50. Énigme policière

J.B. À propos de jeu et d’énigme, vous avez trouvé une combinaison policière dont vous ne voulez pas donner la solution…

F.L.L. Oui, en effet. C’est une combinaison vraiment difficile, elle est possible et personne n’y a pensé. Dans les romans policiers à énigme, on a épuisé toutes les possibilités d’avoir un coupable très imprévu. Dans les romans policiers les plus anciens, le criminel est un vagabond. Il suffit de le retrouver. Ensuite, on a raffiné et le coupable devait être quelqu’un qu’on ne soupçonnait pas. l’homme qui aimait le plus la femme qui a été tuée. On a encore raffiné et le coupable a été le policier – ça a été une grande surprise, maintenant, tout le monde y est habitué – puis le juge, l’avocat, le témoin, etc.

Ça peut être aussi le narrateur, comme dans Le meurtre de Roger Ackroyd. On a fait aussi un roman dans lequel la victime est celui qui est en train de lire. C’est très bien fait et tout à fait plausible. L’auteur, Frédéric Prunn, est un auteur du deuxième secteur que je mettrais volontiers dans le premier. Il s’agit d’un conte qui commence par ces mots : « Ne vous retournez pas, je suis derrière vous, je vais vous tuer. Je vais vous expliquer pourquoi c’est vous qui serez tué et aucun autre lecteur de ce numéro de Mystère-Magazine. » Le narrateur raconte alors son histoire : il a décidé pour différents motifs de se venger de la société et ceci à travers une unique victime. Il a écrit son histoire sur le même papier de la même encre et avec les mêmes caractères que ceux utilisés par Mystère-Magazine, puis il s’est procuré un exemplaire du numéro qui vient de sortir des presses, y a introduit les pages ainsi composées et en a suivi le cheminement jusqu’au kiosque où le lecteur vient de l’acheter, ce qui le met, au moment où le lecteur entame sa lecture, en position de le tuer. Tout cela est parfaitement plausible, sinon probable, et ne fait jamais intervenir la magie. On a donc affaire ici au lecteur victime.

Mais ce qui n’a jamais été trouvé, c’est le lecteur coupable. Je l’ai personnellement trouvé, mais je préfère pour l’instant ne pas le publier. Autre exemple de la littérature-jeu : Le nommé Jeudi, de Chesterton, qui allie le jeu, le policier et de hautes qualités littéraires.

51. Poésie traduite

Je voudrais maintenant revenir sur une idée, actuellement à la mode, mais que je ne partage pas, à savoir que la poésie serait intraduisible. Quand je lis un poème en traduction, je ne me soucie pas de savoir si, dans sa langue originelle, ce poème est un chef-d’œuvre. S’il m’apporte de grandes émotions, je ne peux pas croire que les qualités que j’y trouve sont dues à la traduction sans être dans l’original.

Ce qui ne passe pas dans la traduction, ce sont des qualités techniques. Ainsi un vers tel que : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. » n’est pas traduisible. Mais je ne vois pas pourquoi ce que dit Racine des passions ne passerait pas dans une autre langue. Quand je lis Hamlet ou Macbeth, je ressens de réelles émotions, c’est bien que ces textes valent quelque chose poétiquement, même en traduction. Cette idée que la poésie serait absolument intraduisible me semble donc révéler une absence de sensibilité à ce qu’est la véritable poésie.

Je regrette bien sûr ce qu’on perd à la traduction, mais je regrette aussi de ne pas avoir vécu du temps de Froissart. Je lis avec plaisir les quelques poèmes étrangers que Le Monde publie régulièrement dans ses pages littéraires ; ils me permettent d’avoir un peu plus confiance dans l’humanité. Je lis aussi les poètes français dont les neuf dixièmes sont certes assez anodins et seront sans doute vite oubliés, mais qui forment un humus sur lequel un jour peut-être pousseront quelques fleurs.

Dans le même ordre d’idées, je m’aperçois, dans le domaine de la musique, que l’on attache énormément d’importance à la qualité des instruments et à l’impeccabilité de l’exécution. Mais après tout je préfère entendre l’adagio du Quintette pour deux violoncelles de Schubert joué avec quelques fausses notes plutôt que tel morceau que je n’aime pas admirablement joué. De sorte que je pense qu’il y a une certaine « perversité » à s’intéresser à ce qui est secondaire, tertiaire ou quaternaire en passant sur ce qui est primaire.

Parmi les œuvres que je peux relire sans lassitude, je pourrais encore citer l’Explication des métaphores, de Queneau. C’est un des plus beaux poèmes de toute la littérature mondiale

52. Mathématiques modernes

F.L.L. Les mathématiques modernes peuvent servir le patronat ou le prolétariat. En fait, les mathématiques peuvent servir celui qui veut s’en servir, comme l’énergie nucléaire peut servir aussi bien le militaire que le pacifique – à celui qui s’en sert d’en faire un bon usage, c’est un autre problème. Je crois que rendre mieux apte à distinguer des situations abstraites au sein de situations concrètes peut être mis au service de n’importe quelle cause.

J.B. Mesurez la différence qu’il y a entre votre point de vue sur les mathématiques modernes et celui d’un enfant de sixième. C’est quelque chose d’écrasant.

F.L.L. Exactement ! Mais le latin aussi, l’instruction même. On fait des programmes qui sont plus facilement supportables pour les enfants de familles d’un certain niveau, avec une bonne alimentation, des heures de repos. Plus on augmente le niveau d’instruction, plus on fait une sélection. Mais remplacez les maths modernes par les maths traditionnelles, vous aurez la même chose. Dans une société selon mes goûts et mes désirs, on mettrait des maths modernes – pas de la même manière – pour des enfants ayant les mêmes possibilités au départ et les armant pour mieux résoudre les problèmes de l’abstraction, rendre plus logique. Je pense que rendre plus logique est une chose importante et utile. Je mettrais la logique classique, celle d’Aristote, dans l’enseignement, apprendre aux gens à faire de bons syllogismes. C’est une toute petite partie de la manière de bien penser. J’ai fait l’expérience en famille de prendre des articles de journaux, les éditoriaux, ceux qui entendent présenter des idées avec logique, et constater les fautes de syllogisme. Donc, à mon avis, donner des leçons de logique classique est plus important que les maths et que beaucoup d’autres choses dans l’enseignement. J’ai trouvé quelqu’un qui était de mon avis là-dessus, quelqu’un qui a beaucoup de bon sens – à qui on peut faire quelques critiques assez graves à d’autres points de vue – c’est Staline. Staline est un esprit plein de bon sens – joint à une fermeté un peu terrible. Il pensait qu’il fallait mettre la logique dans l’enseignement élémentaire.

Je pense que si tout le monde apprenait la logique classique, les patrons exploiteraient d’une manière plus efficace et les ouvriers se révolteraient d’une manière plus efficace. Ça laisse le problème des objectifs et des buts. Même ma théorie du disparate va donner des armes à tout le monde, j’en suis persuadé, mais donner des armes ne suffit pas, il faut savoir comment s’en servir, pourquoi s’en servir.

J.B. La question est de savoir si on peut séparer les armes de tout objectif et si elles ne sont pas porteuses d’une certaine finalité.

