30. La Fontaine

Un cas un peu particulier, celui de La Fontaine. J’ai appris ses Fables par cœur quand j’étais au lycée, ça ne m’amusait pas et je pensais tout à fait de La Fontaine ce qu’en pensent Rousseau et quelques autres : ce sont des textes de vieillard qui ne croit à rien du tout, « Ne pensez qu’à vous-même, soyez prudent, soyez égoïste, etc. » Ça me choquait beaucoup. Lamartine était aussi, je crois, assez anti-La Fontaine de ce point de vue.

C’est une morale desséchée qui traduit peut-être la nécessité à cette époque-là de veiller à sa sécurité. Par la suite, beaucoup plus tard, j’ai appris à apprécier dans La Fontaine, la construction. Je ne sais pas si on a fait des vers aussi peu poétiques et aussi bien agencés. Puis, je me suis rendu compte qu’il y avait probablement en lui un vrai poète, qui suppose des sentiments. Dans Psyché : d’une part, il y a des poèmes tels que je les aime « Jusqu’au sombre soupir d’un cœur mélancolique… », d’autre part et surtout c’est un mélange de vers et de prose unique dans toute la littérature française, et peut-être dans les autres. On est dans un poème, tout à coup on est dans de la prose et on ne s’est pas aperçu de la différence, on revient dans un poème, toujours sans s’en rendre compte. Ce sont deux courbes qui ont la même tangente à ce point-là. Il a trouvé le moyen de faire une tangente commune à deux techniques différentes.

Il se révèle un peu et donne des aperçus sur ce que pouvait être cette société policée et policière de l’époque dans ses récits des réunions du Mouton Blanc – on parle de l’autocensure en ce moment, ce n’est rien du tout à côté de celle du XVIIème siècle qui pouvait amener un homme à se suicider parce que le roi n’avait pas daigné abaisser son regard sur lui – ce cabaret où se réunissaient La Fontaine, Racine et deux autres… ils étaient quatre copains. Il commence en disant : « Quatre amis vivaient au Parnasse.» Au Mouton Blanc, c’étaient des grandes bâfrées, des grandes rigolades, un peu comme les réunions de l’Oulipo, et en même temps on créait la théorie de l’école de 1660. On mélangeait le canular, la rigolade et l’élaboration de théories qui étaient pensées – je ne sais pas si elles étaient bien pensées, mais elles étaient pensées. Tout à fait à la fin de Psyché il montre les quatre amis sortant du Mouton Blanc et rentrant à Paris au moment où le soleil se couche, marchant et continuant à parler ensemble. Une petite chose nous révèle un Racine qu’on n’a jamais vu : à un certain moment, Racine s’est retourné et est resté sur place pour regarder le coucher de soleil. On ne trouve pas beaucoup de choses comme cela dans la littérature du XVIIème siècle, et ça révèle, pour moi, tout ce qu’on mettait sous le boisseau – Racine ne devait pas s’en priver, mais il ne fallait pas qu’il en parle.

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tangente commune

MA

31. Tricher

[7 avril 1976 – François Le Lionnais / Jean-Baptiste Grasset BANDE III. Face 1]

F.L.L. J’ai fait mes études secondaires au Collège de Melun, devenu depuis lycée de Melun, pendant la première guerre mondiale. Le collège avait été transformé en hôpital militaire et nous étions dans des locaux vétustes, petits, pas faits pour être des classes, sans aucune facilité pour l’enseignement mais toutes les facilités pour se dissiper et pour copier pendant les compositions.

En classe de seconde, nous avions un vieux professeur d’Histoire (qui avait au moins quarante-cinq ans !) Il s’appelait Sieurin. Il avait fait ce qu’on appelait les Cahiers Sieurin, une idée pédagogique de l’époque : sur la page de droite, on pouvait prendre des notes, sur la page de gauche, il y avait un petit résumé. Tous les trois mois, nous avions une composition écrite. Un jour, en pénétrant dans la salle des professeurs par un vasistas, nous avons pu voir le carnet de l’excellent monsieur Sieurin et connaître, six mois à l’avance, le sujet de la composition. Le sujet était : « l’Irlande au XIXème siècle. » Le bruit s’est répandu et tout le monde a pu préparer sa composition à l’avance. C’est un sujet qui m’intéressait beaucoup, passionné que j’étais de Paul Féval et des Mystères de Londres. J’étais partisan de la libération de l’Irlande.

Une espèce d’épidémie s’est emparée des élèves, on a voulu faire une très bonne composition et tout le monde a étudié la question – ce qui montre combien tricher en classe peut être instructif. Aucun de nous n’aurait su cette question aussi bien si nous n’avions pas connu le sujet à l’avance. Nous avons commencé par nous renseigner dans nos livres, puis nous sommes allés à la bibliothèque municipale de Melun – le bibliothécaire était notre professeur d’anglais. Nous avons fait une véritable étude sur l’Irlande au XIXème siècle. Nous avons commencé à écrire notre composition et nous nous sommes pris au jeu, oubliant complètement qu’en une heure, on ne peut écrire que très peu de pages et finalement, j’ai remis une cinquantaine de pages, mon principal rival autant et les autres, suivant qu’ils étaient plus ou moins portés vers l’érudition, vingt pages, dix pages. Le dernier a remis environ six ou huit pages…

Avec le travail que j’avais fait, qui était un travail éminent, je crois que peu de gens connaissent l’Histoire de l’Irlande au XIXème siècle aussi bien que je l’ai connue à ce moment-là, je pensais que je serais premier. Or, je n’ai été que second. Au point de vue du texte et de l’érudition, je crois que j’étais un peu supérieur au premier. J’avais vraiment évoqué toutes les racines du problème irlandais au XIXème siècle, en partant du Moyen Âge, l’évangélisation, sainte Brigitte – dont je connaissais les très beaux sonnets. Je ne connaissais pas à cette époque-là la miniature irlandaise, qui est une des plus belles choses du monde. J’arrivais assez vite à Cromwell, l’assassin de l’Irlande, puis à l’exploitation de l’Irlande pendant tout le XIXème siècle avec notamment le système électoral que je racontais en détail – le découpage électoral était beaucoup plus fort que ce que nous connaissons, qui est presque timide. Il y avait, par exemple, les bourgs pourris : un bourg, quel que soit le nombre d’électeurs, avait droit à un élu. Dans certains cas, les bourgs n’avaient plus aucun électeur parce que la mer les avait envahis, mais ils existaient toujours dans le découpage. On montait en barque et on demandait : « Y a-t-il une opposition à tel nom ? » La mer ne répondait pas et le candidat était élu. Je racontais tout cela, j’arrivais aux première tentatives de libération irlandaise avec Parnell qui faisait de l’obstruction au parlement en parlant plusieurs jours de suite pour empêcher l’opposition de prendre la parole ; je racontais aussi, avec des détails très série noire, l’assassinat du gouverneur de Dublin. Et puis les aspects économiques, je donnais des statistiques sur la pomme de terre, sur la tourbe, etc. C’était une véritable thèse.

