j’ai recommencé ainsi plusieurs fois, puis – ayant compris comment ça se passait – j’ai demandé à m’inscrire pour les tournois, dans la catégorie la plus faible, la cinquième. À mon premier tournoi, je n’ai rien fait d’intéressant. Par contre je suis sorti premier du suivant. Immédiatement j’ai sauté les autres catégories, pour me retrouver, deux ou trois mois plus tard, dans la première catégorie, catégorie dans laquelle j’occupais régulièrement les premières places.

J.M.L.L. : Était-ce le résultat d’une pratique intensive, ou bien d’une étude théorique approfondie ?

F.L.L. : Je n’étudiais pratiquement pas ; je réfléchissais beaucoup plus. Je voyais bien que mes adversaires réfléchissaient, et savoir qu’il y a une solution au problème qu’on cherche à résoudre, c’est déjà l’avoir résolu à moitié. Je les ai imités comme un singe.

J.M.L.L. : À quelle fréquence jouiez-vous ?

F.L.L. : Je jouais à peu près tous les jours, parfois même toute la journée. J’ai fait alors la connaissance du champion, un brave homme du nom de Goetz, et nous sommes devenus amis. C’était un homme très cultivé – d’une culture parfaitement classique ; il s’est pris d’amitié pour moi, je ne sais plus pour quelles raisons, et il m’a fait cadeau d’un livre qu’il avait écrit : Cours d’échecs, livre très remarquable. Il a constaté que j’étais émerveillé par les parties qu’il me montrait. La première qu’il m’a expliquée était une partie entre Janovski et Ch… Janowski était un joueur de la fin du XIXe siècle qui est mort dans la misère en 1926, et qui avait tout de même fait un match (dans lequel il n’avait pas perdu toutes les parties) contre Lasker. Ch… était un joueur beaucoup moins fort que Janowski, mais c’était tout de même un maître ; il était le chef des sténographes du Reichstag. Goetz m’a ensuite expliqué une partie Janowski-Marshall qui me fit une très grande impression parce qu’elle me montrait que la personnalité s’exprime vraiment dans une partie bien jouée. Goetz m’a donc appris que les échecs pouvaient être une source de plaisir.

À cette époque-là, dans le cercle, les gens ne désiraient que jouer, pas regarder les parties. C’est Goetz aussi qui m’a montré que le problème – même s’il tire son origine de parties – était tout autre chose qu’une partie. C’est alors que j’ai compris que je ferais des échecs probablement toute ma vie. Dès ce moment, m’intéressait plus de regarder des parties jouées par d’autres que de jouer moi-même. Ensuite je me suis trouvé une autre vocation : faire avancer la théorie, découvrir de nouveaux principes de jeu. Dans l’histoire des échecs, il y a eu peu de grands principes ; il y a eu Greco au XVIIe siècle, puis Philidor, puis Steinitz, qui est un peu le Marx ou le Newton des échecs. À l’époque dont je vous parle, il y avait Tarrasch, mais c’était avant tout un professeur, presque un mandarin. Je pensais qu’il fallait faire des échecs une science et faire progresser cette science. Aujourd’hui encore je considère qu’on s’y prend mal. La recherche de nouveaux principes m’a occupé immédiatement, en même temps que je regardais des parties, soit dans La stratégie, soit dans le British Chess Magazine, soit dans des livres. Je n’avais pas d’argent pour acheter tous ces livres et toutes ces revues ; je me suis mis alors à copier à la Nationale, ou dans les cafés qui recevaient La stratégie, une quantité effrayante de parties, probablement plus de 10 000.

Il m’en est resté le fait que je connaissais – à une époque – si bien ces parties que lorsque j’ai eu à écrire mes Prix de beauté, le travail était déjà fait ; j’avais seulement acquis une maturité d’esprit qui me permettait de faire la critique. Mon premier plaisir a donc été de regarder et d’analyser les parties des autres et les problèmes ; mon second, de faire progresser les sciences échiquéennes. Je crois en avoir fait faire, mais pour la plupart, je ne les ai pas publiés. J’ai fait un Traité des milieux de parties, une table des matières d’environ 150 pages. Il y a d’abord une très bonne table des matières de ce qu’on connaît, l’œuvre d’un professeur mettant dans un traité ce que les autres ont trouvé. Mais je crois que j’ai plus que doublé la quantité de notions nouvelles que je propose. Surtout je me suis rendu compte – ce qui n’est dit dans aucun traité – que, lorsqu’on a une très grande quantité de règles, on arrive au cours d’une partie dans une position donnée où il faut jouer tel coup pour appliquer telle règle ; mais ce coup viole une autre règle – ou bien : telle position est un avantage, mais d’un autre point de vue elle est un désavantage. Nulle part on ne donne de règle pour départager les critères, et je ne fais que cela dans mon livre. J’ai donné des critères de départage des évaluations de positions, amenant à proscrire ou à recommander certains coups, et je me suis rendu compte, après, qu’il fallait que je donne des critères pour les critères de départage. J’ai suivi à peu près cinq niveaux, ce qui n’a jamais été fait. L’idée même de faire cela, je crois l’avoir héritée de ma propension au disparate, à moins que celle-ci ne soit liée à ma nature. J’ai abordé les échecs sous tous leurs angles, ce que ne font même pas las amateurs d’échecs ; ils jouent, mais ne font pas de composition ; ils cherchent des solutions de composition mais ils ne cherchent pas ce qu’il y a de beau dans les problèmes ; ils ne s’intéressent pas à l’histoire des échecs.