F.L.L. Je n’ai pas de bonne réponse à cette question. Ce qui est certain, c’est qu’en dehors du maniement des armes, je tiens pour fondamental de ne pas se contenter de ce jeu intéressant et de viser les buts. Par contre, est-ce qu’elles portent en elles une finalité, je ne sais pas. Peut-être. À supposer qu’elles ne comportent pas en elles de finalité, il faudrait en donner une. Ne pas faire de mal aux gens, par exemple, est la finalité qui a dirigé ma vie. Si on me démontre que telle ou telle arme comporte en elle une finalité que je désapprouve, à ce moment il s’agira de combattre l’arme, peut-être supprimer les mathématiques, peut-être supprimer l’instruction, peut-être supprimer le disparate. Pourquoi pas ? Je ne peux pas répondre à cette question, je n’en connais pas le fond. Je ne suis pas sûr d’avoir raison, j’ai fait un choix, mais est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux revenir à une vie primitive par exemple ? Je n’en sais rien et je n’en ai pas envie, mais peut-être que l’homme aurait eu intérêt à rester singe. Je n’en sais rien…. Je suis parfaitement incroyant et je ne peux pas répondre à cette question. Simplement, j’écoute ma sensibilité et elle me porte à tenir compte d’autrui, j’ai le plus grand désir de tenir compte d’autrui, mais je n’ai pas une tête philosophique. Je continue à aimer les mathématiques et à souhaiter qu’elles soient répandues autour de moi en espérant qu’elles ne transportent pas avec elles une finalité comme celle que nous craignons, et en étant à peu près sûr qu’elles peuvent servir au bien comme au mal, comme la langue.

Faut-il apprendre à lire et à écrire ? Je n’en suis pas sûr, mais notre société est partie pour le faire, et il ne faut pas que ce soit certains plutôt que d’autres qui en aient le monopole, et laisser le monopole des mathématiques modernes à des exploiteurs me paraîtrait regrettable. Il y a deux manières de lutter contre cela : supprimer les mathématiques modernes ou bien les transporter de l’autre côté – ça me paraît plus facile.

J.B. De toute façon, nous n’avons pas le choix.

F.L.L. Tout à fait d’accord, et distribuer des armes à tout le monde me paraît beaucoup plus commode que de les supprimer.

53. La peinture

F.L.L. J’ai découvert la peinture d’une manière très différente de la musique. Ce sont d’ailleurs des choses que je ressens différemment et qui correspondent à des étapes de maturité très différentes. N’exagérons pas avec la précocité. C’est le domaine des mathématiques, des échecs et de la musique, pas de la peinture. Pour apprécier la peinture, Je crois qu’il faut avoir vécu – je parle de la peinture figurative qui est encore la grande peinture, en attendant qu’elle soit dépassée par la peinture abstraite. Il faut, par exemple, avoir aimé sans être aimé ou avoir été aimé sans aimer. Ça crée des situations riches qui vous développent. Pour aimer la peinture, il faut avoir vu des couleurs, des formes et avoir une vie intérieure. Ceci n’est pas possible quand on est très jeune.

Mes premiers contacts avec la peinture ont été des contacts assez livresques. Et puis, vers dix ou douze ans, mes parents m’amenaient au Louvre. On me montrait la Vénus de Milo, bien entendu, et des salles qui ne m’intéressaient pas beaucoup. Ce que j’aimais le mieux, c’était les salles égyptiennes. Dans l’ensemble, tout cela ne m’intéressait pas beaucoup.

C’est vers ma quinzième année que j’ai rencontré le plaisir en peinture. D’abord, à Strasbourg, où il y avait un beau musée. Là, J’ai eu des chocs. Je me suis aperçu que la peinture c’était comme la musique, ça peut donner des chocs, comme n’importe quel plaisir physique ou sentimental. Au fond, ça a commencé dans l’érudition et c’est devenu un plaisir.

Puis, j’ai fini par devenir un habitué des musées, surtout des musées de Paris, et je les connais vraiment sur le bout des doigts. J’ai fini aussi par trouver de l’intérêt dans les musées secondaires et aux musées qui contiennent des navets – les musées du deuxième secteur en quelque sorte. Le grand élan a été vers ma trentième année, quand j’ai pris conscience que je cherchais avant tout un plaisir dans la peinture, que c’était une réalisation d’une chose qu’il y avait en moi. J’ai eu ce grand élan dans la visite d’expositions, comme celles de l’Orangerie par exemple, ou de musées comme le Louvre où j’avais pris l’habitude d’un certain rapport avec les tableaux que je n’imaginais pas auparavant.

Un grand tableau est une chose avec laquelle je peux vivre, comme un quatuor, et j’ai fini par avoir avec certains tableaux une telle connivence qu’ils m’ont changé. Je peux rester des heures – plusieurs fois une heure devant un grand tableau, jusqu’à ce que je m’abîme dedans. Ceci n’est pas du tout littéraire, c’est quelque chose de senti : je finissais par sentir ce qu’il y a en dehors du tableau, comme si le tableau était un morceau arraché à un univers. Je finissais par vivre dedans et par oublier le monde extérieur, ce qui ne m’a jamais empêché de revenir sans problème à la réalité – j’ai toujours été près de la réalité chaque fois qu’il le fallait, je veux dire près des obligations quotidiennes. Il y a donc un certain nombre de tableaux dont je peux dire que je me suis promené dedans.

Par exemple, dans les grands Velasquez du Prado. J’ai vraiment fréquenté les personnages qui sont dedans, je m’y suis promené, j’ai pu me promener à côté, j’ai pu en sortir en quelque sorte. La première chose, c’est d’y entrer.

Ce que je décris est très artificiel, alors que je le ressens naturellement. Entrer dans le tableau, bien le connaître, puis me mettre à côté du peintre en train de travailler et voir la toile à l’envers. Je me suis beaucoup promené dans les tableaux avec beaucoup de détails, ce sont ceux où je suis le mieux ; l’Embarquement pour Cythère par exemple, dont on a dit que c’était un retour de Cythère, mais je crois tout de même que c’était un embarquement ; ou bien des tableaux de Van Eyck. Je peux dire que j’ai vécu une certaine partie de ma vie dans des tableaux, autant que dans cet appartement ou que dans ce jardin. Je faisais avec des amis l’expérience suivante, qui m’a servi ensuite, à Dora : nous allions devant un tableau du Louvre que je choisissais, par exemple la Kermesse de Rubens, mes amis regardaient le tableau, je tournais le dos, et l’un de nous demandait de décrire un coin du tableau. C’était toujours ma description la plus complète. Ce n’est pas étonnant, quand on a vécu avec quelque chose, c’est assez naturel. La Kermesse est une chose extraordinaire et j’en connaissais chaque personnage : il y a le paysan qui danse avec une paysanne, une autre les regarde et aurait voulu qu’il danse avec elle, c’est une foire bruyante, la noce, il y a des gens qui font pipi dans un coin, il y en a qui vomissent, d’autres qui rigolent, on se fait l’amour… petit à petit on va vers des champs vides avec le silence de la campagne.