Je n’ai pas été premier parce que mon rival – il avait été plus fort que moi – avait mis des cartes géographiques et en couleurs. Il a donc été premier, ce qui était juste.

L’histoire de l’Irlande au XIXème siècle est sans doute une des choses que j’ai le mieux connue en histoire pendant longtemps.

Un de mes camarades était le cancre de la classe. Il ne fichait rien, rien ne l’intéressait, la culture ne l’intéressait pas. Il n’aimait que le dessin, il avait un talent de dessinateur. Nous étions tous les deux de très bons copains. Je n’étais pas cancre, mais j’étais marginal. Outre le dessin, il avait une spécialité assez remarquable : il écrivait merveilleusement bien. C’était un calligraphe. Pour lui, les lettres avaient un sens. Pour chaque lettre, il y avait cinq ou six présentations, puis l’enchaînement des lettres… bref, il avait le chromosome de la calligraphie.

Naturellement, il ne s’intéressait pas au sort de l’Irlande, mais tout de même, une quinzaine de jours avant la composition, il s’est dit qu’il fallait qu’il fasse quelque chose. Il m’a demandé de lui faire un texte court, de trois ou quatre pages, pour pouvoir l’écrire convenablement.

Je lui ai fait un résumé de quatre pages de l’Irlande au XIXème siècle. Il lui fallait au moins quinze jours pour écrire quatre pages : il réfléchissait à chaque lettre. Il faisait cela pendant les heures d’études – nous étions tous les deux pensionnaires.

Il avait commencé par mettre son nom et son prénom en haut à gauche, la date en haut à droite, puis « Composition d’Histoire » en rouge et souligné deux fois, puis, le sujet : « l’Irlande au XIXème siècle ». Puis il a commencé à faire son texte. Comme nous le savions, dans notre étude, nous allions le voir travailler sur son pupitre, et nous suivions ses progrès. Au bout de quatre ou cinq jours, il n’avait fait qu’une page. Il nous laissait admirer, comme un artiste qui reçoit dans son atelier. Il craignait de ne pas avoir le temps de terminer. Tant pis, il donnerait ce qui serait fait, mais il valait mieux tout de même le point final. Il a achevé à peu près quatre jours avant la remise des compositions. Mais c’était dramatique pour lui : se séparer de ce chef-d’œuvre, c’était s’arracher le cœur. Songez ! près d’un mois pour faire quatre pages ! Donc, quatre jours avant, il s’est vite mis à la refaire pour pouvoir garder l’original. En quatre jours, il a eu beaucoup de mal, il n’a pu que bâcler ses quatre pages, mais il a pu les remettre. Il a été dernier, bien entendu, il était le seul à ne remettre que quatre pages sur l’histoire de l’Irlande au XIXème siècle.

Le professeur a dû être étonné, car il a eu de quoi faire plusieurs volumes sur l’Irlande au XIXème siècle : il nous a notés justement et bien, sans faire la moindre remarque.

Si je raconte cette histoire, c’est parce que j’ai trouvé à faire ce travail un plaisir d’érudition. Je reproche à l’érudition une certaine manière de la concevoir, livresque et qui finit par éloigner de la vie, ce qui n’est pas du tout dans mes idées. Mais l’érudition comme plaisir, c’est quelque chose de très bien, et j’ai trouvé ce plaisir. J’ai aussi trouvé plaisir à la disparité des points de vue que j’introduisais : le petit point de vue série noire, le point de vue statistique, le point de vue politique, etc. Je ne pense pas que le premier soit remonté aussi loin que Sainte Brigitte.

J.B.G. C’est une expérience relativement isolée dans le cours de vos études ; ce n’est pas tous les jours que l’on connaît son sujet à l’avance !

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Monsieur Sieurin

Ce monsieur Sieurin s’appelait Ernest-Dieudonné Sieurin, On trouve ses cahiers dans les catalogues de l’INRP. MA

32. L’enseignement français

F.L.L. Certes, mais je n’ai jamais attendu qu’on me donne un sujet pour faire des recherches de cet ordre, je m’en donnais à moi-même. Mes vraies études ne sont pas celles que j’ai faites en classe. Tout au long de ma vie, je me suis fixé des buts : à un certain moment, les religions hindoues, à un autre moment, l’histoire de la chimie, etc. Je me suis fixé des buts à moi-même, de sorte qu’au fond, j’avais les sujets de composition très longtemps à l’avance.

J.B.G. Comment avez-vous vécu le système scolaire et universitaire ?

F.L.L. Je l’ai vécu d’une manière très marginale. Je ne garde pas de souvenir important de mes professeurs, du secondaire ou du supérieur. Ils étaient tous plus ou moins de braves types, mais aucun ne m’a apporté quelque chose, ni dans le primaire, ni dans le secondaire, ni à l’université. Je me suis pratiquement formé tout seul, par la lecture, pour les connaissances, et par l’action dans la vie. Cette anecdote est plus intéressante pour moi que tel ou tel souvenir de telle ou telle classe ou de tel ou tel professeur qui ne m’ont pas laissé autant de choses que l’Irlande au XIXème siècle.

J.B.G. Voilà une critique radicale du système d’enseignement !

F.L.L. Oui, et cette critique, je l’adopte totalement. Il faut dire tout de même que j’étais un petit peu à part. Un meilleur système aurait sans doute mieux mordu sur moi, mais, de toute façon, j’avais quelque chose d’un peu sauvage, légèrement asocial, qui fait que tout cela a glissé sur moi sans laisser de trace. Je ne dois rien à l’enseignement officiel.

