Archives de catégorie : T28 – cdd cdc

La plaie que depuis le temps des cerises, — 1944 (5)

Jean Cassou (Jean Noir) – 33 sonnets composés au secret

XXIII

La plaie que depuis le temps des cerises,
je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour.
En vain les lilas, le soleil, les brises,
viennent caresser les murs des faubourgs.

Pays des toits bleus et des chansons grises,
qui saigne sans cesse en robe d’amour,
explique pourquoi ma vie s’est éprise
du sanglot rouillé de tes vieilles cours.

Aux fées rencontrées le long du chemin
je vais racontant Fantine et Cosette.
L’arbre de l’école, à son tour, répète

Une belle histoire où l’on dit: demain…
Ah! jaillisse enfin le matin de fête
où sur les fusils s’abattront les poings!

Q8 – T28  tara

Hilversum Kalundborg Brno l’univers crache — 1940 (1)

Aragon Le Crève-Coeur


Petite suite sans fil

Hilversum Kalundborg Brno l’univers crache
Des parasites dans Mozart du lundi au
Dimanche l’idiot speaker me dédie ô
Silence l’insultant pot pourri qu’il rabâche

Mais Jupiter tonnant amoureux d’une vache
Princesse avait laissé pourtant en rade Io
Qui tous les soirs écoutera la radio
Pleine des poux bruyants de l’époux qui se cache

Comme elle – c’est la guerre – écoutant cette voix
Les hommes restent là stupides et caressent
Toulouse PTT Daventry Bucarest

Et leur espoir le bon vieil espoir d’autrefois
Interroge l’éther qui lui donne pour reste
Les petites pilules Carter pour le foie

Q15 – T28

Ma maison est yssue de cet païs de llanes, — 1938 (1)

Ch. Nismes – Un poète inconnu du 16ème: Les sonnets guerriers et galants de Corbeyran de Gabarret.

« Au printemps de 1938, ayant affaire dans une métairie à quinze cent mètres de la route qui va de Monteshus à Cancon et Monflanquin, en Lot-et-Garonne, je trouvai à cette maison l’aspect d’une gentil-hommière délabrée, qui lui donnait deux vieux ormeaux, un pigeonnier croulant et les restes d’une garenne;
le propriétaire me dit qu’en achetant cette demeure, son père y avait trouvé des papiers très mal écrits et très vieux, des actes notariés, pensait-il.
Ayant demandé à les voir je tombai, à ma grande surprise sur des vers pittoresques et complètement inconnus paraissant remonter à la seconde moitié du 16ème siècle.
Tous les archivistes savent que les écritures de cette époque sont encore plus difficiles à lire que celles des siècles antérieurs. Par bonheur, l’écriture de ce fragment de manuscrit était grosse et assez peu fioriturée. Mais beaucoup de pages avaient été arrachées. Les autres étaient salies, maculées, rongées par les souris. J’ai rétabli à grand peine 22 sonnets. On voudra bien m’excuser si mes interpolations ont pu manquer parfois d’adresse, car il y a des années que le temps m’a manqué pour relire les poètes du 16ème siècle.
Je ne sais rien de Corbeyran de Gabarret, sire de Magnoac, et sans les deux premiers sonnets, j’ignorerais même son nom. Ce cadet de Gascogne, officier subalterne de ‘piquiers piétons’, parait avoir servi de longues années sans beaucoup d’avancement. ….
Il ne se gêne pas pour prendre, à l’occasion, quelques libertés avec les règles strictes de cette forme poétique, quoique d’autres sonnets soient tout à fait réguliers, et même élégants.

Origines

Ma maison est yssue de cet païs de llanes,
Ne en bled, ne en vins fertile. Lanusquets,
On nous dénomme ainsy dans le duché d’Albret,
Riche de pins, sans pain aultre que de millanes;

Ou chasteignes. Tenions castel en Gabarret.
Il advint qu’il nous fust confisqué par arrest
De Parlement. Depuys je hays toutz cets infasmes
Gens de robbes, qui vont desrobbant corps et asmes.

Et pour moy, je suys né, ce jourd’huy soixante ans
En un autre païs verdoyant de Gascoigne.
Droict vers les baronies en tyrant sus Hespaigne.

Bon terroir qui produict des chevaulx excellens,
Fruicts et grains. Populeux; nulle espouse brehaigne.
A pour nom Magnoac, aux ruysseaus murmurans.

Q18 – T28  – Rien que le traitement de la rime montre que ce sonnet n’a pas pu être composé au seizième siècle

Sans plus tacher de plaire ou même d’émouvoir, — 1932 (4)

Natalie Clifford Barney in  Le Manuscrit autographe

4
SONNET

Sans plus tacher de plaire ou même d’émouvoir,
Laisse-moi m’approcher de toi, plus virginale
Que la neige ; apprends-moi ta paix impartiale,
Anéantis en moi la force et le vouloir.

Je veux cacher mes yeux, plus tristes que le soir,
A tes yeux ; oublier jusqu’au petit ovale
De ta face, et, mon front dans le frais intervalle
De tes seins, sangloter des larmes sans espoir.

Mes pleurs sont un poison trés lent que je veux boire,
Au lieu de mendier en quelque amour banal
L’ingrate guérison, l’aveuglement final…

Prés de toi mon désir se consume illusoire.
O mes regrets ! combien j’éprouve encor ce mal
De rêver au bonheur auquel on ne peut croire !