Ceci montre que j’avais une grande mémoire, pas forcément une grande sensibilité ni un grand goût, mais ce sont des choses qui peuvent aller bien ensemble. C’est un peu grâce à ces exercices que j’ai pu recommencer en déportation et j’ai pu raconter un certain nombre de tableaux à un jeune déporté qui s’appelait Gaillard, avec un luxe de détails extraordinaire. Je lui ai fait une histoire de la peinture après avoir fait celle de la littérature. J’ai commencé à Lascaux et j’ai terminé à La mariée mise à nu – en allant un peu plus loin, mais en m’arrêtant sur La mariée mise à nu plus particulièrement, la connaissant particulièrement bien.

J’avais donc fait une histoire de la peinture très complète à ce jeune déporté que j’aimais un peu comme un fils. Outre la peine que j’ai eue en apprenant sa mort, au moment de la Libération, il aurait été extrêmement intéressant pour des psychologues de l’interroger parce qu’il connaissait très bien l’histoire de la peinture – et pas seulement la peinture française – uniquement en l’imaginant par les récits que je lui en faisait. On avait du temps ! pendant un appel qui dure cinq ou six heures, on peut en dire des choses ! Il me posait des questions, par exemple, au sujet de la Vierge au chancelier Rolin de Van Eyck, un tableau extraordinaire, avec une quantité de détails que les gens ne voient jamais parce qu’ils ne regardent que les personnages. Il y a des détails sculptés sur les chapiteaux des colonnes en quantité incroyable et ces chapiteaux reposent sur des sculptures de lapins. Il m’avait demandé de l’interroger sur ce tableau. Et puis, il me posait des questions, par exemple, toujours à propos de ce tableau. « Tu me dis que dans la cour qui se trouve à côté de la pièce où se trouvent la vierge et le chancelier Rolin, il y a deux bourgeois qui regardent par les créneaux : j’ai oublié quelles sont les couleurs de leurs costumes. » « Tu dois t’en souvenir : n’oublie pas que la vierge qui est à droite a une grande robe rouge et que le tapis de table qui est près du chancelier Rolin est bleu. Naturellement, Van Eyck a peint les bourgeois en inversant les couleurs. » Il me questionnait aussi sur le nombre de marches du petit escalier qui mène du perron sur lequel ils se trouvent à la sortie, et je lui répondais avec beaucoup de certitude, sans être tout à fait sûr tout de même. Bref, il connaissait un nombre incroyable de détails.

C’aurait été intéressant de l’amener devant les tableaux et de voir comment il réagissait. Je lui avais décrit les tableaux avec une très grande objectivité, mais avec ma subjectivité : quand je disais « c’est rouge », qu’est-ce que ça voulait dire ? J’étais très exact dans mes descriptions, mais il y avait un choix, le choix de la subjectivité.

Vers ma trentième année, j’ai commencé à faire pas mal de voyages et à connaître tous les musées d’Europe. Le Louvre reste le premier musée du monde, je ne dis pas cela par chauvinisme, mais il est évident qu’il est le premier à cause de la quantité d’œuvres qu’il possède, de leur qualité, et du fait qu’il réunit en un seul endroit des choses qui sont généralement dispersées en des musées différents. Le second musée d’Europe, à mon avis, est la National Gallery, mais elle est séparée du British Museum. J’ai vu les musées de Berlin quand ils sont venus ici, pas à Berlin même. C’était peut-être le troisième grand musée d’Europe – j’appelle grand musée un musée qui a le nombre des œuvres, la qualité, et une étendue internationale. Au Louvre, il y a pratiquement toutes les écoles occidentales. J’ai passé beaucoup de temps au Prado, je le connais bien, et dans tous les musées italiens.

J’ai passé beaucoup de temps en Italie, chaque ville italienne est pour moi intéressante comme un musée. Quand je parle de peinture, je parle aussi, bien entendu, de mosaïque, de fresques, de tapisseries, etc. Ravenne et Palerme sont incomparables et je leur dois beaucoup. J’ai passé des heures et des heures à Ravenne.

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à Strasbourg

Lorsque FLL avait quinze ans, c’était 1916, Strasbourg était en Allemagne et c’était la guerre. Il n’était donc certainement pas à Strasbourg à l’âge de quinze ans. Ceci est une indication de la façon dont fonctionne ce texte: il ne s’agit pas d’un texte écrit par FLL, mais d’un texte oral, transcrit par un dactylographe, certes, mais qui n’en reste pas moins entaché des défauts et qualités d’un texte oral. Par exemple, nous ne savons pas si FLL n’a pas dit: « J’ai découvert la peinture à quinze ans. » – silence pendant lequel il pense aux musées qu’il a vus – « D’abord, à Strasbourg, etc. » MA

54. Peinture, musées

Mon intérêt pour la peinture m’a servi à gagner ma vie. Je ne m’y attendais pas du tout, je recherchais mon plaisir, c’est là où le disparate peut avoir un certain intérêt. Après la guerre, j’ai fait la connaissance de René Huygue qui était conservateur du Louvre. Il m’a appelé auprès de lui comme premier conseiller scientifique des musées nationaux de France.

J.B. En quoi consiste le travail d’un conseiller scientifique ?

F.L.L. En gros, ma mission se définissait de deux manières différentes, ce qui n’excluait pas des initiatives d’un autre ordre. D’abord, j’étais conseiller au laboratoire d’examen des œuvres d’art. Ce laboratoire existait depuis longtemps, sous la forme d’une table et d’une grosse loupe. J’ai modernisé ce laboratoire et apporté des méthodes un peu plus scientifiques. Avec des rayons X, des infrarouges, des ultraviolets, on peut descendre un tableau comme on descend un escalier.

Le second aspect de ma mission est la restauration des œuvres d’art. La commission de restauration se réunit trois ou quatre fois par an – je n’en ai encore jamais manqué une réunion. Ma mission comporte que je signe tous les procès verbaux de la commission avec le directeur des musées nationaux. Là aussi, j’ai été très intéressé, j’ai vu les coulisses des tableaux. À chacune de nos réunions, nous avons à examiner en général vingt à cinquante tableaux et participer à ces travaux, c’est se promener dans un hôpital. On voit des tableaux terriblement blessés et certains sont très difficiles à refaire – on les refait d’ailleurs quelquefois un peu trop. Il faudrait savoir qu’un tableau finit par mourir, de toute manière, qu’on le veuille ou non. Faut-il montrer le moribond avec ses blessures ou masquer ses blessures ? Il y a de grandes disputes à ce sujet. En participant à ces travaux, j’ai connu de plus près, plus intimement, des tableaux que je connaissais déjà bien auparavant, j’ai connu leurs misères et leurs tâches. Par exemple, l’Atelier de Courbet. J’en avais parlé longuement à mon ami de Dora. C’est un tableau où il y a beaucoup de monde et des objets, il y a des gens connus comme Baudelaire, Champfleury, Proudhon, et des gens qui n’ont pas de nom, un notaire, un personnage de Balzac par exemple, et puis Courbet lui-même, avec sa barbe, et cette belle fille nue qu’il est en train de peindre – avec tout de même une petite étoffe pour cacher une partie de son corps. Et puis, le tableau dans le tableau, et le petit chien, et certaines parties incompréhensibles dans un tableau figuratif.