33. Ma dominante, ce sont les mathématiques.

J.B.G. Mais tout de même, en mathématiques par exemple, il y a des choses que l’on apprend.

F.L.L. Oui, j’ai suivi l’enseignement des mathématiques, je l’ai accepté, plus que pour la littérature ou l’art, c’est vrai, mais même là, je ne dois pas beaucoup à l’enseignement officiel. Je dois beaucoup plus mes connaissances scientifiques ou mathématiques à des conversations avec des professeurs qu’à nos cours. J’ai par exemple très bien connu Maurice Fréchet, qui est un très grand mathématicien de la première moitié du vingtième siècle. Je l’ai connu par des relations de famille, et nous avons eu des conversations qui ont déchiré des voiles. En classe, naturellement, j’apprenais le cours, mais je l’apprenais plutôt par des livres que par le cours. Le livre était moins sec pour moi que le cours, à condition que le livre soit bien fait et que j’y mette un peu du mien.

J.B.G. À l’époque de cette composition d’histoire, vous étiez déjà plutôt matheux ? Vous aviez déjà fait un choix ?

F.L.L. Oui, j’avais fait un choix, mais multidimensionnel. En effet, ce qui dans l’attelage allait le mieux, c’était les maths. Je vous ai raconté comment j’ai eu ma vocation mathématique avant ma septième année : ça ne m’a jamais lâché, pas un jour de ma vie. Je n’ai jamais vécu un seul jour, même quand je souffrais beaucoup, sans avoir, au moins quelques minutes pour les mathématiques – quelques minutes ou quelques heures.

Dans mon profil général, les mathématiques ont certainement une place à part, différente de tout le reste, et de tout temps. Les mathématiques étaient déjà à ce moment-là une dominante.

D’ailleurs, aussi multidimensionnel qu’on puisse être ou désirer être, je pense qu’il serait difficile, et pas désirable, d’être égal en tout. C’est même impossible. Il me semble que tout être humain normalement constitué devrait avoir un minimum d’intérêt en mathématiques, en chimie, en peinture, en musique, dans les exercices physiques, dans la nature, les échecs, etc., et une dominante ici ou là. Pour moi, ce sont les mathématiques. Au-dessus du minimum, j’avais ma passion de la musique, du roman populaire, mais encore au-dessus, les mathématiques. Je pense qu’il est à peu près impossible que le disparate soit du disparate à égalité.

Il y a des dominantes. Ma dominante, ce sont les mathématiques, Je suis prêt à leur sacrifier le reste – d’ailleurs, je leur ai sacrifié les échecs, la poésie, la musique. J’ai choisi les mathématiques comme cet objet choisit de tomber si je le lâche, puisqu’il est attiré par le centre de la terre. Mon centre de la terre, ce sont les mathématiques, c’est en quelque sorte une chose naturelle.

J.B.Q. Dans votre progression en mathématiques, il a dû y avoir, à un certain moment, un saut qualitatif.

F.L.L. Le saut qualitatif, je l’avais fait dans mon enfance ! J’avais découvert qu’elles étaient merveilleuses, qu’elles étaient du délire, du vertige, avant ma septième année. C’est vraiment là la sortie du ventre.

34. Mathématiques: Emile Borel

J.B.G. Vos conversations avec Fréchet prenaient place à quelle époque ?

F.L.L. Après l’université, vers ma vingt-cinquième année à peu près. Ce qui a fait beaucoup dans ma formation en mathématiques, beaucoup plus que mes études, a été la découverte d’une collection de livres, introuvable maintenant, intitulée : Collection de monographies sur la théorie des fonctions.

Cette collection était dirigée par Émile Borel – dont j’ai fait la connaissance plus tard. Ce sont des livres très calés, de pointe pour l’époque, d’avant-garde. C’est là que j’ai découvert la vraie théorie des ensembles, la topologie, ce qui est maintenant un peu poussiéreux. À cette époque-là, c’était percutant, extrêmement fort.

J’ai découvert un livre d’un certain Maurice Fréchet dont le titre m’avait un peu intrigué, comme plusieurs des livres de cette collection : Les Espaces abstraits. J’ai découvert qu’on pouvait imaginer des collections de choses qu’on peut appeler point, droite et plan, qui ne sont pas du tout des objets sensibles. On les considère comme des espaces dont on ne sait rien des éléments qui les composent. On peut définir une distance abstraite dans un espace abstrait. Ça m’a paru extrêmement beau. Parler de choses qu’on ne connaît pas du tout et en parler d’une manière impeccable et logique.

C’était en quelque sorte le manifeste de ce qu’on a appelé l’analyse générale, qui est très au-dessus de l’analyse infinitésimale .

J’avais aussi découvert, dans la même collection, un livre de Sierpinski, un grand mathématicien polonais, fondateur de la topologie moderne avec Kuratowski : Les nombres transfinis. J’ai découvert que pour les mathématiciens, il y avait plus grand que l’infini, qu’on peut aller au-delà de l’infini. Cette découverte des nombres « plus grands que l’infini » a déclenché de véritables drames et des polémiques violentes chez les théologiens. Ils disaient que Dieu est infini, et on trouvait plus grand !

Émile Borel était un grand mathématicien du début du XXème siècle et un grand spécialiste de l’analyse, qu’elle soit infinitésimale ou pas. Il a été l’un des premiers partisans de l’introduction de la théorie des ensembles en France. La théorie des ensembles était assez mal vue, elle commençait à triompher en Allemagne ; en France, il y avait beaucoup de réticences. Ce qu’on lui reprochait, ce qu’on a reproché par la suite à Bourbaki, ce qu’on reproche souvent à des nouveaux mathématiciens, c’est de faire des mathématiques qui ne se raccordent pas aux précédentes, c’est de partir sur quelque chose d’autre. L’idée de Borel, avec quelques autres mathématiciens, avait été de montrer qu’il est possible d’obtenir des résultats dans le domaine des mathématiques classiques avec la théorie des ensembles. Autrement dit, elle n’est pas seulement une série de vérités nouvelles découvertes à partir de la théorie des ensembles et n’ayant d’intérêt qu’en théorie des ensembles, mais qu’elle permet de féconder également les mathématiques classiques. Le meilleur moyen de faire accepter quelque chose de nouveau est de montrer que ça ne rompt pas complètement avec ce qu’on connaît.

