Archives de catégorie : caudato

Comme la vieille aïeule au plus fort de son âge 1912 (6)

Charles PéguyLa Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc
Quatrième jour
Pour le lundi 6 janvier 1913
Jour des Rois
Cinq cent unième anniversaire
De la naissance de Jeanne d’Arc

IV

Comme la vieille aïeule au plus fort de son âge
Se réjouit de voir le tendre nourrisson,
L’enfant à la mamelle et le dernier besson
Recommencer la vie ainsi qu’un héritage;

Elle en fait par avance un très grand personnage,
Le plus hardi faucheur au temps de la moisson,
Le plus hardi chanteur au temps de la chanson
Qu’on aura jamais vu dans cet humble village:

Telle la vieille sainte éternellement sage
Connut ce que serait l’honneur de sa maison
Quand elle vit venir habillée en garçon,

Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon,
Priant sur le pommeau de son estramaçon,
Après neuf cent vingt ans la fille au dur corsage;

Et qu’elle vit monter de dessus l’horizon,
Souple sur le cheval et le caparaçon,
La plus grande beauté de tout son parentage.

Q15 – T33 + ddc – y=x (c=a & d=b) – 17 vers (trois tercets), sur deux rimes

L’ennui tombe sur moi comme un lourd crépuscule. — 1911 (9)

Léonce Cubelier de Bagnac La naissance du verbe

La lampe

L’ennui tombe sur moi comme un lourd crépuscule.
Ma chambre est pleine d’ombre & mon cœur est désert.
Espoirs, regrets, désirs, tout est mort ! et dans l’air,
Je ne sais quoi de morne et de glacé circule.

Mon âme, où tout le deuil des choses s’accumule,
Tremble, devant le soir, d’un grand frisson amer.
L’horizon a sombré dans la brume d’hiver …
On dirait que la vie, incertaine, recule.

Je vais mettre très haut ma lampe & ma pensée,
Pour que, si quelque ami, passant sur la chaussée,
Vers mon humble logis vient à lever les yeux ;

Ou bien, si quelque rêve égaré dans les cieux
Cherche, pour s’y poser, un âme triste et tendre,
L’ami songe à monter, et le rêve à descendre.

Mon front trop lourd s’incline – et je suis las d’attendre.
Voici que le jour point, ma lampe va mourir …
Ils ne sont pas venus, ceux qui devaient venir.

Q15  T13  + eff  17v

– Foutons-nous, mon âme, foutons-nous dare-dare, — 1882 (13)

Alcide Bonneau (trad) Sonnets luxurieux de l’Arétin

Sonnet I

– Foutons-nous, mon âme, foutons-nous dare-dare,
Puisque pour foutre nous sommes tous nés ;
Si tu adores le vit, moi j’aime le con,
Le monde serait un rien qui vaille sans cela.

Et si post mortem il était permis de foutre,
Je te dirais : Foutons jusques à en mourir ;
Après, nous irons foutre Adam et Eve,
Qui furent cause de la malencontreuse mort.

– Vraiment, c’est vrai ; car si les scélérats
N’avaient mangé la traîtresse de pommes ;
Je sais bien que les amants ne cesseraient de jouir.

Mais laissons aller les bêtises ; et jusques au cœur
Plante-moi ton vît : fais que de moi jaillisse
L’âme que le vît fait tantôt naître et tantôt mourir,
Et, si c’était possible,
Ne me laisse pas hors de la motte tes couillons,
Heureux témoins de notre plaisir.

vl  tr  s. caudato, genre presque inconnu du sonnet français

Désireuse des champs, ô foule, tu te rues, — 1880 (26)

Jules Christophe in Revue indépendante

Quartier de la Sorbonne
Sonnet estrambote

Désireuse des champs, ô foule, tu te rues,
Les dimanches d’été, vers les chemins de fer ;
Mais, pour goûter le frais, loin de ce bruit d’enfer,
J’aime bien mieux vaguer parmi les vieilles rues.