Personnellement, j’ai tout mélangé, ce qui m’a permis de faire mon Dictionnaire qui a longtemps été le seul et qui est encore un des meilleurs. Mes Prix de beauté ont été le livre de chevet d’énormément de gens. J’ai reçu une lettre d’un homme qui m’écrivait l’avoir acheté il y a trente ans et dont le fils, précisait-il, avait rejoué toutes les parties, sans prétendre les comprendre.

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entre Lecanuet et Mitterand

Jean Lecanuet était un politicien « centriste de droite » et Mitterrand un socialiste pas trop à gauche. Pour rendre la fourchette compréhensible. MA

Ch…

Ch… est-il dans la bande ou apparaît-il dans le tapuscrit parce que le singe qui l’a dactylographié n’a pas compris son nom? Nous n’en savons rien! MA

un autre oncle

FLL a mentionné un oncle pharmacien rue Dauphine (chapitre 1), un oncle rue Saint-Georges (chapitre 21), qui est peut-être le même que l’oncle Naoumov qui apparaît au début de ce chapitre, deux ou trois oncles parisiens, donc. Ici apparaît un oncle à Strasbourg. MA

cercle d’échecs

On trouve un article assez intéressant, avec des photos, du Maître International Daniel Roos sur le cercle d’échecs de Strasbourg (y compris à l’époque dont parle FLL) sous ce lien. MA

122. Les échecs (de la beauté)

Je me suis fait connaître grâce à ma rencontre avec Gaston Legrain, l’excellent chroniqueur d’échec de l’Action Française ; les joueurs d’échecs sont trop mordus pour tenir compte de leurs convictions politiques ou autres. Gaston Legrain était monarchiste convaincu et antisémite, mais comme il y a nombre de juifs joueurs d’échecs, il publiait – et avec éloges – les parties de tous les grands juifs : Janowski, Rubinstein, Kimsovitch, Bernstein, etc. Il m’appréciait beaucoup. Il publiait une revue qui s’appelait Les cahiers de l’échiquier français et m’avait même demandé d’y faire quelques articles.

Sentant venir l’âge de la retraite, il m’a parlé de sa succession et je lui ai proposé de lui racheter les Cahiers, ce qui m’était possible puisque c’était au moment des Forges d’Acquigny. Déjà, à cette époque, une grande partie des articles publiés étaient de moi mais signés de différents noms : Florens, Rex… C’est alors que j’ai reçu une lettre d’un abonné, dont je n’avais pas encore remarqué le nom : Raymond Roussel.

J’ai commencé à faire des livres et mon premier livre d’échecs a été L’Ouverture française, assez caractéristique de ma manière de prendre les choses. Il y a aujourd’hui une quantité décourageante de livres sur les ouvertures. Dans la première partie, je donnais un certain nombre de principes, et, déjà, des principes de départage quand les principes se heurtaient les uns aux autres. Dans la seconde partie, je cédais à mon goût de l’érudition et me livrais à une compilation exhaustive mais pondérée de toutes les variantes à l’ouverture e4-e6 de toutes les parties qui s’étaient jouées depuis le XVIIe siècle et dont j’avais retrouvé la trace à la Nationale. Ce livre a eu beaucoup de succès mais les gens y ont vu surtout la partie analytique qui a même stupéfié Eugène Soskoborovski, russe blanc qui vivait des échecs à Paris – russe blanc qui aimait cependant trop la Russie pour être antisoviétique. Dans un article élogieux qu’il me consacrait, il disait en gros : j’ai rencontré Le Lionnais, je croyais qu’il avait au moins 80 ans, il n’en a que 33. Tout ce que j’écrivais suscitait ce genre de réactions : on me croyait plus âgé, simplement parce que je vais vite. Dans les pages de publicité qui étaient intégrées au livre, j’annonçais une trentaine d’autres livres sur d’autres débuts, livres que je n’ai pas écrits mais dont je possède encore les notes.

Juste avant la guerre, j’ai publié Les Prix de beauté aux échecs, qui ont eu un succès encore plus grand et plus mérité que L’Ouverture. Ça m’a mis en relation avec des gens que j’admirais beaucoup et dont je me suis rendu compte qu’ils admiraient ce que je faisais au moins autant. En particulier Dawson, qui était un ingénieur chimiste, mathématicien et père des échecs féeriques, qui avait à mon avis un certain génie. Il a écrit alors des choses tout à fait élogieuses sur mes Prix de beauté. Ce n’est pas tant l’éloge qui m’intéresse que le fait qu’il ait vu où était l’intérêt du livre. Trente-cinq ans après sa parution, ce livre reste encore tout à fait valable. Je ne lui ai apporté que peu de modifications, mais j’aimerais faire un livre qui s’intitulerait La nouvelle beauté aux échecs, dans lequel je dirais qu’au fond les plus belles parties ne sont pas celles qui ont obtenu des prix de beauté, de même que les plus grands découvreurs ne font pas forcément partie de l’Académie des Sciences. Dans ces Prix de beauté, il y avait très peu de notes analytiques, psychologiques, générales ; mais la première partie était une étude de la beauté aux échecs qui correspondait au fond à ce que j’ai fait dans tous les domaines. Je proposais une esthétique échiquéenne pour la partie, dans laquelle je donnais sept règles : un règle de correction, une règle de brio, une règle de difficulté, une règle de vivacité, etc. Je donnais en outre quelques considérations sur le jeu d’échecs et les conceptions de la vie et de l’économie : je disais : on cherche toujours à déterminer quel est le plus fort, mais pourquoi ne pas classer plutôt les parties de la plus belle à la moins belle, ou de la plus intéressante à la moins intéressante ? Le plus fort est quelquefois celui qui est le plus vachard, ce n’est pas nécessairement celui qui joue les plus belles parties. Celui qui joue les plus belles parties est souvent trop pris par la beauté pour sortir premier.