Il reprenait quelques-uns des grands chapitres de la théorie des fonctions et montrait comment on peut faire des découvertes importantes avec ce nouvel instrument, à la suite des mathématiques traditionnelles. Il avait lui-même publié un livre qui m’avait aussi beaucoup intéressé : Leçon sur les séries divergentes. Rien que le titre était pour moi quelque chose de très surprenant, puisque les séries divergentes, comme le disait Abel au début du XIXème siècle, sont « la honte et le scandale des mathématiques », parce qu’elles ne se laissent pas faire, elles ne se laissent pas maîtriser. Borel et quelques autres disaient que l’on peut faire quelque chose avec ces chevaux fougueux et indomptables que sont les séries divergentes.

Il n’y avait dans cette collection que des livres extrêmement intéressants, et notamment ce livre de Fréchet qui m’avait ouvert les yeux. C’était un nouveau dépucelage en mathématiques. J’ai fait la connaissance de Fréchet, Je lui ai dit combien j’admirais ce qu’il faisait. C’était un homme charmant, très modeste, comme je les préfère. De sorte que nous sommes devenus des amis, malgré une assez grande différence d’âge – il devait avoir vingt à vingt-cinq ans de plus que moi.

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vingt-cinquième année

Maurice Fréchet (1878-1973), a été nommé professeur à l’université de Strasbourg pour “refonder l’université”, juste après la première guerre mondiale. Il y est resté jusqu’à son départ pour Paris lors de la fondation de l’Institut Poincaré en 1928.

Si FLL n’est pas toujours très précis sur les dates. Il semble qu’il ait connu Fréchet vers 1926. Et ce dernier avait 23 ans de plus que lui, ce qui correspond bien à ce que dit FLL à la fin de ce chapitre. MA

collection introuvable

La collection Borel n’est pas vraiment introuvable. Elle est toujours dans toutes les bibliothèques mathématiques (à l’ENS, elle a même une étagère rien que pour elle). On la trouve aussi à la bibliothèque du Palais de la Découverte (Borel a participé à la fondation de cette institution avec son ami Jean Perrin). Certains des ouvrages ont été démodés par Bourbaki, mais ils existent toujours!

Le livre de Fréchet les Espaces abstraits est, disons, le premier livre de topologie générale français. Il a été assez vite dépassé, en particulier par Bourbaki. MA

plus grand que l’infini

“Plus grand que l’infini” est en réalité dû à Cantor (vers 1870), qui a montré, à l’aide du célèbre “procédé diagonal”, que l’infini des nombres réels est beaucoup plus grand que celui des nombres entiers. MA

théorie des ensembles

Ce que FLL appelle “la théorie des ensembles” regroupe ce que l’on appelle aujourd’hui ainsi, plus la topologie générale.
La topologie générale triomphait en Allemagne entre les deux guerres, comme le dit FLL. C’était notamment grâce à Felix Hausdorff — mais les mathématiciens français ont boycotté leurs collègues Allemands, jusqu’à la fin des années 20, puis ce sont les Allemands qui ont empêché Hausdorff de travailler (grâce à leurs lois antisémites, fin de l’histoire: il s’est suicidé en 1942 pour échapper à la déportation). Noter que Hausdorff avait une double vie: il écrivait, sous le pseudonyme de Paul Mongré (mathématicien et écrivain, je le considère comme un pré-oulipien, c’est pourquoi je le mentionne si longuement ici). MA

35. Les Grands Courants

J’ai imaginé, conçu, avant la guerre un livre qui est paru après la guerre : Les grands courants de la pensée mathématique. J’avais eu l’idée de faire ce livre, qui aurait repris les choses tout autrement que les traités. C’était un livre qui devait être à la portée des gens qui désirent avoir une culture mathématique avec, au besoin, des pointes plus difficiles que d’autres mais, en général, un niveau assez élémentaire. Je voulais aussi le traiter de la seule manière dont je conçoive les mathématiques, d’une manière lyrique – c’est d’ailleurs la manière dont je conçois n’importe quoi. C’est pourquoi j’ai voulu appeler la première partie “Le temple, l’épopée, etc.” Je voulais avoir une cinquantaine d’articles, j’avais conçu un plan qui couvrait assez bien le domaine, et je suis entré en rapports avec différents collaborateurs possibles. À mon avis, il devait y avoir les trois quarts de mathématiciens, et si possible de grands mathématiciens ; et un quart de peu mathématiciens ou non mathématiciens. J’ai obtenu des promesses de collaboration, j’avais une liste extrêmement brillante – la plus brillante qu’on puisse imaginer au monde. Là-dessus, la guerre a éclaté et ça a été la guillotine pour ce livre qui n’est qu’un rescapé.

Avant la guerre, j’avais des lettres, des promesses de collaboration qui me venaient par exemple, de Van der Waerden, le père de ce qu’on appelle l’algèbre moderne ; de Hardy, le très grand mathématicien anglais de Théorie des Nombres – un original extraordinaire –; j’avais Sierpinski, j’avais des soviétiques comme Vinogradov qui a démontré un théorème qui ressemble à l’hypothèse de Goldbach, j’avais Hilbert, j’avais Birkhoff, un très grand mathématicien américain… Enfin, j’avais une liste impressionnante. Je comptais aussi écrire à Gödel, qui m’aurait sans doute répondu oui en voyant ma liste, j’aurais écrit aussi à Brouwer, le père de la théorie dite intuitionniste – qui n’est pas une théorie de l’intuition.

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Les grands Courants

Le livre Les grands courants de la pensée mathématiques est paru au début de 1948 (mars 1948, porte l' »achevé d’imprimer »). C’est la revue de poésie Les cahiers du sud qui l’accueillit. Dans l’avant-propos, Jean Ballard, le directeur de la revue, raconte la genèse de ce livre ainsi:

François Le Lionnais se trouvait à Marseille, en 1942. Séduit par l’étendue et surtout la clarté de son savoir, je lui suggérai de provoquer les explications des meilleurs mathématiciens de ce temps, et de les rassembler en un livre qui présenterait un tableau des recherches et de l’esprit des mathématiques actuelles.