Je me souviens d’une anecdote à ce sujet : un ami vient voir Courbet un jour qu’il peignait son atelier – ce n’était pas cette toile – et lui demande : « Qu’est-ce que vous avez mis dans ce coin ? » et Courbet lui répond  « Je ne sais pas. » L’ami, très étonné : « Comment, vous peignez quelque chose que vous ne connaissez pas ? » « Oui, J’ai vu quelque chose là-bas. Je ne sais pas ce que c’est, ça m’est égal. Je le mets. » C’était un vieux chiffon comme il y en a dans les ateliers de peintres, avec des taches de peinture et d’essence, qui était dans un coin dans l’ombre et qui avait reçu un peu de lumière qui 1’éclairait d’une manière étrange.

Il y a ainsi dans l’Atelier de Courbet qui est au Louvre quelques passages assez difficiles à comprendre. J’ai pu voir aussi quelques tableaux des musées de province, il y en a de très beaux partout en France. Quand je revois des tableaux, je les revois avec les blessures que je leur ai connues.

Ce qui m’a aussi beaucoup intéressé dans mon travail de restauration, ce sont ce qu’on appelle les transpositions. La transposition consiste à enlever complètement la couche de peinture de son support, toile ou bois, et à la refixer sur un support en meilleur état. C’est un travail très méticuleux, auquel on ne se décide qu’après mûre réflexion. C’est différent de rentoilage, qui consiste à user la toile jusqu’à ce qu’il n’en reste presque plus rien et à en coller une neuve. C’est également très délicat, naturellement.

Je me souviens avoir été très ému en voyant le pigment d’un tableau italien, un primitif attardé du début de la Renaissance, qui représentait une crucifixion, tenu par les deux extrémités supérieures, comme une chemise de nylon qu’on vient de laver et qu’on va accrocher pour la faire sécher. Ça tenait d’ailleurs très bien. Il faut faire très attention, naturellement, mais parfois la couche de pigment tient très bien.

Je me souviens d’un autre primitif italien, assez ancien, il devait être du XIIIème siècle, qu’on avait sorti de son cadre. Le cadre recouvrait les bords de la toile où on a retrouvé, en quelque sorte, la première palette qu’on ait jamais vue : le peintre avait essayé les couleurs les unes auprès des autres. C’était assez révélateur des méthodes de comparaison.

J’avais, au sein de la commission, un rôle de plaque de répartition. Quand on me posait un problème, je ne le résolvais pas moi-même, je connaissais le spécialiste qui pouvait le résoudre. Il y avait des problèmes de chimie, d’optique, de connaissance du textile, du bois, etc. Je me souviens notamment avoir été confronté à un problème qui se posait pour le Beffroi de Douai de Corot, un petit tableau délicieux, que Corot a fait à soixante-douze ans, avec une jeunesse extraordinaire. On s’est aperçu que le cadre avait été posé sur de la peinture, qu’il empiétait sur la toile et que la peinture avait été souillée. On m’avait demandé de trouver un moyen, une sorte de scotch tape qu’on pourrait mettre sur les bords pour ensuite l’enlever sans enlever la peinture. Il fallait trouver une molécule spéciale pour Corot. Je ne l’ai pas trouvée moi-même, mais j’ai demandé a Piganiol qui a été pendant des années conseiller scientifique de Saint-Gobain, d’étudier le problème. Il a fait faire ça dans ses laboratoires.

Presque tous les problèmes qui se posent sont différents, un peu comme la médecine, et certains ne peuvent pas être résolus. Je reviens à 1’Atelier de Courbet : il y a dans le fond un grand mur vide, et malheureusement Courbet employait du bitume de Judée, comme beaucoup de peintres a cette époque, et le bitume de Judée finit par s’oxyder et noircir.

Parfois, on ne peut rien y faire. On peut enlever la crasse, mais il arrive que la peinture elle-même se transforme, que les molécules du pigment choisi par le peintre s’oxydent ou se sulfurent. Ça noircit, c’est comme un organisme gangrené, et il n’y a rien à faire, on ne peut que l’accepter ainsi ou l’enlever et la remplacer par ce qu’on pense âtre la juste couleur. Ça donne lieu à de grandes discussions entre traditionalistes et révolutionnaires. Les uns voulaient tout garder – la position que j’appellerai réactionnaire consiste à vouloir garder les repeints faits sur un bon tableau.

Par exemple, les Trois Grâces de Rubens ont eu un cache-sexe. On le leur a enlevé, on le leur a remis à plusieurs reprises. Je n’ai pas un tel respect pour Rubens, mais si on garde un tableau, autant le garder tel que le peintre l’a fait. Mais à l’époque de Louis XIV, il n’était pas question de montrer une femme toute nue en public. Le nombre de tableaux qui ont été affublés de cache-sexes est vraiment très grand. La tendance que j’appellerai ultra-conservatrice n’est pas de mettre les tableaux en leur état authentique mais de garder la dernière restauration faite, pour être fidèle à la dernière position philosophique, politique ou sociale. Pour les tableaux célèbres, les musées entendent bien respecter la volonté du public. Un tableau célèbre est une sorte de sondage, on n’a pas le droit de toucher à la Joconde, et un conservateur respecte la volonté du public, même si elle ne correspond pas à son sentiment. Pour moi, la Joconde n’est pas le premier tableau du monde, et de tous les tableaux de Vinci, c’est un de ceux qui me paraît le moins intéressant – c’est quand même un tableau assez remarquable.

Les discussions qu’il pouvait y avoir étaient à propos de tableaux célèbres dont la restauration pourrait donner lieu à des articles de journaux. On voulait éviter qu’il y ait trop de vagues. On nommait chaque fois une commission restreinte, de deux ou trois personnes, dont j’étais. Je suivais également, pour mon plaisir personnel, beaucoup d’expositions. Je suivais les expositions faites par des musées, comme au Luxembourg ou à l’Orangerie, et puis des galeries, ensuite, des visites à des peintres – Magnelli.

55. La peinture, expositions

Un des musées que j’ai le plus fréquenté a été le musée de l’Orangerie. J’ai vu, un peu avant la guerre et après la guerre, à peu près toutes les expositions de l’Orangerie. Je faisais une première visite rapide, une demi-heure maximum, pour repérer la place des tableaux et le sujet de l’exposition. Ensuite, j’y retournais autant de fois qu’il le faut, peut-être une dizaine de fois de deux ou trois heures – grâce à ma carte de conseiller scientifique des musées nationaux, je peux aller visiter les expositions le jour de fermeture et être bien tranquille.