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l’ouverture e4-e6

FLL utilise ici la notation condensée, dans laquelle « e4-e6 » signifie que les blancs jouent e2-e4, à quoi les noirs répondent par e7-e6. Merci à Gilles Esposito-Farese pour cette précision. MA

123. Les échecs (le paradoxe de Condorcet)

J.M.L.L : Sans compter tous les paradoxes des classements.

F.L.L. : Oui, mais dans un tournois ça ne se produit pas.

J.M.L.L : Parce qu’on s’arrange pour ne jamais rencontrer cet obstacle.

F.L.L : Effectivement. Vous avez raison de signaler le paradoxe de Condorcet, qui a valu le prix Nobel à Arrow, un économiste qui a basé toute sa théorie sur l’effet Condorcet. Je crois, à ce propos, qu’il y a des effets Condorcet dans notre psychologie, ce qui peut jouer un rôle assez important aux échecs.

J’ai connu tous les grands joueurs après que j’ai commencé à publier mes travaux d’échecs. J’ai toujours eu une grande admiration pour Lasker, j’ai eu des rapports très étroits avec Alékhine, Euwe est un ami, et puis tous les champions soviétiques.

J.M.L.L. : Fischer ?

F.L.L. Je n’ai jamais pu. Je ne le regrette d’ailleurs pas, car que voudrait-il ? Il me demanderait probablement de jouer une partie, qu’il gagnerait bien sûr. Accepterait-il une discussion sur les principes du jeu ? Certainement pas. Il voit les choses en ordinateur. Je ne l’admire pas tellement ; il va plus loin dans l’art de la position que les autres, il connaît les principes qui sont écrits partout, je ne suis pas sûr qu’il connaisse bien ceux qui sont dans le livre que je n’ai pas écrit. Comment se fait-il alors qu’il joue si bien ? Il pousse l’ordinateur plus loin. Par contre j’ai connu quelqu’un comme Bronstein, qui était un homme très brillant.

Le premier que j’ai rencontré est Lasker. J’ai été très content de le battre dans une simultanée. Je ne savais pas à ce moment-là qu’il était mathématicien, c’est à travers Bourbaki – qui n’existait pas à l’époque – que j’ai connu l’existence des idéaux laskeriens. C’est lui qui a battu le record de durée du championnat du monde, ce qui n’est pas une chose que j’admire, mais tout de même 1894-1921… Comme beaucoup de champions du monde, Lasker n’était pas très estimable sur le plan moral ; en effet il semble que dans la partie, il faille détester son adversaire pour le battre. C’est un peu ce qui a fait perdre Spassky, qui ne parvenait pas à détester Fischer. Lasker appréciait beaucoup mes livres, il m’a dédié les siens, mais ce qu’il a écrit n’a strictement aucun intérêt ; c’est a peu près l’équivalent d’un traité de physique de Leprince-Ringuet… Lasker a commencé par faire une thèse de doctorat de philosophie et, comme à cette époque tout le monde était schopenhauerien et que le monde était représentation de la volonté, il a voulu étudier l’importance de la volonté dans la détermination du résultat des combats. La chose n’était pas facile à faire pour les guerres, car il arrive que ce ne soit ni le plus volontaire ni le plus intelligent qui gagne mais celui qui a le plus de bataillons, il a donc cherché une réalité où il y eût égalité absolue, il a étudié les échecs, et très peu de temps après il devenait champion du monde. Il a ensuite passé une thèse de doctorat de mathématiques ; à cette époque, la notion d’idéal n’était pas très répandue. Il a donc montré des capacités en philosophie – passage de la philosophie aux échecs – en mathématiques également ; dans d’autres domaines : il jouait très bien au go (il ne faut pas le confondre avec Edouard Lasker, grand maître du go, qui était un de ses petits-cousins éloignés). Emmanuel Lasker n’était pas très fair-play. À cette époque, il n’y avait pas d’organisation des championnats du monde et le champion en titre choisissait ses adversaires. Il était difficile d’écarter indéfiniment celui auquel pensait le monde entier, mais le champion en titre pouvait poser des conditions , faire traîner, choisir des moments, des climats, etc.