C’est aussi ce que dit FLL dans le chapitre 24 de ce texte. La description « autrement que les traités », « de manière lyrique » qualifie bien cette entreprise originale et restée unique… pour laquelle il faut renvoyer à Mathématique: (récit), de Jacques Roubaud, qui lui consacre sa Bifurcation A: Les Grands Courants du Président Le Lionnais. MA

promesses de collaboration

Pour en savoir plus sur chacun des mathématiciens cités ici, on peut cliquer sur son nom dans la liste des mots-clefs à gauche du chapitre.

Il y a deux Birkhoff, père et fils, je pense qu’il s’agissait ici du père, George Birkhoff, un des premiers grands mathématiciens américains.

Pour ce qui est de David Hilbert et L.E.J. Brouwer, on pourra lire leurs vies (pas si brèves que ça) dans L’abominable tisonnier John McTaggart Ellis McTaggart et autres vies plus ou moins brèves de Jacques Roubaud. MA

36. BOURBAKI

Là-dessus, la guerre. J’ai été forcé de renoncer à toutes mes collaborations anglaise, américaine et soviétique, allemande, de sorte que j’ai perdu pratiquement les trois quarts des très grands internationaux. J’ai pu seulement garder les grands internationaux français : Émile Borel, Fréchet et quelques autres, et Bourbaki. Dans le cas de Bourbaki, ça a été pour moi un succès, presque un triomphe, sur le plan de la vulgarisation des mathématiques. J’avais découvert Bourbaki un peu avant la guerre, vers 36 ou 37, mais j’avais été très réticent au début. D’abord, je ne comprenais pas bien leur manière d’écrire. C’était une nouvelle manière de s’exprimer qui ne correspondait pas à ce que j’avais dans mes livres – pas même ceux de la collection de Borel qui parlaient de choses nouvelles avec une forme classique.

J.B.G. La parution des fascicules a commencé à ce moment-là ?

F.L.L. Oui, vers 35-36. Je les ai connus assez tôt par Freymann qui était pratiquement le maître des éditions Hermann. Le vieux monsieur Hermann avait créé ces éditions et mis toute sa confiance en Freymann. C’était un homme selon mon cœur. C’est lui qui avait fait le pari d’éditer Bourbaki. On le voyait dans le fond d’une boutique rue de la Sorbonne, on trébuchait sur les livres, une vraie maison d’édition, avec un petit côté poussiéreux. Dans le fond, son bureau était également encombré de livres. Il m’avait expliqué comment il était décidé à éditer un nouvel auteur collectif, Bourbaki, me disant : « Oh, évidemment, on en vendra peut-être deux cents exemplaires. Les universités, quelques amis, et voilà tout. » Ils ont été très surpris de dépasser le million – l’affaire est moins bonne maintenant, elle commence à décliner.

J’ai donc lu ces premiers Bourbaki avec une certaine hostilité. Ça me paraissait un peu imbuvable, très artificiel, je n’entrais pas du tout dedans. J’étais déjà assez familiarisé avec la théorie des ensembles, bien entendu, mais Cantor l’exposait d’une façon nouvelle. Et puis, au bout de quelque temps, ça a été la révélation, je me suis trouvé sur mon chemin de Damas, et je suis devenu hyper-bourbakiste, par conséquent intolérant, sectaire, méprisant tout ce qui n’était pas Bourbaki et ne jurant que par Bourbaki.

Un de ceux que je connaissais le mieux était Ehresmann qui est encore professeur, un vieux professeur habité par un certain génie.

Je suis donc converti à Bourbaki et je voulais, pour mon livre, avoir un article de Bourbaki sur Bourbaki. Mais, si j’étais un bourbakiste très ardent, je me séparais d’eux tout de même sur deux points : d’abord, je leur reprochais un certain aristocratisme, ce qui est l’opposé de ma nature – quand je suis à côté d’un chat, je ne vois pas de différence entre l’être vivant qu’il est et l’être vivant que je suis, je ne fais pas du tout d’aristocratisme avec lui – et puis, un certain mépris de l’enseignement élémentaire, alors que ça me semble important, et par conséquent de la vulgarisation. Ils avaient aussi – mais là, je les ai rejoints plus tard – un certain mépris pour les applications des mathématiques. Je ne suis pas du tout doué pour les applications, mais j’ai de la reconnaissance pour des choses pour lesquelles je ne suis pas doué – de la reconnaissance pour les gens qui font le café, qui le cueillent, qui l’apportent, qui le cuisent, etc., quoique je ne sache pas très bien faire un bon café. Pour le reste, j’étais plein d’une sorte d’adoration. Elle s’est beaucoup atténuée depuis, j’ai découvert les anti-bourbakistes, les au-delà du bourbakisme, et tout cela m’a paru intéressant.

Ehresmann m’a mis en rapport avec d’autres, notamment avec Dieudonné qui est l’un des cinq pères de Bourbaki, avec André Weil, Delsarte, Chevalley et Cartan. J’ai eu beaucoup de mal à les convaincre de faire un article de vulgarisation.

Ils l’ont appelé “L’architecture des mathématiques”. Ils ne l’ont d’ailleurs pas regretté car cet article a été comme une traînée de poudre, il a été traduit dans le monde entier et il a fait connaître Bourbaki. J’ai eu d’ailleurs des discussions avec eux à propos de cet article, et je me souviens leur avoir posé un problème sur la définition qu’ils donnaient de la mathématique, qu’ils ont discuté sans pouvoir le résoudre : ou bien, la mathématique est l’étude d’ensembles munis de structures, ou bien la mathématique est l’étude des structures – ce qui est plus conforme à mes goûts.