Q15 -T28 – c=a*, d=b*

Le premier jour de mars allant à Charenton, — 1891 (10)

Mac-NabPoèmes incongrus

Le parapluie

Le premier jour de mars allant à Charenton,
Je m’étais acheté, craignant les giboulées,
Un beau parapluie aux baleines effilées
Emmanché de bois noir et couvert en coton.

J’arrivai sur le quai crotté jusqu’au menton;
Le vent faisait courir les dames dévoilées
Et l’espace était plein de choses envolées.
Mais voilà qu’en mettant les pieds sur le ponton,

Mon emplette m’échappe et tombe dans la Seine:
Pas un homme de coeur pour lui porter secours.
Ainsi disparaissez, illusions, toujours!

L’été suivant, non loin de la Samaritaine,
Un pêcheur qui n’avait rien pris depuis trois jours
En retirant sa ligne y vit une baleine.

Q15 – T28

Depuis Choisy-le-Roi jusqu’au port de Suresnes — 1891 (9)

Mac-NabPoèmes incongrus

Les pâles macchabées

Depuis Choisy-le-Roi jusqu’au port de Suresnes
On les voit lentement flotter au fil de l’eau,
Ils ont le teint blafard comme un tronc de bouleau,
Leur ventre a le ton bleu des mortelles gangrènes

Ah! qu’ils sont laids à voir pendant les nuits sereines
Alors qu’un hydrogène impur gonfle leur peau
Comme un chasselas bien mûr de Fontainebleau …
Et l’on entend au loin le doux chant des Sirènes!

Ils s’en vont par morceaux et nous les achevons:
Des citoyens faisant de longues enjambées
Vont les cueillir avec des perches recourbées.

O vieux fleuve blanchi par l’âge et les savons,
Rejette de ton sein les pâles machabées,
Car cette eau-là, vois-tu, c’est nous qui la buvons!

Q15 – T28

Des jeunes – c’est imprudent – — 1889 (23)

Verlaine Dédicaces

A Stéphane Mallarmé

Des jeunes – c’est imprudent –
Ont, dit-on, fait une liste
Où vous passez symboliste.
Symboliste ? Ce pendant

Que d’autres, dans leur ardent
Dégoût naïf ou fumiste
Pour cette pauvre rime iste
M’ont bombardé décadent.

Soit ! Chacun de nous en somme
Se voit-il si bien nommé ?
Point ne suis tant enflammé

Que ça vers les n…ymphes, comme
Vous n’êtes pas mal-armé
Plus que Sully n’est Prud’homme.

Q15  T28  7s

C’était un vrai petit voyou, — 1888 (14)

Charles CrosLe Collier de griffes

Cueillette

C’était un vrai petit voyou,
Elle venait on ne sait d’où,
Moi, je l’aimais comme une bête.
Oh! la jeunesse, quelle fête!

Un baiser derrière son cou
La fit rire et me rendit fou.
Sainfoin, bouton d’or, pâquerette,
Surveillaient notre tête à tête.

La clairière est comme un salon
Tout doré; les jaunes abeilles
Vont aux fleurs qui leur sont pareilles;

Moi seul, féroce et noir frelon
Qui baise ses lèvres vermeilles,
Je fais tache en ce fouillis blond.

Q1 – T28 – octo

Nombres des gammes, points rayonnants de l’anneau — 1872 (35)

Cabaner

Le sonnet des sept nombres

Nombres des gammes, points rayonnants de l’anneau
Hiérarchique, – 1, 2,3,4 5, 6 5, 6 7 –
Sons, voyelles, couleurs vous répondent, car c’est
Vous qui les ordonnez pour les fêtes du Beau.

La, OU Cinabre, si EN orangé, do O
Jaune, A vert, mi E Bleu, fa I violet ,
Sol U carmin .. – Ainsi, mystérieux effet,
De la nature, vous répond un triple écho,

Nombre des gammes! Et la Chair, faible, en des drames
De rires et de pleurs se délecte . – O d’Enfer,
L’aurore, la clarté, la verdure, l’Ether ?

La Résignation du deuil, repos des âmes,
Et la Passion, monstre aux étreintes de fer,
Qui nous reprend- tout est par vous, Nombres des gammes!

Q15 – T28  – Les dossiers du Musée d’Orsay – Arthur Rimbaud – 1991 – Pour sa réponse au (ou anticipation du?) ‘sonnet des voyelles’ de Rimbaud, dédié ‘à Rimbald’, Cabaner composa ce Sonnet des sept nombres  » dont les quatorze vers expriment la concordance des sept premiers nombres, des sept notes de la gamme et des sept couleurs de l’arc-en-ciel: cinabre, orangé, jaune vert, bleu, violet, carmin. Toutefois, alors que dans le poème de Rimbaud, l’A était noir, il est ici vert; l’E n’est plus blanc, mais bleu, l’O est devenu jaune, etc. . En 1886, dans son Traité du Verbe, Ghil développe l’idée expriméee par Cabaner en associant aux voyelles une couleur et un instrument de musique: ses ‘correspondances’ étaient A-noir-orgue, E-blanc-harpe, I-bleu-violon, O-rouge-cuivres, U-jaune-flûte. La dédicace  » à Rimbald » est pleinement justifiée, puisque ce poème est, de toute évidence, une réplique au sonnet des Voyelles, à moins que ce ne soit l’inverse… » (Jean-Jacques Lefrère et Michael Pakenham).