C’est ainsi que Lasker a toujours évité de rencontrer Tarrasch, il n’a accepté qu’en 1908 à une époque où ce dernier ne tenait plus la très grande forme. Il a fait ensuite un match avec Schlechter, et là encore on devine la ruse psychologique ; Schlechter était l’homme le plus charmant du monde : il était gemütlich et jouait gemütlich. Il ne voulait pas faire de peine à ses adversaires et donnait facilement la nulle. On jouait avec lui, on lui proposait la nulle, il acceptait, ce qui n’aide pas à devenir champion du monde. En 1910, Lasker a donc accepté un match avec lui. On savait que Schlechter pouvait annuler toutes ses parties, qu’il était impossible de lui en gagner une s’il avait décidé de ne pas la perdre. La première partie a été nulle, la seconde aussi, la troisième encore nulle et la quatrième gagnée par Schlechter. À ce moment-là, on s’est dit : il est champion du monde, il n’a qu’à faire attention à faire toujours nul. Mais il a changé complètement son style ; il avait un style calme, il se défendait avant même qu’on l’attaque, un style harmonieux, tout était équilibré dans son jeu, un style sans drame, plein de finesse. Il s’est mis à jouer des parties casse-cou, alors que Lasker était justement l’homme des parties casse-cou. Lasker n’avait jamais peur du danger ; il avait un certain mépris pour la théorie, il jouait avec son tempérament et son intelligence. De même qu’on savait que Schlechter pouvait imposer la partie nulle, de même on savait que Lasker pouvait jouer avec négligence, faire des gaffes, et finir néanmoins par gagner, parce qu’il posait des problèmes à ce point torturants et terribles à son adversaire que celui-ci devait tomber dedans. Le jeu casse-cou que lui offre Schlechter à ce moment lui convient donc parfaitement. La cinquième partie a été nulle, la sixième aussi, la septième, la huitième et la neuvième encore nulles, et la dixième a été gagnée par Lasker. Comme c’était un match en dix parties, il s’est achevé sur un résultat nul. On a vraiment l’impression que Schlechter a fait un cadeau à Lasker. Ce dernier a fait de très beaux matchs avec Janowski, avec Marshall, qui – ni l’un ni l’autre – ne valaient Tarrasch. Il a toujours réussi à écarter Marokzi, qui était du genre de Schlechter : pas aussi gentil mais très annulant. Il n’a jamais fait de match avec Rubinstein, qui, après 1909, était l’homme qu’il aurait dû rencontrer. Quand il a cessé, en 1921, d’être champion du monde, il a accusé la chaleur : le match se jouait à La Havane, Lasker avait plus de 60 ans. Capablanca avait alors à peine une trentaine d’années. C’était lui aussi une espèce d’ordinateur, très nonchalant, méprisant comme Lasker la théorie, plus même. En 1925, un grand tournoi a lieu à Moscou ; l’Union Soviétique commençait à s’intéresser aux échecs, mais les meilleurs joueurs étaient des russes blancs : Alékhine, Bogolioubov. À ce tournoi, sont invités Lasker, Capablanca et Bogolioubov. Lasker a battu Capablanca.

Il a encore joué dans un tournoi, à Zurich, en 1932, dont il est deuxième ou troisième. C’était un homme d’une très grande culture : outre la philo et les mathématiques, il connaissait la littérature française et européenne en général ; il s’était mis à jouer au bridge et on dit qu’il aurait pu devenir champion du monde s’il l’avait voulu. Il a connu Einstein, qui l’admirait et qui a accepté d’écrire la préface d’un livre consacré, quelques années après sa mort, à Lasker. Une de mes passions a été le problème d’échecs, qui se prolongeait par l’étude artistique. Je me suis intéressé aussi aux échecs féeriques, bien mal nommées, qui sont à la composition ordinaire ce que Bourbaki est aux anciennes mathématiques.

FIN DE LA BANDE XIV

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le paradoxe de Condorcet, qui a valu le prix Nobel à Arrow

Le paradoxe de Concordet, énoncé dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (1785), ressuscité par Duncan Black “On the Rationale of Group Decision-Making”, Journal of Political Economy 56(1), 1948 porte sur la transitivité problématique des préférences individuelles et leur agrégation.

Supposons trois objets (un nain de jardin, une Rolex, un régime de bananes), supposons trois individus (Nicolas, Brice et Eric).

Nicolas préfère la Rolex, ne dirait pas non à un régime de bananes, et déteste les nains de jardin. (A>B>C)

Eric donnerait tout pour un régime de bananes, a un faible pour les nains de jardin, et peu d’estime pour les Rolex (il a déjà une Audemard-Piguier) (B>C>A)

Brice adore les nains de jardin, a un petit faible pour les rolex, mais se contenterait d’un régime de bananes;  (C>A>B).

Comment départager rationellement les préférences sans faire appel à un dictateur?

Le travail de Kenneth Arrow (en effet Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 1972) à quoi fait ici allusion FLL est connu sous le nom de Théorème d’impossibilité d’Arrow. Exposé en 1951 dans sa thèse Social Choice and Individual Values. L’importance de ce travail tient à la rigueur de la formalisation proposée par Arrow, et sa contribution à la mathématisation des sciences sociales: la méthode axiomatique et la topologie, déjà déployées par von Neumann et Morgenstern (Theory of Games and Economic Behavior, 1944)  remplacent le calcul différentiel dans l’arsenal des économistes.

Les contributions d’Arrow ne se limitent pas à ce résultat, cf. les 6 volumes de ses Collected Papers [Harvard University Press, 1983-85] et en particulier, en collaboration avec Gérard Debreu, la résolution du problème de Walras, “Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy” Econometrica 22(3) 1954. AFG

idéal

En mathématique, l’idéal est dans un anneau. Apparemment, il existe bien une notion d’anneau laskerien (plutôt que d’idéal), mais je l’ignorais avant de lire ce texte, je n’en dirai donc pas plus… si ce n’est que l’on peut être “fortement laskerien”. MA

124. Grisements progressistes du plaisir

BANDE XV – face 1.

F.L.L.: Je voudrais revenir sur la question que vous m’avez posée et à laquelle je n’ai que partiellement et mal répondu, de savoir si, en prônant un développement du disparate, je n’étais pas en train de scier la branche sur laquelle je me trouve. C’est une question dont je n’avais pas encore pris conscience clairement et qui est capitale.