J’ai eu aussi un article de Dieudonné, d’André Weil. L’article d’André Weil m’est parvenu après la guerre, à mon retour de déportation. On me croyait mort et on pensait que le livre ne paraîtrait jamais. Je suis revenu, j’ai pris le temps de reprendre trente-neuf kilos, et j’ai repris mon occupation. L’article qu’André Weil m’a donné était intitulé “L’avenir des mathématiques”. Je lui avais demandé cela en pensant au célèbre exposé d’Hilbert intitulé “Sur les problèmes les plus célèbres des mathématiques”. Cet article d’André Weil est le plus difficile de tout le bouquin et celui qui tient le plus au point de vue mathématique. Je ne sais pourquoi, André Weil avait envoyé cet article à Cartan le père – qui m’avait donné un article aussi. Élie Cartan est un homme extrêmement doux et modeste et il m’a remis l’article en me disant : « Il est bien difficile, je ne suis pas sûr d’avoir tout compris. »

J’ai demandé à Fréchet, qui était alors devenu un ami, deux articles. Je précisais bien à chacun de mes auteurs comment il devait faire l’article : j’entendais qu’il y ait une certaine homogénéité – une certaine hétérogénéité bien sûr, mais je ne voulais pas que ce soit un ramassis d’articles qui se contredisent, écrits de manière très différentes. J’ai fait un plan à chacun et il a été accepté par tout le monde. Le plus obéissant a été Louis de Broglie qui m’a fait un article sur le rôle de l’imagination dans les mathématiques, puis deux articles : l’un sur la généralisation de la notion de nombre, l’autre sur les généralisations de la notion d’espace.

La guerre éclatant, je perds presque toute ma collaboration internationale et une partie de ma collaboration française. Heureusement que de très grands mathématiciens étaient restés en France : il y avait Fréchet, il y avait Émile Borel, Paul Montel, qui est mort à 99 ans trois quarts, il y avait Deltheil, le recteur de Toulouse, et puis les bourbakistes.

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publication des fascicules

Bourbaki est né en 1935. Le premier fascicule publié (fascicule de résultats en théorie des ensembles) l’a été en 1939. Les suivants (topologie) en 1940. La date 35-36 donnée par FLL est donc inexacte (un souvenir déformé).

Il est fort probable qu’il a connu des membres de Bourbaki avant 1939, mais il n’a rien pu lire dont il pût dire qu’il ne comprenait pas bien leur manière d’écrire avant cette date. MA

Freymann

Enrique Freymann, personnage courageux et haut en couleurs, apparaît dans les souvenirs de Laurent Schwartz (Un mathématicien aux prises avec le siècle):

Freymann, directeur de la Librairie Hermann, ne manquait pas de courage en publiant la thèse d’un Juif [celle de Schwartz] et en l’exposant en devanture en 1943! Il présentait même dans sa vitrine des textes d’Einstein, interdits à la publication. C’était un Juif mexicain, et le Mexique n’était pas en guerre avec l’Allemagne. De temps à autre, la Gestapo passait dans son magasin de la rue de la Sorbonne pour exercer sur lui des pressions discrètes. Il leur répondait: « Il y a quatre Juifs mexicains en France et dix mille Allemands au Mexique; alors laissez-moi tranquille. »

Freymann fut l’éditeur de Bourbaki, « il a cru en nous et nous a encouragés quand tout le monde se moquait de nous », écrivit André Weil lors de la mort de Freymann en 1954. MA

vieux professeur

La mention du “vieux professeur” Ehresmann est étonnante. Charles Ehresmann était un des Bourbaki, il est né en 1905 (pour situer les autres, Henri Cartan est né en 1904 et André Weil en 1906). Il était, notamment, plus jeune que FLL.

Le “encore professeur” est aussi assez étonnant. Je ne suis pas sûre de la date exacte où Ehresmann a pris sa retraite, mais je suis certaine qu’en 1974-75, il était professeur à Paris 7. En d’autres termes, au moment où FLL prononçait ces paroles, Ehresmann était un mathématicien actif. MA

“L’architecture des mathématiques”

L’article “L’architecture des mathématiques”, qui a peut-être été écrit par Dieudonné tout seul, a été traduit en anglais et publié en 1950 par l’American mathematical monthly. Bourbaki était déjà bien connu.

Une des raisons de cette “re-publication” est peut-être le fait que, notamment à cause de la durable pénurie de papier qui a suivi la guerre, FLL n’a pu donner des tirages à part à ses auteurs. Ce que le périodique américain a dû faire. Une autre raison (plus évidente) peut avoir été la présence d’André Weil aux Etats-Unis. MA

L’article d’André Weil

Sur l’article d’André Weil, voici quelques informations factuelles, issues de la correspondance Cartan-Weil et des archives Bourbaki.

Si l’article est parvenu à FLL après la guerre, c’est parce qu’il l’a demandé après la guerre. André Weil l’a écrit alors qu’il était professeur à Sao Paulo, entre 1945 et 1947 (il l’a d’ailleurs donné aussi au journal de la société mathématique de Sao Paulo qu’il venait de contribuer à fonder, notamment à cause de la question des tirages à part, voir la note précédente).

A ce sujet, il y a une correspondance intéressante entre FLL et Henri Cartan, d’une part, Cartan et Weil de l’autre (Henri Cartan servait d’intermédiaire).
Pourquoi Élie Cartan? C’est très simple: Henri Cartan servait d’intermédiaire entre FLL et AW… mais de 1945 à 1947, il était à Strasbourg et il utilisait son père (qui vivait à Paris) comme intermédiaire pour le courrier en provenance du Brésil (voilà une note réellement érudite, n’est-ce pas?). MA

37. En attendant, Godeaux

Je n’ai pu avoir à l’étranger qu’un Belge et deux Suisses.

Le Belge, c’était mon ami Godeaux, mort il n’y a pas très longtemps, un spécialiste de géométrie algébrique à l’ancienne manière – elle est complètement dépassée, mais fort intéressante. J’avais beaucoup d’admiration pour deux petits livres de Godeaux, des livres charmants qui se lisent comme une bonne citronnade : Les géométries et La géométrie.

Les deux Suisses étaient Rolin Wavre, qui a fait une histoire des congrès internationaux de mathématiciens et qui est un spécialiste des groupes et m’a fait quelque chose sur le thème : mathématiques et musique. Il connaissait Bach d’une manière absolument admirable, il le comprenait d’une manière intellectuelle parfaite et y était sensible d’une manière très intense. J’avais un autre Suisse, mais qui n’était pas mathématicien, Le Corbusier, il est mort sans rien connaître aux mathématiques. Il m’a donné un article qui, au fond, n’était pas très à sa place dans ce bouquin, mais qui était sympathique.