Quand il s’agissait de grandes expositions dont je m’imprégnais, je sortais un peu ivre et j’éprouvais toujours le besoin de respirer beaucoup d’air et de reprendre contact avec la vie. Je ne me trouvais plus à Paris, j’étais à Haarlem, ou à Venise, ou dans des forêts avec Corot, ou dans des réunions de paysans avec Breughel. Il fallait que je revienne au XXème siècle à Paris. J’avais pris l’habitude d’aller m’accouder à la balustrade qui donne sur la place de la Concorde, et je continuais à vivre, à respirer comme un homme du thème qui avait été traité. C’est des années après que je me suis rendu compte de cela, c’était très inconscient. Je voyais la place de la Concorde avec les yeux de l’exposition que je venais de quitter. J’ai une vingtaine de places de la Concorde : la Concorde Poussin – je ne voyais pas les gens, je ne voyais que les statues, l’ordonnance architecturée, très régulière – la Concorde Breughel – je ne voyais plus l’architecture mais un grouillement de gens qui allaient chacun à leurs embêtements, qui sont trompés, qui trompent, qui ont toutes sortes de tracas ou au contraire qui sont éblouis par quelque chose – une place de la Concorde Ruysdael ou Je ne voyais que les nuages, des nuages contournés, pleins couleurs et de drames, passant les uns à côté des autres plus ou moins vite, plus ou moins lentement ; j’ai eu une place de la Concorde Degas où je me suis aperçu que l’obélisque n’était pas au centre quand on le regarde à partir de la balustrade et qu’il y avait à l’entrée de la rue de Rivoli un taxi coupé en deux par le cadre, ce que fait volontiers Degas. J’ai eu ainsi un certain nombre de places de la Concorde. Mais il y a des peintres pour lesquels ça ne fonctionnait pas, par exemple, je ne me vois pas très bien sentant une place de la Concorde Vinci.

Une des expositions qui m’a le plus marqué est une exposition des primitifs allemands qui a eu lieu après la guerre. J’ai beaucoup d’idées banales, les primitifs, c’est très bien porté et je ne vois pas pourquoi, tout en étant non conformiste, je m’écarterais de ce sentiment général. J’aime beaucoup les primitifs. Mais c’est un mot qui recouvre des choses extrêmement différentes. Les primitifs allemands sont les plus primitifs dans les occidentaux, plus que les Italiens ; les moins primitifs sont les Flamands. Pour moi, ça n’a pas de sens de les appeler des primitifs, ils vivent dans une bourgeoisie riche, commerçante, qui a complètement échappé aux terreurs du Moyen Âge, les gens ont de beaux costumes, de beaux meubles, rien de commun avec ce qu’on voit dans les premiers primitifs italiens, encore moins dans les premiers primitifs allemands. Les primitifs allemands sont pour moi les vrais primitifs. Cette exposition a été pour moi une révélation, car si je connaissais bien a peu près toute la peinture occidentale, je ne connaissais guère les primitifs allemands, parce que, la plupart du temps, ils ne sont pas dans des musées mais dans des couvents ou des monastères dont ils ne sortent pas – je connaissais, bien entendu, ceux des musées. Cette exposition est peut-être celle qui m’a donné le plus grand coup de poing en peinture. Je me souviens l’avoir visitée avec ma femme. Nous avions à peu près la même manière de concevoir la visite d’une exposition et à peu près les mêmes goûts. Cette exposition a été je crois pour elle aussi une grande émotion. Je me souviens de la dernière visite, que je faisais en courant comme la première.

Ce jour-là, nous perdions ces toiles, nous savions que nous ne les retrouverions pas facilement étant donné la dispersion des tableaux, et en descendant les marches de l’escalier je m’aperçois qu’il y avait des larmes aux yeux de ma femme. J’étais bouleversé, je ne peux pas admettre que ma femme pleure et qu’elle soit malheureuse. Je lui demande ce qu’elle a, si j’ai dit quelque chose qui lui déplaise. Elle me dit : « Non, mais je ne les reverrai plus. » Ce souvenir est lié pour moi aux primitifs allemands.

56. La peinture, tableaux

Outre le plaisir que je peux avoir à regarder des tableaux, il peut y avoir un intérêt intellectuel, que je trouve surtout dans des tableaux italiens qui sont plus intellectuels que les Flamands ou les Hollandais. Je trouve, par exemple, un intérêt dans des tableaux jugés médiocres. Par exemple, Pérugin, qui est un peintre que l’on tient généralement – et qui l’est à mon avis – pour médiocre. Pérugin est l’auteur d’un tas de tableaux, comme celui-ci, très Saint-Sulpice : une très grande banalité, un très grand conventionnalisme, une Vierge pin-up mais d’une grande chasteté, bien sûr. C’est l’épicerie de la peinture. J’ai trouvé une particularité dans Pérugin : si vous enlevez les parties en plein et si vous regardez les creux, vous vous apercevez que ces creux forment des figures intéressantes ; des intervalles entre des bras et des corps. Vous pouvez prendre des tableaux d’autres peintres, vous ne trouverez cela que très exceptionnellement, alors que c’est très fréquent chez Pérugin – vous en trouverez un peu dans Raphaël qui en a hérité. D’autre part, si vous observez les formes et les couleurs, vous trouverez une symétrie par retournement et une symétrie par glissement. Presque tous les tableaux de Pérugin sont faits de cette manière, quelques-uns chez Raphaël. Pérugin voulait-il faire cela, je n’en sais rien, mais s’il avait voulu le faire, garder des creux qui aient une valeur – chose que l’on trouve aussi dans l’architecture romane – en fichant en l’air la Vierge, les anges, les Saints, on arrive à un tableau bien comme cela, un tableau abstrait où les vides, les pleins, les contours sont intéressants.

J’ai trouvé cela chez Magnelli. J’ai pris une reproduction d’un de ses tableaux et j’ai découpé tous les morceaux qu’on pouvait en faire, je les ai posés sur la table, aucun ne voulait rien dire et aucun n’était inintéressant. Autrement dit, des peintres figuratifs ont dû se sentir gênés par la figuration et auraient été abstraits dans une autre époque.

BANDE V. face 1

Le tableau avec lequel j’ai le plus vécu et qui m’a fait la plus profonde impression est la Tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosch qui est à Lisbonne. Je n’ai pas passé avec ce tableau autant de temps que j’ai pu passer avec certains tableaux du Louvre, de la National Gallery ou du Prado où j’allais souvent. Je ne suis allé qu’une fois à Lisbonne et j’ai passé une vingtaine d’heures avec ce tableau. Avec ce tableau, je me suis trouvé en face d’une conception de la peinture qui était disparate à la manière dont j’aime ce mot : le disparate dominé, organisé et utilisé. Je n’ai vu ce tableau qu’une vingtaine d’heures mais je suis procuré de bonnes reproductions, ce qui me permet de confirmer qu’il arrive qu’une bonne reproduction de peinture apporte presque autant que l’original.

J.B. Pourquoi les reproductions sont-elles en général si mauvaises ?

F.L.L. Pour des raisons d’économie. La couleur coûte très cher. Il y a en outre souvent des préoccupations commerciales qui font que même si un éditeur peut donner la vraie couleur il ne le fait pas, il exagère : un peu plus rouge, un peu plus bleu, ça se vend mieux. On n’y perd peut-être pas beaucoup parce que, de toute façon, les couleurs ont changé – sauf s’il s’agit d’un tableau récent. Pas un seul des tableaux du Louvre n’a ses couleurs d’origine.