Je crois que je ne peux y répondre qu’en élargissant le problème. En effet, votre question vaudrait pour tous les atouts que je possède, les atouts innés, les atouts acquis, les privilèges injustes et les autres. Supposons qu’on découvre que j’ai une intelligence exceptionnelle; vous pourriez me demander si j’ai intérêt à développer l’intelligence de tout le monde et si je ne crains pas de me susciter des rivaux. Mes réponses seraient positives. De même pour un certain disparate que je crois être un atout sérieux. Je pense que, si tout le monde développait ses avantages au maximum, l’humanité ne serait pas nécessairement composée de gens identiques ; ce seraient alors les différences innées qui apparaîtraient. Il y aurait donc des inégalités, mais ce seraient les inégalités naturelles. Les choses iraient-elles plus mal ? Je souhaite que non. J’ai l’espoir que, si chacun cultivait le même disparate que moi, nous serions tous amenés à nous entendre. Je fais le pari que la solidarité entre les hommes leur donne des avantages, par rapport à la lutte sauvage actuelle.

De toute façon, quand je serais mort, tout le monde ne sera pas devenu disparate… Le fond de la question est qu’en ce domaine comme en toutes choses je ne crois ni au progrès ni à la régression, je crois que nous sommes dans une aventure. Je ne crois pas que l’univers physique ait un sens, je ne crois pas non plus que l’univers humain ait un sens.

C’est Sancho Pança a qui vous répond ici, alors que Don Quichotte en moi souhaite que ce soit une bonne chose. Je lutte sans savoir du tout si la lutte à laquelle je désire participer a des chances de réussir.

J.M.L.L.: Vous dites que vous ne croyez ni au progrès ni à la régression ; mais si vous luttez, c’est tout de même que vous pensez qu’il y a du mieux à attendre.

F.L.L.: Je lutte par ce que j’en ai envie ; je ne suis mû que par des désirs et des plaisirs. J’ai envie de faire qu’il y ait du progrès – au sens moral du mot, puisque le progrès technique vient de toute manière.

J.B.G.: Il peut donc y avoir d’autres gens dont le désir et le plaisir seraient d’aller dans l’autre sens, de revenir en arrière.

F.L.L.: Bien sûr. Mais je ne vois pas tellement de progrès moral ; le progrès moral serait une bonne organisation dans laquelle on ne laisserait pas de mauvais instincts – si on peut les appeler ainsi – se réaliser. La force fondamentale qui agit en moi, c’est le plaisir.  Par exemple, c’est par plaisir que je suis athée ; j’ai une vocation d’athéisme, mais en fait je sais très bien qu’on ne me démontrera jamais ni que Dieu existe, ni qu’il n’existe pas.

J.B.G.: Beaucoup de gens qui parlent de progrès scientifique ou technique donnent à ce progrès une valeur morale. Il faudrait donc éclaircir cette articulation du progrès matériel et de ce qui serait un progrès moral – ou de ce qui n’en est pas un et serait plutôt une aventure,

F.L.L. J’y réfléchirai. En gros, je crois que les gens qui m’ont beaucoup fréquenté estiment que je suis très moral, ce en quoi ils se trompent complètement. Je n’ai pas de principes. Pourtant des gens seraient prêts à dire que je suis un saint, certains m’ont taxé d’héroïsme.

J.M.L.L.: Si vous fondez votre démarche sur un principe de plaisir, sur quoi pouvez-vous vous fonder pour vous opposer à ceux qui, partant également d’un principe de plaisir, iraient à l’encontre de votre démarche ?

J.B.G.: Sur son plaisir…

F.L.L.: Exactement !

J.M.L.L.: A ce moment-là, ce serait une démarche purement subjective qui risque de ne pas avoir beaucoup de prégnance et de force. On rejoint le problème de vos alliances avec des gens qui recherchent les mêmes buts que vous mais pour d’autres raisons.

F.L.L.: Oui. Il y a un malentendu que je ne tiens même pas à dissiper, si le dissiper s’avère ne pas aider aux “causes” que je défends. J’ai très bien senti cela au cours de la Résistance.

J.B.G.: Pour revenir à cette notion capitale de progrès, vous êtes tout de même un chantre du progrès scientifique, fût-ce par plaisir. Or c’est bien de progrès moral qu’on parle en fait quand on parle de progrès scientifique.

F.L.L.: Personnellement, je sépare la recherche fondamentale quand elle n’aboutit pas à des applications possibles, de la recherche qui peut déboucher sur des applications, et de celle qui débouche effectivement sur la technique. Ainsi, la plus grande partie du progrès mathématique – c’est-à-dire des connaissances nouvelles en mathématiques– n’a jamais débouché et ne débouchera probablement jamais sur des applications pratiques. Sur ce sujet, je voulais écrire un article qui se serait intitulé: Du théorème de Fermat à la guérison du cancer. Le problème posé est celui du contexte social de la recherche scientifique et de la recherche d’application.

J.M.L.L.: Si je comprends bien, le seul progrès digne de ce nom serait celui de la recherche inapplicable, le seul qui soit sans ambiguïté. Mais il est d’un type particulier dans la mesure où il est simplement cumulatif, quantitatif ; c’est un progrès sans sanction. A la limite, pourquoi est-ce un progrès ? On pourrait dire la même chose de la religion : certaines époques ont vu de très grands progrès de la théologie, qui ont débouché sur une absence totale, non pas de vérité, mais de pertinence,

J.B.G.: Par exemple, peut-on parler de progrès en art ?

F.L.L.: Non.