J.B. Vous connaissiez les deux épistémologues qui ont disparu pendant la guerre, Cavaillès et Lautman ?

F.L.L. Oui, tous les deux me devaient un article, l’un me l’a donné, Lautman, et l’autre, Cavaillès, a été tué avant. J’étais en rapport avec eux. Maintenant Desanti leur a pratiquement succédé dans l’épistémologie mathématique.

J’ai tenu aussi à introduire des jeunes dans ces Grands courants, dont Desanti qui était un jeune et timide professeur de philosophie de secondaire. Il avait déjà en préparation une thèse sur les fonctions de variable réelle qui a été pratiquement son entrée dans la philosophie des mathématiques. Il était vraiment complètement inconnu à ce moment-là – j’avais eu du nez ! J’ai introduit un autre jeune qui était d’une timidité qu’il a beaucoup abandonnée depuis, Roger Godement. Le troisième jeune était Germain qui est maintenant secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Aussi extrêmement timide. Il m’avait donné quelque chose sur les mathématiques actuelles – il n’avait pas très bien compris ce qu’était Bourbaki, mais il m’a donné quelque chose d’honorable, très classique, très traditionnel. Je ne me suis trompé sur aucun de ces jeunes, ils ont fait leur chemin depuis.

Les grands courants finissent par paraître. J’ai d’ailleurs annoncé une suite. J’ai la liste de tous les articles que je voudrais faire, ça ferait un livre très gros. J’aimerais avoir pour adjoint un jeune mathématicien pour faire ce livre. Je n’en ai pas. J’ai toute une série de choses sur les mathématiques chez les animaux par exemple, sur les mathématiques chez les enfants dans la première année ; sur les mathématiques dans la préhistoire… des domaines qu’on n’explore pas d’habitude. Il y a un domaine sur lequel je suis revenu, ce sont les ordinateurs. C’est un domaine que j’ai longtemps méprisé; les mathématiciens méprisent, avec beaucoup d’aristocratisme, les calculateurs. Ce serait un beau livre… ça fait partie des livres que je n’écrirai sans doute jamais…

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Mon ami Godeaux

Lucien Godeaux (1887–1975) — mort peu de temps avant les entretiesn, en effet, était un géomètre belge.

Godeaux, belge épais,

note RQ dans son journal en 1954;

[…] malheureusement, ils ont convié L. Godeaux, abominable raseur et conforme aux idées préjugées sur les Belges,

note-t-il, cohérent, dans son journal en 1963. MA.

Rolin Wavre

Rolin Wavre (1896-1949) était professeur à l’université de Genève (NB: Rolin est son prénom). Il a écrit un petit historique des congrès internationaux de mathématiques pour les Grands courants. Mais il n’a pas du tout écrit sur mathématiques et musique: c’est un deuxième Suisse qui a fait ça (donc, avec Le Corbusier, ça fait trois auteurs suisses dans ce livre), Andreas Speiser (1885-1970), dont l’article porte plus généralement sur Les groupes et les arts. MA

Cavaillès, Lautman, Desanti

Albert Lautman (1908-1944) et Jean Cavaillès (1903-1944), tous deux philosophes des mathématiques, tous deux amis de Bourbaki, ont tous deux été fusillés pour faits de résistance.
L’article de Lautman porte sur Symétrie et dissymétrie en mathématiques et en physique. MA

des jeunes

Jean-Toussaint Desanti (1914-2002), philosophe des mathématiques et élève de Cavaillès, est l’auteur dans Les grands courants d’un article plutôt historique sur les fonctions de variable réelle.

Roger Godement, né en 1921, était un jeune Bourbaki.

Paul Germain (1920-2009), un professeur de mécanique, a été secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences de 1975 à 1996. Il a donné un petit article historique aux Grands courants. MA

38. UNESCO

Donc, je rentre en mai 45, je me refais une santé, je reprends mes activités, je fais paraître Les Grands courants, j’entre à l’École Supérieure de Guerre – la première fois qu’il y a un civil depuis Louis XV – et enfin j’entre à l’UNESCO en 1950. À l’UNESCO, j’avais en charge la division “Enseignement et popularisation des sciences”. Les deux aspects, enseignement et vulgarisation m’intéressaient. Mais au bout de quelque temps, j’avais acquis une réputation de « je-sais-tout ».

De tous les départements, département de la culture, département des sciences sociales, des sciences humaines, de la littérature, etc., on me téléphonait pour me demander des tuyaux. On me consultait notamment du département des sciences quand il y a eu des activités mathématiques. Or, vers 51 ou 52, les ordinateurs ont commencé à se répandre, mais d’une manière encore très timide. On ne pensait pas que toutes les entreprises auraient leur ordinateur, on pensait que les grands états auraient chacun le leur – ou deux peut-être, un pour les utilitaires et un pour les administrations.

Chaque pays créait un service des ordinateurs dépendant d’un ministère ou d’un autre. On a décidé de créer un centre international de calcul mécanique dont le siège était à Rome – après bien des débats et des luttes entre les pays d’Europe. On m’a demandé de m’en occuper.

Ça sortait de mon département mais, tout naturellement, on me confiait tout ce qui avait un caractère plus ou moins mathématique. Ça ne me déplaisait pas. On crée une commission internationale, bien sûr, elle doit se réunir à Paris. J’en ai pris tout naturellement le secrétariat et je me suis arrangé pour faire mettre dedans Fréchet et Borel.

Borel m’avait séduit par sa clarté. Son style me paraissait transparent. Comme du verre. Des années après, je me suis rendu compte qu’il n’était pas si transparent que ça. J’avais des relations amicales avec Borel et presque affectueuses avec Fréchet. Borel était un peu un empereur – un peu à la manière de Dieudonné maintenant. J’organisais les réunions avec le président au siège, avenue Kléber.

