Le Petit traité de poésie française de Banville, en 1871, définit, on l’a vu, ce qu’il appelle le ‘sonnet régulier’. Sa définition est férocement restrictive. Banville n’autorise en fait qu’une seule disposition de rimes: abba abba (Q15) pour les quatrains, ccd ede pour les tercets (T14) . Toutes les autres dispositions sont qualifiées d’irrégulières. Pour Banville, en outre, l’adjectif ‘irrégulier’ n’est pas élogieux, bien au contraire.
Si on admet cette définition, la grande majorité des sonnets français depuis Marot et Peletier du Mans (à l’exception, notable, de Malherbe) sans omettre Du Bellay et Ronsard) sont irréguliers.
Il en est de même, bien sûr, de la plupart des sonnets de Baudelaire.
Les injonctions de Banville ont eu une certaine influence. Une enquête, provisoire mais un peu étendue, donne les résultats suivants:
– Sur 42 ensembles d’au moins dix sonnets publiés antérieurement au ‘Petit traité » un seul ne se compose que de sonnets banvillement réguliers.
– Sur 205 ensembles publiés entre 1871 et 1914, 14 respectent la norme (dont 10 entre 1876 et 1896). C’est peu. Parmi les poètes encore un peu connus aujourd’hui qui adoptent la règle de Banville, je ne vois guère que Jean Richepin, (dans Les Blasphèmes de 1884 et La mer (1886)), et Renée Vivien (en 1910).
Ce n’est, par exemple, le cas ni de Rimbaud, ni de Verlaine, ni de Cros, ni de Corbière, ni de Laforgue, ni, contrairement à ce qu’on pourrait penser, de Coppée, de Sully-Prudhomme ou de Heredia.
Certes, pour la répartition entre les deux types majeurs de dispositions de rimes dans les tercets, (la disposition exigée par Banville d’une part, et la disposition ‘marotique’ ccd eed (T15), la plus fréquente dans l’histoire du sonnet en langue française), on décèle une tendance à privilégier la première après 1866 (première livraison du Parnasse Contemporain) (cf par exemple le concours de sonnets de la revue La Plume, de 1890), mais il est clair que la tentative de faire du sonnet une forme entièrement fixe, et même rigide, n’a pas réussi.
(On remarquera que les commentateurs de Mallarmé, et plus généralement de la poésie de cette époque, ignorent le plus souvent le caractère particulièrement restrictif de la définition banvilienne, parlant de ‘régularité’, sans plus, et oscillant, selon les circonstances, entre plusieurs critères de cette régularité).
Ceci posé, qu’a fait Mallarmé? L’examen de l’édition critique Barbier-Millan (Flammarion 1983) conduit aux constatations suivantes (en tenant compte seulement des dates attestées):
– 1 Aucun sonnet composé antérieurement à 1871 n’est régulier (au sens de Banville)
– 2 Après cette date, Mallarmé compose des sonnets de deux types distincts:
a – des sonnets parfaitement réguliers-banvilliens. Le premier semble avoir été, en 1876, Le Tombeau d’Edgar Poe.
b – des sonnets dont la ‘formule de rimes’ est abab cdcd efef gg, qui est celle du sonnet anglais dit ‘shakespearien’, avec (par rapport au sonnet anglais) l’innovation suivante (qui semble bien de son invention, quoique en partie empruntée à Auguste Barbier, comme l’a signalé justement Alain Chevrier): une répartition sur la page où les quatre unités strophiques sont séparées par une ligne de blanc. Le premier exemple de ce type, ‘La chevelure vol d’une flamme à l’extrême / …., est nommé, dans un ms autographe daté 1887-8 ‘ ‘Sonnet sur un mode de la Renaissance Anglaise »; et publié en 1889 comme ‘Sonnet sur le rythme de la Renaissance anglaise’.
– 3 Trois sonnets antérieurs à 1870 sont corrigés (du point de vue de la disposition des rimes) dans le sens de la régularité.
a – Le Pitre chatié devient régulier.
b – – « De l’orient passé des Temps » (1868), où les quatrains sont à rimes différentes, devient d’abord ‘Alternative’, avec des quatrains alternés(1869), et enfin « Quelle soie aux baumes de temps », régulier.
c – Le ‘sonnet en x ‘, reste ‘irrégulier’ dans ses quatrains et dans ses tercets; mais les tercets se rapprochent de la régularité (impossible à atteindre étant donné le jeu constitutif sur ore/or, et yx/ixe, qui limite à 4 le nombre total des rimes distinctes); au lieu de cdd cdc (T28) disposition très ‘libertine’ (selon la terminologie en usage dans la première moitié du siècle) on a, en 1887, ccd cdc (qui rétablit le couplet caractéristique que le sonnet français place au début des tercets)
– 4 En 1891, comme on sait, Mallarmé envisage une publication de ses Poésies. (D’abord nommées Vers). L’édition Deman ne paraît qu’en 1899, après sa mort. Elle est fondée sur la ‘maquette’ envoyée à l’éditeur en 1894. Comment Mallarmé y désigne–t-il les sonnets qu’il retient pour cette édition?
