Archives de catégorie : oc.sym

Aller chercher au fond des mers les trésors piratés — 1969 (2)

Raymond QueneauFendre les flots


Aller chercher au fond des mers

Aller chercher au fond des mers les trésors piratés
aller chercher au fond des mers les perles noires immenses
aller chercher au fond des mers les algues enrichissantes
aller chercher au fond des mers les coquillages contournés

aller chercher au fond des mers les rares substances
aller chercher au fond des mers les poussières balayées
aller chercher au fond des mers les feuilles volantes
aller chercher au fond des mers l’eau des fleuves asséchés

aller chercher au fond des mers les raretés lyriques
aller chercher au fond des mers les mots hyperboliques
aller chercher au fond des mers les débris des saisons

aller chercher au fond des mers les monstres épiques
aller chercher au fond des mers les secrets clastiques
c’est ce qu’on peut fait en vain ou bien avec raison

abb’a bab’a – T6 – m.irr

Médite, l’œil fixé sur ce centre, la mort, — 1950 (1)

Georges JuéryJeux de mots en enfer

Inscriptions gnomiques

Médite, l’œil fixé sur ce centre, la mort,
Attente de la vie et de quoi? de la mort.
Tu seras libéré quelque jour par la mort,
Mais tu voudrais te sentir libre avant la mort.

Devenir libre enfin, mais non grâce à la mort
Surmonte tout désir: c’est prévenir la mort,
C’est alléger la vie en couronnant la mort.
Suicidé vivant, sache vivre ta mort.

Soupir de délivrance à finir cette vie
Et regret déchirant d’être privé de vie,
Qu’on tienne à tant de maux à cause de la vie!

Ce clin d’œil qui se veut éternel, c’est la vie.
Quelle folle se croit raison de tout? la vie.
O fille du chaos, son héritière, ô vie!

aaaa aaaa bbb bbb a: mot-rime ‘mort’ – b:mot-rime ‘vie’ Résurgence imprévue d’une vieille variante du sonnet pétrarquiste, où les mots-rimes alternants sont vita et morte.

Oh! ces nuages gris, sans fin, gonflés de grêle, — 1932 (1)

Alberte SolomiacLe mur de saphir

Averse

Oh! ces nuages gris, sans fin, gonflés de grêle,
Tout prêts à mutiler mes beaux carrés de lis,
Tout prêts à les cribler de leur mitraille grêle
Avec le tintement de leur sonnaille frêle.

C’en est fait! La nuée a crevé! Plus jolis
Les toits rouges ont pris des gris de tourterelle.
L’abeille a fui le cœur des frais volubilis.
Le paysage  est flou, les tendres verts salis.

Perverse avec fureur l’averse s’est ruée!
Au pied de mes lis purs des miroirs limoneux
Ne reflètent plus que leur grâce polluée.

L’enclos n’est qu’une flaque où noir, fuligineux
L’aspect du ciel s’enlise. Oh! par pitié! Qu’il fuse
De l’or, du bleu, trouant cette clarté diffuse!

abaa babb – T23

Haut en couleur mais court sur pattes, débordant — 1923 (8)

Paul Jourdy Le sculpteur de lumière


Caricature militaire (adjudant modèle 189…)

Haut en couleur mais court sur pattes, débordant
De zèle intempestif, et toujours défendant
Sa dignité que nul n’attaque cependant,
Le geste sec, le verbe ‘actif’ et redondant,

Des tas de noms de dieux sont en réserve dans
Sa g..orge, avec la soif de tout f..ourrer dedans;
Et, dans son cœur, l’amour pour de grasses enfants
Qui ne lui ont laissé que souvenirs cuisants …

Inélégant d’ailleurs autant que militaire,
Il rêve pour ménage une chambrée austère
Avec parquets dorés où se flanquer par terre,

Où sa dame, alignée à gauche de sa mère,
Attendrait sa venue au garde-à-vous parfait
Et lui ‘présenterait l’arme’ avec un balai.

aaaa aaaa – T2

Il a bien su jouer d’une femme docile, — 1901 (13)

Aimé Passereau in Le Sagittaire

Les joyeusetés, VIII

Il a bien su jouer d’une femme docile,
Et s’enrichir sans regarder à la façon
Qui dont reconnaîtrait sous l’éclat du blason
Acheté au Saint-Père, un garçon de vaisselle ?

On se l’arrache, il est le roi de la ’saison’
Il assiste à tous les dîners qu’on donne en ville,
Son luxe énorme et sa brochette universelle
Flattent la vanité des maîtres de maison.

D’avoir été laquais, marlou, ça l’avantage !
De ses courbes d’échine et de ses cocuages
Il porte à ses revers la suite écrite en croix.