J.B.G.: Dans ce cas, Jean-Marc a raison de dire que, si on prend cette recherche scientifique indépendamment de ses implications, on tombe forcément sur un domaine qui est soit celui de l’esthétique, soit celui de la pensée pure ou de la spéculation, où il ne pourrait y avoir de critères que parfaitement internes. Evidemment ces critères ne se produisent pas ou sont fallacieux.

F.L.L.: J’emploie le mot progrès parce que c’est celui que tout le monde emploie, mais je l’emploie avec des restrictions. Vous savez déjà que je préfère adopter le mot de tout le monde. Je suis prêt à créer un autre mot.

L’exemple que l’on donne toujours est celui de l’étude des propriétés de l’ellipse par Apollonius de Perge. Son traité est un de mes émerveillements depuis plus de cinquante ans. C’est étonnant, le nombre de théorèmes qu’il a trouvés sur l’ellipse ; ils n’ont servi à rien jusqu’à Kepler, c’est-à-dire jusqu’à leur introduction dans l’astronomie. Ils sont ensuite entrés dans l’application : application ballistique – dans l’artillerie –, applications à la navigation – ce qui a permis d’éviter les naufrages…

J.B.G.: … et d’exterminer les Indiens.

F.L.L.: Exactement. Mais pendant deux mille ans cette découverte est restée totalement improductive.

Entre les différents progrès de la science – qui sont en effet purement quantitatifs – il y en a qui me plaisent mieux que d’autres.

125. Go & Echecs

BANDE XV. Face 2.

GO ET ECHECS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

F.L.L. Je voudrais revenir sur ce que Jean-Baptiste appelle le caractère élémentaire et fondamental du go. Je crois qu’il en est comme pour les particules : particules élémentaires – mais il y en a peut-être de plus élémentaires qu’elles. Je crois en effet que le go se situe parmi les jeux à règles élémentaires et fondamentales. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit aussi élémentaire qu’il le pourrait. Pourquoi se joue-t-il sur un quadrillage ? Le jeu d’échecs n’a pas besoin de carrés, il lui suffirait de points. Pourquoi le go ne se jouerait-il pas sur un pavage du plan avec des triangles équilatéraux? Il n’y aurait que trois côtés au lieu de quatre.

J.M.L.L. Dans ce cas, chaque intersection serait entourée de six sommets au lieu de quatre.

J.B.G. Disons qu’il y a une rationalité minimale, une rationalité qui est – et c’est bizarre pour un jeu oriental – une rationalité cartésienne, de pavage avec les carrés.

F.L.L. Je crois néanmoins qu’on pourrait trouver plus élémentaire et plus fondamental que le go. Mais faudrait-il le faire ? Là intervient un autre facteur important : quelque soit le jeu qu’on met sur le tapis, on ne verra vraiment son intérêt – et on n’en tirera plaisir et difficulté – qu’au bout d’un certain temps, probablement plus d’un siècle. Aux premiers temps des échecs, on ne se doutait pas du tout de ce qu’il pourrait donner, et – malgré les échecs féériques – je ne crois pas qu’on soit allé suffisamment au fond.

J.B.G. Je voulais dire simplement que les échecs me paraissent un jeu très raffiné, très affiné par l’histoire, avec une complexité qui apparaît immédiatement au débutant ; par conséquent il me parait hasardeux d’en faire le prototype même du jeu, celui à partir duquel on pourrait déduire d’autres jeux.

F.L.L. Absolument. On pourrait aller en le simplifiant et en le compliquant. Il est un point dans l’espace des jeux.

Je suis très partisan des échecs féériques, mais j’ai fini par entrer en désaccord avec nombre de leurs partisans, parce qu’il me semblait qu’ils ne comprenaient pas très bien les potentialités qu’il s’agissait de dégager. Tous les jours on invente une nouvelle règle d’échecs féériques, surtout dans le problème. Mais on en arrive à ce que j’appelle les échecs féériques puérils, l’équivalent de ce que Bourbaki et Dieudonné condamnent quand ils parlent d’axiomatisation en délire.

J.M.L.L. On a vu à l’œuvre le même phénomène dans certains développements de la musique concrète ou de la peinture abstraite.

F.L.L. Je crois que Dieudonné et les bourbakistes purs et durs ont raison de vouloir mettre un terme à cela. Ils vont tellement loin qu’ils refuseraient toute nouvelle axiomatisation, par conséquent ils refuseraient à toute graine de tomber dans un terrain.

Vous savez que Dieudonné a eu une grande querelle avec Krasner, duel qui se rattache curieusement au jeu d’échec par les voies biologiques. Krasner est un mathématicien un peu à part, il n’est pas très bien intégré dans les difficultés de la société. Il ne fait pas d’axiomatisation en délire, il fait de bonnes mathématiques et Dieudonné le reconnaît. Mais la querelle est née – comme toujours – autour de la nomination d’un jeune mathématicien, Albert Statt, élève de Krasner, qui a fait une thèse de doctorat que Krasner trouve très bonne – et il n’est pas le seul. Mais finalement on a préféré quelqu’un d’autre au jeune Albert – je crois d’ailleurs que cela c’est arrangé depuis – ce qui a donné lieu à une correspondance entre Krasner et Dieudonné. Krasner est un mordu, et cette correspondance est un chef-d’œuvre de découpage de cheveux en quatre. Dans ce que faisait Albert Statt, il y avait beaucoup d’axiomatisation nouvelle : pas en délire, disait Krasner ; en délire, disait Dieudonné. Comment le savoir ? Il n’y aura que la sanction du temps. C’est un peu ce qui est arrivé à Galois : on pouvait l’accuser, à son époque, d’axiomatisation en délire.

