Archives de catégorie : Q08 – abab abab

Qui nous tient? de quel rire et de quelle ironie — 1870 (5)

Paul Delair Les nuits et les réveils

Questions

Qui nous tient? de quel rire et de quelle ironie
Sommes-nous les bouffons sans le savoir? Qui donc
Fit l’homme, et pour loger l’espérance infinie
Courba la voûte étroite et basse de son front?

Qui fait couler le fiel pour la vertu bannie?
Qui coupe, indifférent, la branche avec le tronc?
Qui rit au crime, et met sur sa tête impunie
La marque au nom de qui ses enfants règneront?

Qui suscite la peste et luit sur les batailles?
Qui ne baîllonne pas les gueules de la mer?
Qui maudit la semence et frustre les entrailles?

Et comme un sablier, dans le néant amer,
Qui nous vide? Et quand tout sera nu sur la terre,
Qui donc, pour s’amuser, pèsera la poussière?

Q8 – T23

Mona-Lisa ! – D’où vient qu’en cherchant dans le Louvre — 1869 (35)

René Danglars in l‘Artiste

Les incarnations de la Joconde

Mona-Lisa ! – D’où vient qu’en cherchant dans le Louvre
Mon maître, mon titan, Léonard de Vinci,
Plus loin que la Joconde en rêvant je découvre
Ce tableau féminin, ce Saint-Jean que voici ?

Jean ! ce bras délicat, la gorge qui s’entr’ouvre,
Ces cheveux longs, bouclés, qu’a la Joconde aussi ?
Non, c’est le souvenir de Monna qui se rouvre,
L’amour de Lionardo, sa foule, son souci !

Il la croise en tous cieux, il la rêve, il lui donne
Le peplum du disciple ou l’œil de la madone ;
Son pinceau travestit l’idéal enchanté.

A voir Mona-Lisa dans ce beau Jean-Baptiste,
On surprend Léonard en son amour d’artiste :
Sa maîtresse est pour lui le type de beauté !

Q8  T15

C’est le nouveau théâtre, humains, réel, étrange ; — 1869 (33)

Arsène Houssaye in L’Artiste

Portrait D’Alexandre Dumas II

C’est le nouveau théâtre, humain, réel, étrange ;
Marguerite Gautier coudoie Ophélia,
Le cœur saigne en raillant, l’amour est un échange
De deux corruptions et d’un camélia.

Le demi-monde s’ouvre à la baronne d’Ange,
Diane avec un lys fume un régalia ;
Le masque du démon est le masque de l’ange,
Pendant que des deux mains applaudit Lélia.

Ce n’est plus Dumas I ; ce n’est plus l’ancien drame,
Le romantisme avec son vertige et sa trame,
Ses rois, ses chevaliers, son idéalité.

Non : c’est une autre vie et c’est une autre source,
La comédie au bois, au salon, à la bourse,
Plus tragique peut-être en sa réalité.

Q8  T15

Voyant qu’aujourd’hui les marchands — 1869 (32)

Louis de Veyrières Monographie du sonnet

Un improvisateur, de dix-neuf à vingt ans, déjà célèbre, heureux héritier d’Eugène de Pradel, nous fournira le second exemple par le sonnet suivant, composé dans une réunion au collège de Roanne, le 4 avril 1865.

Alfred Besse

La Loire

Voyant qu’aujourd’hui les marchands
Ont le pas même sur les princes,
Que les lauriers les plus brillants
Sont pour les cerveaux les plus minces,

Que des critiques insolents,
A Paris narguant leurs provinces,
Pour briser les plus beaux talents,
De leurs plumes se font des pinces ;

La sainte Poésie en pleurs
S’est dit : « cherchons des cieux meilleurs,
Où l’on puisse rêver la gloire ».

Puis, implorant votre concours,
Elle vient abriter ses jours
Sur les bords fleuris de la Loire.

Q8  T15  octo

Il est un amour saint comme l’amour d’un ange, — 1869 (31)

(Louis de Veyrières) Monographie du sonnet

Delphis de la Cour

L’amour maternel

Il est un amour saint comme l’amour d’un ange,
Un amour dont le ciel ne peut être jaloux,
Et qui change à son gré, par un miracle étrange,
Les louves en brebis et les brebis en loups.

Il donne tout sans rien demander en échange,
Il nous berce du cœur, enfant, sur ses genoux ;
C’est l’amour maternel, amour pur, sans mélange,
Un autre ange gardien que Dieu mit près de nous.

Les fils sont oublieux : quand la vie est amère,
Qu’ils viennent se jeter dans les bras de leur mère,
Des liens de son cœur rien ne brise les nœuds ;

Elle ne craint la mort que pour ces fils qu’elle aime,
Elle sait qu’on survit ; la mort pour elle-même
N’est qu’un prolongement de l’existence en eux.