Les fameux jaunes de Van Gogh si éclatants ne valent plus rien, ils sont gris, ils auraient fait horreur à Van Gogh. Il y a des tableaux dont les couleurs ont peu changé, c’est vrai, ça dépend des techniques et des couleurs employées. Les pigments de la peinture à l’huile finissent par disparaître, par s’oxyder, pas se sulfurer. Les meilleures sont les peintures à l’œuf des primitifs italiens – Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico doit avoir à peu près gardé sa fraîcheur.

Ceci dit, il n’y a pas que les couleurs, il y a aussi les formes et elles sont conservées par la photographie et finalement, de bonnes reproductions permettent de jouir d’un tableau pendant longtemps quand on l’a vu, regardé, qu’on l’a rentré à l’intérieur de sa rétine et imprimé dans le cortex. J’ai chez moi des reproductions de la Tentation de Saint-Antoine et ça me suffit pour renouveler ma joie. Il y a dans ce tableau une extraordinaire variété et les aspects de cette variété ont [un] caractère complémentaire et organique. Il y a par exemple un tout petit morceau de forêt en pleine nuit et, tout à côté, un morceau de paysage en plein jour : ce que Magritte a retrouvé beaucoup plus tard en mettant du soleil et un réverbère. Il n’y a pas là une recherche de surréalisme, mais une conception de la vie, de la culture, de la manière de mener sa pensée. Pour moi, ça ressemble beaucoup à la Mariée mise à nu, et je l’avais dit à Duchamp et il en avait été très content. C’est, naturellement, plus figuratif que la Mariée mise à nu ou que le Grand Verre mais finalement c’est un peu le même principe, un certain disparate, la même conception de la structure de la personnalité.

Malgré la très grande différence qu’il y a entre Jérôme Bosch, Duchamp et moi, c’est un point que nous avons en commun.

D’autres tableaux ont joué un grand rôle, finalement, surtout les musées belges et hollandais. J’ai passé des heures avec le polyptyque de [??? mot absent] avec une jumelle pour en regarder chaque millimètre. J’ai passé dans certains passages de ce tableau à peu près le même genre de vie que dans mon petit jardin ou que sur une colline où j’allais quelquefois quand je m’occupais des forges d’Acquigny, bien isolée, où j’avais ce que j’appelais une chambre d’herbe.

Les herbes et le jardin jouent un grand rôle pour moi, c’est mon côté rousseauiste – je n’aime pas tellement la philosophie de Rousseau, mais j’ai les mêmes sensations que lui.

Pour ces sortes de choses. Il y a au Louvre un petit tableau genre Jérôme Bosch, où il y a quatre ou cinq personnages sur le devant, genre cour des miracles, des gueux, une critique sociale et politique de l’occupation de la Belgique par l’Espagne et le Duc d’Albe. Cet aspect sociologique ne m’intéresse pas beaucoup, mais derrière les personnages il y a une petite cour et de l’herbe. C’est le printemps qui commence, on pourrait presque dire l’heure et le jour.

Un autre peintre m’a beaucoup impressionné, je veux dire, avec qui j’ai des atones crochus, c’est Lucas de Leyden. Au Louvre, il y a de lui un tableau extraordinaire, La fuite de Sodome. À l’arrière-plan, on voit une sorte d’Hiroshima avec des gens qui s’enfuient ; au premier plan, la femme de Loth est figée dans son retournement en statue de sel. Tout cela est peint dans une sorte d’hyperréalisme très saisissant.

Je me souviens d’une salle du musée Guimet où étaient exposés uniquement des bouddhas qui sourient. Je connaissais chacun de ces sourires ; j’ai d’ailleurs souhaité pendant un temps faire une exposition de sourires. Il y a des sourires célèbres, dont celui du chat de Lewis Caroll, mais je pensais surtout à ceux qui sont la marque d’un style : les sourires khmères, les sourires saïtes, les sourires de certaines civilisations précolombiennes. Le rapprochement de tous les sourires d’un même type est quelque chose d’extraordinaire, plus beau peut-être que le sourire de Reims.

Une autre exposition qui m’avait impressionné, c’est l’exposition de masques qui avait été réalisée au musée Guimet il y a une dizaine d’années. On y voyait des masques africains, polynésiens, esquimaux et même des masques de carnaval. Avec Lévi-Strauss, qui en a fait la préface, j’étais celui qui connaissais le mieux cette exposition. Le masque, au fond, révèle souvent beaucoup plus que la figure.

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à Lisbonne

La rue dans laquelle se trouve le musée dans lequel se trouve la Tentation de Saint-Antoine qui est à Lisbonne est une rue de Lisbonne qui s’appelle la rua das Janelas verdes (une rue dans laquelle presque toutes les fenêtres sont vertes) et le musée de Lisbonne qui se trouve dans la rua das Janelas verdes s’appelle le Museu Nacional de Arte Antiga, et ce musée d’art ancien mérite vraiment une visite. Ne serait-ce qu’à cause de ce tableau. MA

57. La peinture, faux

J’aimerais parler aussi du problème des faux en peinture. Très tôt, il y a peut-être cinquante ans de cela, je me suis rendu compte que certains faux sont plus intéressants que les authentiques. Je n’ai pas le culte de l’authentique.

Bien sûr, l’authentique a plus de chances d’être intéressant que le faux. Ce dernier peut avoir un intérêt soit artistique, soit sociologique. J’ai eu l’occasion d’en voir beaucoup à l’occasion de deux grandes expositions du faux, qui ont eu lieu il y a quelque vingt ans. Chacune était organisée par un des deux polices concurrentes de l’époque. J’avais été consulté pour celle que dirigeait le commissaire Isnard et j’avais rédigé, pour le catalogue, un petit texte intitulé : Éloge du faux. J’y développais l’idée qu’outre son importance en tant que phénomène commercial, le faux révèle un autre phénomène important, à savoir que la plupart des tableaux authentiques sont eux-mêmes des imitations. En effet, qu’est-ce qu’une école en peinture ? Un homme ou deux apparaissent, qui font vraiment de la peinture comme on n’en faisait pas avant eux ; puis viennent d’autres peintres qui imitent en mettant simplement leur touche personnelle. Qu’est-ce, par exemple, que l’École Parnassienne ? D’abord Hérédia et Lecomte de Lisle, suivis d’une foule de poètes qui font de l’Hérédia ou du Leconte de Lisle. J’irai plus loin : un écrivain dont le premier livre est réussi, que lui demande son éditeur ? De recommencer, avec des variantes, certes. On a toujours demandé à Van Dongen de faire du Van Dongen. Il est assez rare qu’un peintre change de manière, comme l’a fait Picasso.

L’imitation d’un autre forme une école, l’imitation de soi-même est généralement l’effet de la pression du public. De sorte que pour moi, le faux n’est qu’une exagération, une petite imposture, une légère escroquerie. Je crois que ce problème de l’imitation révèle un aspect très profond des relations humaines. Nous ne pourrions pas supporter l’existence de la seule originalité, ce serait merveilleux mais terrible. Imaginez qu’un écrivain change radicalement de manière à chaque nouvelle œuvre et que tous les écrivains en fassent autant dans des voies toutes différentes les unes des autres, la communication serait impossible ! L’originalité est donc le moteur du progrès, l’imitation, la tradition, le conformisme, c’est une nécessité de se reposer et de se comprendre les uns les autres.