C’est un peu la même chose pour les échecs féériques.

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Albert Statt

“Albert Statt” est très certainement Emmanuel Halberstadt. Il est probable que la faute ne vienne pas cette fois du dactylographe, puisque FLL l’appelle “le jeune Albert”.

Il serait intéressant, mais déplacé, de discuter les relations de pouvoir entre Dieudonné et Krasner que l’on entrevoit ici. MA

126. Les Echecs: exhibition et masturbation

LES ECHECS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

F.L.L.Ce que je apprécie pas dans les échecs, ce sont les exhibitions, c’est-à-dire les simultanées, etc. Elles ont leur utilité, à la manière dont les collections du Seuil ont leur utilité pour publier des choses de moi. Les exhibitions sont utiles sur le plan de la propagande, elles sont un miroir aux alouettes, et si elles font venir des gens aux échecs, elles valent la peine. Pourquoi n’apprécié-je pas les simultanées ? parce que toutes les parties qui sont jouées dans ces exhibitions sont médiocres, elles ne peuvent pas être aussi belles qu’une grande partie. Comment pourrait-il en être autrement ? Les simultanées – sans voir ou en voyant – opposent toujours un maître à des gens beaucoup moins forts que lui, parce que ce qui compte, c’est le spectacle. Or le vrai spectacle, dans une partie d’échecs, est à l’intérieur de la partie qui se joue.

Vers 1930, j’avais été invité par le cercle d’échecs de Reims, et on me promettait cinquante adversaires en simultanée. Les organisateurs avaient tenu à m’inviter dans un excellent restaurant où nous avions bu toutes sortes de champagne, chacun adapté à un plat. L’objectif, dans ces cas-là, est bien évidemment de diminuer les chances du champion. J’ai très bien compris leur tactique. Je me suis dit : “je vais manger leurs plats, boire leurs vins et je les battrai ensuite”. Heureusement que cela se passait en plein hiver – et l’hiver est particulièrement rigoureux en Champagne, Vers le dixième coup, je me suis aperçu que je ne voyais pas la totalité de l’échiquier (en effet, dans ce genre de partie, mes dix premiers coups restent les mêmes quelle que soit la réponse ; je les joue donc un peu sans regarder). Le centre était assez net, mais autour, c’était un peu flou.

J’ai compris alors que j’allais perdre les cinquante parties. Je me suis précipité dans les toilettes de l’hôtel, j’ai bu des verres d’eau glacée du lavabo, ouvert un vasistas qui donnait sur le vent glacé (j’aurais d’ailleurs pu attraper une bronchite mais j’étais solide) puis je suis revenu ; de nouveau les échiquiers avaient leurs 64 cases. Tous les quatre ou cinq coups, je suis retourné aux toilettes. J’ai obtenu des résultats moins bons que si je m’étais montré plus modéré sur le champagne mais néanmoins honorables.

Ce qui est sûr, dans ces simultanées, c’est que ce sont les adversaires du champion qui se plaignent du manque de temps et non le champion lui-même.

Dans certaines de ces parties, j’éblouis mon adversaire par un sacrifice, mais ce sont des trucs que je connais par coeur.

J.M.L.L. Indépendamment de la qualité des parties, est-ce que ça n’a pas au moins des vertus d’entraînement technique ?

F.L.L. Pour certains oui, pour d’autres non. Petrossian, qui est un joueur très lent devant l’échiquier, a été à une époque champion du monde rapide.

Quant aux simultanées sans voir, j’en ai fait jusqu’à huit ; j’aurais pu en faire plus. Il y a dans le grand public l’idée que de telles parties sont extrêmement difficiles, et sont mauvaises pour la santé – un peu comme la masturbation.

J.B.G. Dans ces parties, il y a une question de pure mémoire.

F.L.L. Oui, mais tout homme ayant une mémoire normale est capable d’aller jusqu’à douze. Le record du monde est détenu par Koltanovski, qui a été jusqu’à cinquante. Dans des simultanées sans voir en petit nombre, certains maîtres ont joué de très belles parties. On disait que Seymisch jouait aussi bien sans voir qu’en voyant.

127. Alekhine et Euwe

ALEKHINE et EUWE [ce ttitre se trouve dans le manuscrit]

F.L.L. Alekhine est sans doute le champion du monde que j’ai le mieux connu. Il fut battu en 1935 par Euwe, bien qu’il fût sensiblement plus fort. Mais il buvait beaucoup trop de whisky. Euwe est un homme très organisé, qui connaît très bien la théorie, qui fait attention à tous les moments de la partie, etc. Alékine s’est rattrapé deux ans plus tard, en buvant moins de whisky, et il a rebattu Euwe, de peu. Avec Alekhine, j’avais des rapports cordiaux ; avec Euwe, des rapports amicaux. J’ai à peu près le même âge qu’Euwe. Je l’ai rencontré pour la première fois à l a mairie du IXè arrondissement, où se jouait la première olympiade d’échecs. Euwe représentait la Hollande, on était loin de se douter qu’il deviendrait champion du monde douze ans plus tard. Je l’ai retrouvé plus tard à la SEMEC avec mon ami Claude Berge.