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empereurs

Borel était peut-être un empereur, mais Dieudonné était, selon la terminologie de Bourbaki, un adjudant. Vu par une étudiante de ces années 70, il se comportait plutôt en pape qu’en empereur. MA

39. Transcendance

Lors d’une de ces réunions, à la pause thé, je dis à Émile Borel : « On vient de recevoir le calcul par ordinateur des 2000 décimales de π et de e. » J’ajoute : « Au fond, c’est peut-être un peu ridicule de chercher les décimales par ordinateur. De toute façon, elles sont distribuées d’une manière tellement irrégulière, au moins en apparence, comment dominer cette irrégularité par un examen de l’ordre de succession, ce n’est pas possible. » Je ne suis pas sûr de ne pas m’être trompé à ce moment-là. « On ne trouvera rien avec ces 2000 décimales de e et de π. À quoi cela peut servir ? » Il me répond : « Mais pas du tout ! Vous n’y êtes pas du tout ! Donnez-les moi vite ! » Je les lui ai données immédiatement et il les a emportées avec lui.

Le jour de la réunion suivante, à la pause thé, il me dit : « J’avais bien raison et je vous remercie de m’avoir donné ces documents. J’en ai fait une communication à l’Académie des sciences : la distribution des décimales n’est pas la même. La distribution des décimales est beaucoup plus proche de la probabilité du déci-normal dans π que dans e où il y a un peu plus d’écart par rapport au dixième. » Je n’ai pas le droit de penser autre chose que ce que pensait Émile Borel, mais au fond de moi, j’avais une réticence.

J’en parle à Fréchet, je lui raconte ce que pense Borel et il me dit : « Mais c’est idiot ! C’est parce que vous aviez les 2.000 premières, si vous en aviez eu un milliard, ça aurait peut-être changé dans l’autre sens, et un milliard de milliards, encore dans l’autre sens, etc. Vous n’en savez rien de cette manière-là. » On n’a pas résolu le problème de qui a raison de Borel ou de Fréchet – je me sens de cœur du côté de Fréchet. C’est mon instinct qui me dit cela, bien entendu. J’ai repensé à cette histoire assez souvent. Au fond, j’ai pensé toute ma vie au nombre e et au nombre π. Pas tellement à leur expression en décimales.

Avant la guerre, j’avais en préparation un autre livre qui ne paraîtra jamais sur le nombre π, un bon gros livre plein de merveilles sur π : toutes les manières de l’aborder comme une cruche qui aurait des tas d’anses.

On peut le saisir évidemment par les cercles et leurs diamètres, mais on peut le prendre aussi par l’analyse, par des nombres entiers, par des probabilités – vous connaissez la probabilité pour que deux nombres entiers soient premiers entre eux ? On pourrait faire ça dans un music-hall, ça aurait un effet très Uri Geller : vous demandez à deux personnes qui ne sont pas des compères de vous dire deux nombres entiers, aussi grands, aussi petits qu’ils veulent, puis à deux autres personnes, etc. Pour que ça fasse un effet impressionnant, il faudrait avoir une centaine de couples et des gens qui ne sont pas des compères. Vous aurez donc cent couples de nombres. Combien seront premiers entre eux ? et combien ne le seront pas ? C’est 6/π2. Remarquez, c’est pratiquement 0,6. Donc, on peut introduire π par les probabilités.

On peut l’introduire par l’aiguille de Buffon : vous laissez tomber une aiguille par terre, sur les raies du plancher, et vous trouverez un grand nombre de fois le nombre π si vous prenez une aiguille égale à la moitié de la distance de deux raies – en fait, vous introduisez des cercles idéaux sur le parquet.

C’est une chose qui m’avait toujours intéressé et je voulais faire ce livre que je ne ferai pas. J’ai un ami qui me le reproche de temps en temps, chaque fois qu’il vient en France, c’est Bovet, le prix Nobel de physiologie de médecine. C’est un grand ami. Il est suisse, voulait être naturalisé Français mais on lui a refusé son dossier de naturalisation parce qu’on le trouvait trop à gauche. Il est allé en Italie et là on a été très heureux de l’accueillir et il a été prix Nobel.

J.B. Pourquoi un physiologue s’intéresse-t-il au nombre π ?

F.L.L. Bovet a une très bonne culture et une culture mathématique qui n’est pas négligeable. Et il s’y intéresse. Heureusement, il n’y a pas que des gens qui sont spécialisés.

Je reviens au nombre π et à ses décimales qui ne sont qu’un aspect de l’intérêt que je porte à ce nombre, et au nombre e. Ils font d’ailleurs partie de ma collection de nombres remarquables. Ma collection est unique au monde. Peu de collectionneurs n’ont pas de rivaux !

Ce sont deux nombres transcendants. Cela veut dire qu’ils ne sont pas racines d’équations algébriques. C’est plus mystérieux que les équations comme ax2+ bx + c, qui ont deux racines. Vous pouvez prendre du trente-cinquième degré, du millième degré, peu importe, ça a toujours un certain nombre de racines, autrement dit de solutions, qu’on appelle des nombres algébriques si les coefficients sont entiers. Mais il y a des nombres qui ne peuvent être solution d’aucune équation algébrique, quelle qu’elle soit, ce sont les nombres qu’on appelle les nombres transcendants. π est un nombre transcendant et e aussi. Leur transcendance a été trouvée il y a un siècle, j’ai d’ailleurs fêté la découverte de la transcendance de e en 1973 car elle a été trouvée en 1873 – je ne crois pas que je fêterai l’anniversaire de la découverte de la transcendance de π en 1982.

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communication à l’Académie des sciences

Il y a en effet sur ce sujet une note de Borel aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, elle a été communiquée le 28 mai 1951 (et elle est parue dans les Comptes rendus, tome 232, p. 1973-74). Elle s’appelle Les décimales de e et de π. Elle fait état de 2000 décimales de π et de 2500 décimales de e calculées par des ordinateurs (et de travaux de von Neumann). Comme tous les lecteurs s’en seront aperçus, il y a une petite erreur à la fin de la note. MA

livre plein de merveilles sur π

Il existe un livre plein de merveilles sur π, c’est Le fascinant nombre π, de Jean-Paul Delahaye (paru en 1997 dans la collection Belin-Pour la science). MA

anniversaire

La transcendance de e a été démontrée par Charles Hermite en 1873, celle de π par Ferdinand von Lindemann en 1882. MA