Q8  T15

Du fond de l’horizon le soleil faisait feu — 1869 (12)

Fernand Desnoyers Le vin …


Vue prise au Bois de Boulogne

Du fond de l’horizon le soleil faisait feu
Comme une batterie, et balayait la route;
Des souffles embrasés tombaient du ciel tout bleu.
Je sentais mon front fondre et couler goutte à goutte.

J’entrai dans un massif pour me remettre un peu.
La fraicheur descendant des feuillages en voûte,
Le silence, ou plutôt le mystère du lieu
Enveloppa mon âme et la captiva toute.

Les tableaux du passé, les bonheurs d’autrefois,
Pleins de beau temps, d’amour, de senteurs et de voix,
S’envolaient en chantant de ma pensée ouverte.

Comme je relevais la tête par hasard,
J’aperçus me couvant d’un étrange regard,
Un pendu souriant, dont la face était verte.

Q8 – T15

C’est aux peuples, enfants, qu’appartient l’Epopée; — 1869 (4)

Theodoric Geslain sonnets provinciaux

Le Sonnet

C’est aux peuples, enfants, qu’appartient l’Epopée;
L’Ode chante leurs chefs, l’Idylle leurs pasteurs:
Quand le sceptre a soumis la houlette et l’épée,
Les Homères n’ont plus que des imitateurs.

De sa naïve foi, la Muse émancipée,
De la philosophie affronte les hauteurs:
Le choeur murmure encor l’antique Mélopée,
Mais le Drame s’impose au flôt des spectateurs.

Eschyle, Aristophane ont engendré Shakespeare.
Leur race, avec Corneille, avec Molière expire!
Melpomène et Thalie attendent le réveil ….

Du prosaïsme froid, l’ombre envahit le monde, ….
– Mais le Sonnet jaillit de cette nuit profonde,
Et dans son étincelle, on reçoit le Soleil.

Georges Garnier

Q8 – T15 – s sur s

De l’oubli magique venue, — 1869 (1)

Stéphane Mallarmé deuxième version manuscrite du sonnet  ‘De l’orient passé des Temps

Alternative

De l’oubli magique venue,
Nulle étoffe, musique et temps,
Ne vaut la chevelure nue
Que, loin des bijoux, tu détends.

En mon rêve, antique avenue
De tentures, seul, si j’entends
Le Néant, cette chère nue
Enfouira mes yeux contents!

Non. Comme par les rideaux vagues
Se heurtent du vide les vagues,
Pour un fantôme les cheveux

Font luxueusement renaître
La lueur parjure de l’Etre,
– Son horreur et ses désaveux.

Q8 – T15  octo

Lorsque montent des bois les brouillards de rosé, — 1868 (26)

Eugène Vermeersch Sonnets gastronomiques

La perdrix

Lorsque montent des bois les brouillards de rosé,
Marchant à petits pas dans les chants endormis,
La perdrix, se drapant dans la soie ardoisée
De sa robe, poursuit les vers et les fourmis.

Plongeant au loin ses yeux ronds et clairs, la rusée
Fait le plus doux espoir des succulents salmis,
Si quelqu’un vous parlait – langue malavisées ! –
De choux, oh ! qu’il ne soit jamais de vos amis !

C’est un sot ! … Fuyez la mode périgourdine
Que la truffe y soit rare et discrère – en sourdine !
Elle doit être là comme un simple éperon.

Gourmets ! servez sa chair aux pieds roses, rôtie,
Une bande de lard voilant sa modestie,
L’estomac arrosé des larmes du citron.

Q8  T15

Pourquoi toujours Weber, Haydn, Mozart, Pergolèse, — 1868 (21)

Arsène Houssaye in L’Artiste

Sonnet

Pourquoi toujours Weber, Haydn, Mozart, Pergolèse,
L’Allemagne au ciel gris, l’Italie au ciel bleu ?
Notre soleil est pur, notre gloire est à l’aise :
Aux maîtres étrangers nous avons dit adieu !

Salut à ta beauté, noble Ecole française,
Musique de Thomas, d’Hérold, de Boïeldieu !
Tu naquis peu de temps après la Marseillaise,
Méhul est ton prophète, Auber, ton jeune dieu !

Et pendant que Paris bat des mains sous les lustres,
On voit venir Gounod, chef des jeunes illustres :
Il fait chanter Ulysse, et Faust, et Roméo.

Juliette ou Gretchen lui sourit des balustres !
Bissé par Roqueplan*, applaudi par Théo,
Et, pour suprême amour, chanté par Carvalho** !

Q8  T8 Trois ans plus tard, de l’Allemagne qu’est-ce que nous aurions entendu ! le sonnet, ‘lit de Procuste’ n’a pas trouvé de place pour les deux syllabes de ‘Berlioz’ (admettons que Bizet était trop jeune)

* sans doute Nestor Roqueplan, auteur de Coulisses de l’Opéra

** Caroline-Miolan Carvalho, chanteuse (‘Marie’, dans le Faust de Gounod soi-même)