128. Elagage des arbres et des crédits

CONTRIBUTION AUX TRAVAUX DE LA SEMEC [ce titre se trouve dans le manuscrit]

F.L.L. Je m’étais chargé de l’élagage des arbres de recherche. J’avais cherché des méthodes pour faire passer un arbre de recherche de 10 [puissance] 130 à 10 [puissance] x , capacité d’un ordinateur. Je n’ai pas trouvé beaucoup de choses ; je n’ai trouvé que des principes de complémentarité ou de ressemblance.

Par contre, j’ai trouvé quelque chose de plus important, applicable à la recherche scientifique ; j’ai mis au point une bonne fonction d’évaluation des positions. Elle a été testée sur des parties de maîtres et elle ne s’est jamais trompée.

J.B.G. Cela doit donner des graphiques amusants ! Ce qui apparaît comme brillant dans une partie d’échec, le voit-on sur le graphique comme une pente brusque ?

F.L.L. En général oui, mais il y a des coups brillants de manière différente. Si cette fonction était parfaite, il n’y aurait pas besoin d’élaguer des arbres de recherche…

J.B.G. Mais finalement, on n’a pas pu faire fonctionner les ordinateurs uniquement sur la fonction d’évaluation ?

F.L.L. Ni sur l’arbre de recherche, ni sur la fonction d’évaluation, ni sur des principes généraux : ce qu’il faut, c’est une combinaison des trois.

J.M.L.L. Ce travail a–t–il eu une postérité ?

F.L.L. Non, parce que de Gaulle a coupé les crédits à Euratom. Mais j’ai vu les travaux faits par les Américains et les Soviétiques – les Suédois aussi en ont fait de bons. Pour le moment, je reste convaincu que ma fonction d’évaluation est la meilleure de toutes.

UNE ANECDOTE PIQUANTE. [ce titre se trouve dans le manuscrit]

F.L.L. Dans une réunion très sérieuse se trouvait un type – que je ne connaissais pas, mais assez important – qui s’appelle Napoléon. Le général Billotte arrive, il se présente:

– Général Billotte.

L’autre lui dit :

– Napoléon.

Billotte a failli lui sauter dessus, il a cru que l’autre se fichait de lui !

129. Mes rapports avec Alekhine

Mes rapports avec Alekhine. [Ce titre ce trouve dans le manuscrit]

Nous avions des déjeuners dans lesquels il buvait énormément, ou à la Régence ou à la Rotonde du Palais Royal, une rotonde vitrée dans les jardins du Palais Royal où venaient beaucoup de joueurs d’échecs. On ne jouait pas, nous discutions. Je lui parlais de parties anciennes ; je connaissais le passé mieux que lui, lui connaissait mieux toutes les parties depuis Anderssen. Souvent, pendant que nous déjeunions, je lui refaisais une partie – nous n’avions, ni l’un ni l’autre, besoin d’un échiquier – et on en discutait. Je lui montrais qu’il y avait déjà les prémisses du jeu hypermoderne, qu’on fait remonter à la première guerre avec Breyer et Reti, dans Louis Paulsen vers 1850, et même avant, dans Staunton vers 1830/40.

J’ai recommencé, d’ailleurs, avec Spassky et Petrossian ; ils étaient stupéfaits aussi de voir que tout se trouvait déjà, informe et un peu flou, certes.

Un jour, je dis à Alekhine que je viens de découvrir une finale d’une partie vraiment brillante. Elle avait été jouée entre Anderssen qui était prof de maths à Breslau et l’un de ses élèves, Zukertort – il a été le vengeur d’Anderssen, il s’est dressé contre Steinitz – un garçon brillant. Dans cette partie que je décrivais à Alekhine, Anderssen rendait la Tour à Zukertort – qui jouait déjà très bien – et à un moment donné il s’agissait pour lui de monter une attaque de mat qui réussisse sur le roque côté roi de Zukertort – il ne s’agissait plus de gagner en fin de partie, c’était vraiment difficile de regagner tout ce matériel. Je dis à Alekhine : “Voilà une position dans laquelle il s’était trouvé : Anderssen avait toujours une tour de moins mais une attaque amorcée contre le roque. Il a fait nul par une combinaison brillante. Trouvez ce que c’est.” Il réfléchit un peu, pas longtemps, Alekhine était aussi rapide que pouvait l’être Anderssen en son temps, et il me donne la solution, brillante en effet, d’Anderssen. Puis nous parlons d’autre chose, on continue à manger et à boire. Tout à coup il me dit : “Il pouvait gagner, il y a une autre combinaison.” Et il me donne une combinaison beaucoup plus surprenante.

J’ai raconté cette histoire dans les Cahiers de l’Echiquier Français sous la rubrique : Et maintenant, que joueriez-vous dans cette position ? J’ai reçu des réponses de lecteurs, je les ai publiées et j’ai reçu d’autres lettres me disant que Alekhine n’avait peut-être pas trouvé, que c’était assez ténébreux, il y a eu des échanges pendant plusieurs numéros de suite. Je crois que c’est épuisé maintenant, mais ce n’est pas sûr. Finalement, je crois que c’est gagnant.

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à la Régence ou à la Rotonde du Palais Royal

Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence; là je m’amuse à voir joue aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu’on voit les coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais propos; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs, comme Legal; on peut être aussi un grand joueur d’échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot.

Diderot, le Neveu de Rameau (vers 1773). Si ce passage de DD est un efficace plagiat par anticipation du discours tenu par FLL, il y est aussi question de suivre une courtisane, la quitter pour une autre,

les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins.

Joli disparate sans analogue dans celui de FLL. MA