J.B. Pensez-vous qu’il existe un critère d’originalité absolu ? En effet, ce qui est perçu, à un moment donné, comme une rupture peut s’avérer plus tard n’être qu’une continuation ou la réactivation d’éléments anciens et qui étaient apparus comme originaux alors qu’ils ne l’étaient pas. Inversement quelque chose qui n’a pas paru novateur à tel moment se fait reconnaître plus tard comme une rupture.

F.L.L. C’est en effet une expérience que j’ai faite plusieurs fois au cours de ma vie, avec une plus grande fréquence pour la deuxième branche de l’alternative.

J.B. Mais quels sont les mécanismes qui font que cette originalité cesse d’être perçue comme telle ? Est-ce l’accoutumance à un nouvel espace de pensée qui fait qu’on ne voit plus quelle rupture qualitative il a constituée, ou bien est-ce la reconnaissance qu’on le savait déjà sous des formes peut-être légèrement différentes ?

F.L.L. L’accoutumance est certainement un phénomène existante Mais n’y a-t-il que ce phénomène, je n’en sais rien. N’avons-nous pas des programmes cachés, inconscients, qui se révéleraient ? Ce sont des questions qui m’intriguent et qui dépassent ma compétence.

Je reviens à mon Éloge du faux. Lorsque je l’ai livré, on m’en a fait les plus grands compliments mais on m’a demandé de supprimer le titre. J’ai accepté, mais j’aimerais que ce texte soit intégré avec son titre dans mon anthologie. Ces deux expositions m’ont donc apporté deux sortes d’éléments.

D’abord une considération d’ordre sociologique. Un nombre extraordinaire de gens croient posséder un ou des tableaux de maître alors que ces tableaux ne ressemblent pas du tout à la peinture de leur soi-disant auteurs. Il y avait à ces expositions une bonne dizaine de Joconde ; mais ces Joconde auraient pu être peintes par n’importe qui, il n’y avait pratiquement pas de ressemblances. On les aurait crues peintes par des peintres du dimanche. Une autre chose tout aussi étonnante, c’est la très grande qualité de certains faux. Certains me paraissent aussi beaux que les authentiques. Il y avait par exemple un faux Cranach (peintre que j’admire énormément) que j’aurais volontiers payé le prix d’un vrai, si j’en avais eu les moyens. Qu’on fasse une différence dans ce genre de cas me paraît une aberration de nos sociétés. Après les faux ridicules, qui ne témoignent que de l’ignorance de leurs acquéreurs, et les faux qui se haussent au niveau des authentiques, je distingue les faux –  qu’un connaisseur reconnaît facilement – mais qui sont plus représentatifs du peintre copié que les authentiques. Il y a par exemple un très grand nombre de faux Greco – moins que de faux Corot il est vrai – qui ont pour un seul d’entre eux toutes les qualités réunies de plusieurs Gréco différents. Il faudrait à mon avis les donner à des écoles des Beaux-Arts, il faudrait apprendre Greco sur des faux Greco.

Tous les grands peintres ont fait de mauvais tableaux, Rubens, Rembrandt, qui a peint une épouvantable Vénus ; seuls Manet et Vélasquez échappent à mon avis à cette constante.

Rubens est un homme dont il est intéressant de connaître la vie, les activités, les pensées et les rapporta unissant ces divers éléments. C’est le type de l’enfant dont le père a été persécuté pour des raisons religieuses, il naît dans la Belgique espagnole, soumise à une occupation insupportable.

Le père de Rubens a dû s’enfuir en Westphalie avec sa femme.

Il meurt et laisse sa famille dans la pauvreté. La maman a très bien compris que son fils, dont elle devine qu’il est très intelligent, ne fera jamais carrière s’il est dans l’opposition, qu’il ne connaîtra que la pauvreté et la prison. Elle l’élève donc dans l’idée qu’il faut être du côté du pouvoir. Comme il est intelligent, il le comprend très bien.

Il va faire une carrière mondaine et politique. Il commence par faire le voyage d’Italie – à cette époque-là, il est inconcevable qu’un peintre ne fasse pas le voyage d’Italie – il y apprend à peindre comme les Italiens, c’est-à-dire à ne pas peindre comme les primitifs flamands ; puis sa position dans mie monde lui procure des commandes qu’il n’a pas le temps d’exécuter toutes, bien qu’il sache peindre avec une vitesse étonnante. Sa Kermesse du Louvre a été peinte en quelques heures. Mais très vite il comprend que pour réussir vraiment il faut être encore plus près du pouvoir et il va devenir plus ou moins agent secret du parti catholique espagnol de Flandres en France. Il devient notamment le favori de Marie de Médicis. Il va donc mener de front une carrière mondaine, politique et artistique, ce qui explique que les trois quarts des tableaux qui lui sont attribués – un seul, à ma connaissance, est signé – sont des tableaux d’atelier. Les tarifs sont calculés en fonction de la surface, il fait lui-même les esquisses et il revient quand le tableau est peint pour mettre une dernière touche. Ce qui fait que son talent et son génie n’apparaissent jamais mieux que dans les petites œuvres, dans les esquisses, les ébauches, etc.

Ainsi, Marie de Médicis lui ayant commandé une série de tableaux sur la vie d’Henri IV, il en a fait une suite de maquettes, qui sont exposées au Louvre et qui sont vraiment de la main d’un très grand peintre, tandis que les tableaux eux-mêmes ne sont que de l’anecdote historique destinée à montrer la beauté de Marie de Médicis et à enjoliver des éléments peu flatteurs de sa vie comme la fuite de Fontainebleau.

58. Du faux

Peu après la guerre, il y eut à l’Orangerie une exposition des tableaux récupérés en Allemagne et qui avaient été presque tous volés par Goering. C’était une exposition extrêmement inégale. Le catalogue n’indiquait pas le nom des propriétaires français, ce qui aurait sans doute intéressé le fisc.

Dans une des petites salles de l’Orangerie, il y avait un tableau extrêmement typique de Toulouse-Lautrec, de son style et de sa technique. Il n’était pas signé, mais c’était de toute évidence un Toulouse-Lautrec.

Le propriétaire, fils d’un banquier collectionneur, était juge pour les collaborations économiques pendant la guerre. Des années se passent et un jour je suis invité à dîner chez lui. J’arrive un bon quart d’heure avant tout le monde et l’on me fait asseoir dans un salon dont les murs étaient couverts de peintures essentiellement impressionnistes ; il y avait là des Pissaro, des Sisley, des Monet, des Guillaumin, des Bazille. Arrive mon hôte à qui je fais les compliments d’usage et qui me déclare brusquement : « Ils sont tous faux, ils sont de mon père. » Je le complimente, et tout à coup je vois le Toulouse-Lautrec que j’avais vu quelques années auparavant à l’Orangerie, et qui avait été enregistré au catalogue par les experts comme étant un vrai.

J.M. La notion de faux a une grande importance en peinture mais ne semble pas avoir le même statut en musique ou an littérature, ou même en sculpture.