a Avant ‘Plusieurs sonnets’ aucun poème n’est désigné comme sonnet. Tous ceux qui suivent sont réguliers. Je suppose (mais ce n’est pas nécessaire pour les conclusions tirées ci-dessous) que, comme dans les éditions antérieures partielles de 1887, 1891 et 1893, tous les poèmes qui suivent le ‘sous-titre’ doivent être compris comme qualifiés de ‘sonnets’.
b Aucun sonnet ‘néo-shakespearien’ n’est désigné comme sonnet.
c. Dans la ‘Bibliographie’ que Mallarmé joint à son envoi, Salut et Remémoration sont désignés comme sonnets. Ils sont réguliers.
d. Mallarmé prévoit, à la suite de la ‘Bibliographie’, une ‘Table’. Dans la Table, les désignations supplémentaires suivantes apparaissent : Le Pitre chatié (régulier) et Tristesse d’été (à quatrains alternés) sont notés ‘sonnets’; Placet futile, Renouveau, Angoisse et Le Sonneur sont dits ‘sonnets irréguliers’. Ils le sont (du point de vue banvillien, bien entendu).
– 5 L’édition Deman ajoute à la maquette de 1894 trois poèmes: – Le Tombeau de Paul Verlaine (dont Mallarmé avait prévu l’insertion), – Hommage à Puvis de Chavannes et – Hommage, à Vasco de Gama, composés plus tard. Les deux premiers sont des sonnets réguliers; le troisième est ‘néo-shakespearien’.
– 6 La responsabilité des deux derniers ajouts et surtout le choix de leur position dans l’édition Deman (reprise par la nouvelle édition de la Pléiade) n’est pas parfaitement claire pour moi. L’édition critique indique, pour chacun d’eux, ‘ajouté au crayon d’une main inconnue’, et précise plus loin que Deman ‘obtient de Geneviève (Mallarmé), les textes de trois poèmes de son père composés et publiés après 1894’. Quoiqu’il en soit, la maquette de 1894 (complétée du Tombeau de Paul Verlaine), comme les éditions partielles antérieures, s’achève par des sonnets réguliers.
Quelles conclusions tirer de ces constatations?
1 L’ensemble des Poésies est mis sous le signe du sonnet régulier au sens de Banville. C’est un sonnet banvillien, Salut, qui, au détriment de l’ordre généralement chronologique, est placé au commencement du livre. C’est un sonnet banvillien qui le conclut et une suite de sonnets banvilliens termine la version de 1894-95.
2 A partir de 1876 (au plus tard),
– Mallarmé adopte implicitement la distinction banvillienne entre sonnet régulier et sonnet irrégulier,
– ne compose plus que des sonnets banviliens
– ou des sonnets ‘à l’anglaise’ qu’il ne désigne jamais comme ‘sonnets’ dans les Poésies, (version de 1894, en tout cas) (ils sont notés sh dans le choix)
– corrige formellement certains de ses sonnets dans le sens de la régularité ainsi entendue,
– tend à réserver la désignation explicite de ‘sonnet’ aux sonnets banvilliens.
3 Une telle importance accordée à la forme du sonnet est exceptionnelle chez les poètes de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
4 Une telle ‘conversion’ à la fixité extrême de la forme que représente le choix des normes banviliennes est assez exceptionnelle chez les poètes de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
5 La succession des sonnets dans les Poésies-1894 n’est pas strictement conforme à la chronologie de la composition, mais indique nettement trois moments hiérarchiquement ordonnés, (le sonnet banvillien ‘Salut’ étant, à part, mis en exergue).
a – 6 sonnets, dont tous les sonnets irréguliers retenus.
b – tous les sonnets ‘anglais’, accompagnés d’un seul sonnet banvillien.
c – enfin, après le sous-titre ‘plusieurs sonnets, et jusqu’à la fin, 15 sonnets banvilliens.
6 Le choix des mètres adoptés pour le sonnet banvillien montre que Mallarmé, dans cette partie finale (ainsi que dans les sonnets banvilliens qui précèdent) est encore plus ‘régulier’ que ne l’exige Banville. Celui-ci, en effet, dans un accès de laxisme, offre au compositeur de sonnets le choix du mètre (« le Sonnet peut être écrit en vers de toutes les mesures »). Mais Mallarmé n’emploie que l’alexandrin et l’octosyllabe (l’alexandrin domine dans ses sonnets banviliens, alors qu’il n’y a qu’un seul sonnet ‘anglais’ dans cette mesure; un sonnet banvillien en alexandrins achève le livre). (Remarquons aussi que l’hommage à Puvis de Chavannes, ajout de l’édition Deman, est en heptasyllabes).
7. Je pense que tout ceci montre l’extrême importance de la forme-sonnet dans la conception mallarméenne de la poésie.
8 Il est clair par ailleurs que Mallarmé a tenté d’aller plus loin qu’une conception de la poésie où la forme suprême est celle du sonnet. Mais il n’y est parvenu qu’après l’achèvement des Poésies, disons en 1895, par ‘Le coup de dés’.
Remarque : une étude approfondie de la manière dont les principaux poètes ont traité la forme-sonnet est à faire. Il n’en existe aujourd’hui qu’une qui mérite ce nom : celle que J.C. Aroui à consacré à Verlaine (L’auteur étudie le sonnet verlainien d’une manière très approfondie).