Comme Montaigne, moi qui, jusqu’en ses verrues
Adore la « grand-ville », à l’ombre de mon fier
Panthéon je m’enfonce, et délecte mon flair
Aux odeurs des ruisseaux. Ainsi que Coxigrues

Le nez au vent je marche, observant quelque effet
De lumière, attentif, charmé, très satisfait.
Nul passant. parfois, seule, une jeune herboriste

En toilette élégante, assise sur le seuil
De sa boutique, rêve. Après, un liquoriste
Aux lourds et chauds parfums. Je contemple d’un œil
Scrutateur les détails du paysages triste,
Et, plein de souvenirs, de chansons et des cris,
Je sens frémir en moi l’âme du grand Paris.

Q15  T14  +dff

Une nuit grise emplit le morne firmament. — 1866 (17)

Le Parnasse ContemporainRecueil de vers nouveaux – (première livraison) –

Sonnet estrambote

Une nuit grise emplit le morne firmament.
Comme un troupeau de loups, errant à l’aventure
Dans la nuit, et rôdant autour de leur pâture,
Le vent funèbre hurle épouvantablement.

Le brouillard, que blanchit un tourbillonnement
Neigeux, se déchirant ainsi qu’une tenture,
On voit, parfois, au fond d’une sombre ouverture,
Le soleil rouge et froid qui luit obscurément.

Mais, tous deux, ayant clos les rideaux des fenêtres,
Mollement enlacés et mêlant nos deux êtres
Dans un fauteuil profond devant un feu bien clair:

Nous nous aimons. Nos yeux parlent avec nos lèvres
Frémissantes. Et nous sentons dans notre chair
Courir le frisson chaud des amoureuses fièvres.

Tu peux durer longtemps encore, ô sombre hiver.
Car, réchauffés toujours au feu de leurs pensées,
Nos coeurs ne craignent pas tes ténèbres glacées.
Louis-Xavier de Ricard

Q15 – T14 +eff (trois tercets) – banv

Cléante qui n’avait au monde que ses os — 1854 (11)

Ferdinand de Gramont Chants du passé

LXXXIII

Cléante qui n’avait au monde que ses os
Se fait riche à présent, et son ventre prospère
Mais quoi, cet homme heureux s’est-il vu naître un père?
Recueille-t-il le fruit de ses propres travaux?

Est-ce quelque inventeur de procédés nouveaux?
Nullement. Il a pris la recette vulgaire,
Et d’un coffre sans fond étayant sa misère,
Laisse venir à soi la fortune des sots.

Mais ses succès encor ne sont que des vétilles;
Il sera l’héritier de soixante familles.
Et s’ouvrent devant lui, salons et dignités.

Il peut choisir sa femme et choisir le collège
Qui l’enverra trôner au rang des députés.
D’être offert en exemple il a le privilège.

Heureux de s’unir au cortège,

Déjà même le chef d’une illustre maison
Sur ce bourbier d’écus veut plaquer son blason.

Comme il le juge en sa raison,
Un hymen si brillant vaut bien un peu d’intrigue.
La fille le respire, et la mère le brigue.

Pour y parvenir on se ligue
Et je ne réponds pas qu’avant quinze ou vingt ans,
Un vieux nom qu’ont porté tant de fiers combattants

Sonore et grandi si longtemps,
Grâce à cette union ne tombe en apanage
Aux enfants du héros d’escompte et de courtage.

Q15 – T14 + eff fgg ghh hii – octo: v.15, v.18, v.21, v.24 mr de Gramont imite le canzoniere de Pétrarque, insère dans son livre des sonnets en italien, mélange rondeaux et sextines (qu’il retrouve après Vasquin Phillieul et Pontus de Tyard ; tout en commettant, comme Pontus, l’erreur formelle de faire se rimer les mots-clefs, ce qui dénature le sens de la forme). Il emprunte ici à la tradition italienne le ‘sonetto caudato’: après les quatorze vers s’ajoutent des strophes de trois vers, composées d’un vers court (ici un octosyllabe) de deux longs (ici des alexandrins). Le premier vers de la strophe ajoutée rime avec le dernier vers du corps du sonnet, les deux suivants riment entre eux et introduisent une rime nouvelle. On peut enchaîner ainsi plusieurs strophes additionnelles (on obtient des sonnets qui peuvent avoir jusqu’à une centaine de vers (ainsi Marino au dix-septième siècle et le milanais Carlo Porta, au dix-neuvième). La pièce LXXXIX de son livre est aussi un sonnet caudato (avec une seule strophe ajoutée).