Il est chargé de tous les crachats qu’il mérite
Pourtant il se désole à voir que ses étroits
Parements et qu’aussi la Honte ait ses limites !

abba’  baa’b T14  bi

Il te fut révélé, ce soir, et t’a blessée, — 1898 (5)

François Dellevaux Le sachet d’amour

Le lys

Il te fut révélé, ce soir, et t’a blessée,
L’acte brutal qui préoccupe ta pensée.
Or, c’est l’instant, ô virginale fiancée!
Des souhaits écoutés et des voeux accomplis….

Sois à moi! Le corps seul est d’argile. Le lys,
Cette royale fleur de pureté candide,
A besoin, pour pousser son calice splendide,
Du suc vivifiant d’un noir humus sordide:

Donne-toi. Notre amour te deviendra plus cher
En s’idéalisant, car, dans l’Oeuvre de chair,
La caresse est le Spasme et l’étreinte est l’Extase.

Qu’importe la matière impure, si l’esprit
S’en exalte? O leçon! Le parfum qui fleurit
Ignore, sans dédain, le fumier de sa base!

aaab  ba’a’a’ – T15

O mer, o mer immense qui déroules — 1896 (6)

Auguste AngellierA l’amie perdue


Le sacrifice, XX

O mer, o mer immense qui déroules
Sous les regards mouillés de ces millions d’étoiles,
Les longs gémissements de tes millions de houles,
Lorsque dans ton élan vers le ciel tu t’écroules;

O ciel, ô ciel immense et triste, qui dévoiles,
Sur les gémissements de ces milliers de houles,
Les regards pleins de pleurs de tes milliers d’étoiles
Quand l’air ne cache point la mer sous de longs voiles;

Vous qui, par des milliers et des milliers d’années,
A travers les éthers toujours remplis d’alarmes,
L’un vers l’autre tendez vos âmes condamnées

A l’éternel amour qu’aucun temps ne consomme,
Il me semble, ce soir, que mon étroit coeur d’homme
Contient tous vos sanglots, contient toutes vos larmes!

abaa babb – T25 – toutes les rimes sont féminines

Je n’aime pas énormément — 1896 (2)

Verlaine Invectives

A propos d’un procès intenté à un archevêque français

Je n’aime pas énormément
Le clergé que le Concordat
Nous procure présentement,
Et je voudrais qu’on émondât

Quelque peu, quand même un Soldat
S’en mêlerait, brusque et charmant
Au fond, remplissant ce mandat:
Tout pour le bien, – et persistat,

Qu’on émondât quelque peu, dis-je,
– Par quel détour ou quel prodige
Je n’en sais rien, mais je m’entête –

L’Eglise française – et les autres,
Mais aussi, que tels bons apôtres,
Bonne RF, fussent de la fête.

abab babb – T15 – octo – Quatrains en rimes masculines, tercets en rimes féminines

Or puisque le veau d’or a lieu — 1894 (14)

Verlaine Dédicaces (2ème ed.)

A Léon Vannier

Or puisque le veau d’or a lieu
Et qu’on ne dirait plus du veau,
Il nous fut d’abord prier Dieu
Tout bonnement prodigieux.

Pour nous ruer à des travaux
Tout bonnement prodigieux,
Prose au kilo, vers vrais ou faux,
Qu’importe? Tant pis et tant mieux!

Nouer et dénouer des noeuds
Gordiens ou non, et n’étant
Pas plus des princes que des boeufs,

Néammoins, peiner tant et tant
Que vous fassiez une fortune boeuf
Et que moi j’achetasse un courage tout neuf.

abaa babb – T23 – 2m : octo; alexandrin: v.14 – toutes les rimes sont masculines. Il y a aussi un jeu de rimes sur le singulier et le pluriel

Mes songes au printemps, vont, là-bas, habiter. — 1991 (35)

La France moderne

Le harem

Mes songes au printemps, vont, là-bas, habiter.
Oui, là-bas, un harem où les belles du monde,
Fronts blancs, fronts jaunes, fronts rouges et tatoués,
Ont fait de mon désir l’agrafe de leurs voiles.

Leurs douces mains, leurs mains promptes à me flatter,
Sentent bon l’oliban et la banane blonde
Et leurs yeux d’animaux aux voluptés voués
Brûlent, sous mon regard, ainsi que des étoiles.

Mais je n’en aime aucune et suis épouvanté.
Lorsque de mon espit ces chairs s’épanouirent,
Comment dans leur parfum n’ai-je pas palpité ?

Oh ! les rêves qui si longtemps me réjouirent,
Montreurs de ciels d’orgueil, diseurs de rythmes bleus,
Mes rêves triomphaux, est-ce qu’ils me trahirent
Et que mon vrai cœur seul serait miraculeux ?

(Fernand Mazade)

abab’  abab’ 15v