F.L.L. En sculpture, ça se rapproche beaucoup.

J.M. Oui, mais on en parle beaucoup moins, ça revêt beaucoup moins d’importance.

F.L.L. Cette exposition du faux ne concernait pas que la peinture, il y avait toutes sortes de faux, notamment les faux de Michel Chasles, qui était un grand géomètre, était très naïf et patriote, était furieux que ce soit un Anglais qui avait trouvé la loi de la gravitation, alors que Pascal était indiqué pour cela, et en effet, Vrain-Lucas qui était un faussaire habile lui avait vendu des faux de Pascal montrant qu’il avait trouvé la gravitation. C’est ce qui l’a perdu, les Anglais ont été furieux, la Royal Society a étudié les lettres et a fini par convaincre Chasles. À cette exposition, il y avait aussi un faux de Lazare – après avoir ressuscité – un faux d’Archimède, des lettres de madame de Montespan, de Richelieu, etc. Tout y passait.

On s’est beaucoup moqué de la naïveté de Chasles, qui était grande. Par exemple, tout était en vieux français et Lazare éprouvait « moult reconnaissance » pour Jésus Christ… Tout de même, Michel Chasles n’ignorait pas que Lazare ignorait le vieux français et en fait, il s’agissait de documents soi-disant retrouvés dans des copies faites au Moyen Âge.

Il y avait aussi les fausses généalogies. Sous la royauté, il était très important d’avoir des quartiers de noblesse, ça flattait la vanité et ça pouvait présenter un certain intérêt dans les questions d’héritage. Il y a de fausses généalogies très extraordinaires et les plus intéressantes sont peut-être les fausses généalogies du Duc de Guise qui voulait remplacer Henri III. Il lui fallait écarter Henri IV de la succession, donc Saint-Louis et finalement les Capétiens. Le Duc de Guise a établi par de faux parchemins qu’il descendait des Carolingiens – les Capétiens étant des usurpateurs, la succession lui revenait. C’était un très beau faux.

F.L.L. Je voudrais ajouter quelque chose à propos de littérature. Je suis très, et vous l’aviez compris, je suis très « avez-vous lu Baruch ? » – sauf que j’ai lu Baruch et je ne comprends pas pourquoi La Fontaine s’est tellement emballé, je trouve cela très ennuyeux. Il fait partie de l’immense quantité de livres célèbres que je trouve ennuyeux – comme à peu près tout le monde, sauf que mon choix n’est pas le même que celui de tout le monde. Je pense que si chacun disait la vérité, on reconnaîtrait que les neuf dixièmes de la littérature célèbre ne sont pas drôles. Les livres qui sont célèbres comptent tout de même, d’une manière ou d’une autre, et il faut expliquer pourquoi ils sont célèbres, il ne s’agit pas forcément de snobisme.

Il y a des ouvrages qu’il est décent d’admirer mais qu’on n’admire pas au fond de soi-même, on dit qu’on les admire. C’est le cas des trois quarts de la Bible par exemple. J’ai lu la Bible en entier. J’y ai trouvé d’intéressant le Cantique des Cantiques, oui, c’est quelque chose de sensuel, mais on a fait mieux depuis, mais ce qui m’a le plus amusé dans la Bible, c’est le Livre de Job. J’ai toujours fait rire ma famille avec le Livre de Job. Ce pauvre Job qui a été riche et qui se retrouve sur son fumier est furieux ; sa femme l’invite à se soumettre à Dieu, il râle terriblement, il se plaint à Dieu. Dieu lui adresse la parole, et c’est un discours de P.D.G. C’est le petit cadre qui va demander une augmentation à son patron, un peu dans le style de la pièce de Perec. Le P.D.G. se fâche : « Mais enfin, qui es-tu pour venir réclamer ? Qui a créé les étoiles ? C’est toi ou c’est moi ? Qui fait naître les chevreaux, qui fait descendre les cours d’eau, qui fait le jour et la nuit ? » On a l’impression que Job honteux va se retirer en s’excusant.

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Michel Chasles

Michel Chasles était un géomètre aux nombreux titres de gloire, dont, en parlant de Pascal, le moindre n’est pas d’avoir écrit un Traité des coniques, dans lequel il démontre notamment un théorème de Pascal, dont on trouvera l’énoncé (et une figure) dans le chapitre 66.

C’était un homme charmant, mais aussi crédule et passionné par les autographes. Comme il est dit dans la Vie mode d’emploi (puisque FLL cite Perec dans ce texte)

La méfiance et la passion sont les deux caractères des amateurs [d’autographes]. La méfiance les conduira à accumuler jusqu’à l’excès les preuves de l’authenticité […] de l’objet qu’ils recherchent; la passion les conduira à une crédulité sans bornes.

Michel Chasles et sa réputation, qui méritaient mieux, ont payé un lourd écot à cause de cette histoire. Puisqu’il est question aussi de Goering dans ce chapitre, il me semble que l’histoire des faux Vermeer peints et vendus à Goering par van Meegeren est au moins aussi exemplaire: les (faux) tableaux de van Meegeren étaient beaux et bouchaient quelques trous dans l’œuvre de Vermeer! MA

59. Perfectionnisme, pièce de théâtre oulipienne

Je n’ai pratiquement rien écrit, je ne me sens pas assez de dons pour écrire pour faire quelque chose de valable d’un point de vue littéraire. Je n’écris que lorsque j’ai quelque chose à dire et que je pense qu’il faut vraiment le dire, même si ce n’est pas très bien écrit. J’écris, je corrige continuellement, je fais du perfectionnisme – non pour atteindre la perfection, mais pour diminuer le plus possible les imperfections.

Lorsque je m’arrête, je ne suis pas encore très content, mais je pense que mon message peut passer : je l’ai dit, tant pis si ce n’est pas écrit comme l’écrirait Paul Valéry – qui avait d’ailleurs beaucoup d’idées fausses, mais qui savait très bien les dire. Il y a beaucoup de livres que je n’ai pas écrits.

PROJET DE PIÈCE DE THÉÂTRE OULIPIENNE

Bien avant la naissance de l’OULIPO, j’ai fait le projet de quelques pièces de théâtre. Je voulais faire quelque chose d’original, quelque chose qui n’a pas été fait, sinon, ça ne m’intéresse vraiment pas. Voici l’une d’entre elles, pièce en cinq ou six actes, chaque acte étant comme le premier acte d’une pièce dont on ne verrait pas les autres actes.

Premier acte : deux, trois ou quatre personnages, un bureau, le chef de service et les employés. Deuxième acte : un ménage se dispute à table.

Troisième acte, encore autre chose, quatrième acte aussi, des gens complètement différents, qui ont leurs problèmes et leur psychologie.

Le dernier acte est simplement un wagon de métro où tous ces personnages se retrouvent mais ne se connaissent pas. Le rideau se baissera sans qu’aucun des personnages n’ait adressé la parole à aucun autre. Il faudrait que ce soit bien fait, donc écrit par quelqu’un qui saurait mieux écrire que moi, que l’on sente que l’un des personnages d’un acte était fait pour un personnage d’un autre acte, qu’ils passent à côté les uns des autres et ne se rencontrent pas.