Archives de catégorie : Formule entière

Un trouvère ignoré fit le premier sonnet — 1889 (14)

Emile Bergerat La Lyre comique

Le sonnet du sonnet
A José-Maria de Hérédia

Un trouvère ignoré fit le premier sonnet
Vers le treizième siècle, à Palerme, en Sicile.
Sur les seins d’une dame, un thème difficile,
Il essayait une ode et s’y désarçonnait.

D’Orient, où tout rythme et toute chanson nait,
Survinrent deux ramiers las et sans domicile.
La belle, hospitalière à leur couple docile,
Les logea dans le nid au double coussinet.

Le poète accordait par des strophes jumelles
Les rumeurs des oiseaux aux soupirs de mamelles,
Telles que le poème en ses quatrains les a.

Le soir vint. Oppressés par l’amoureuse escrime,
Un pigeon s’assoupit, un téton s’apaisa,
Et le doux quatuor s’achève en tierce rime.

Q15  T14 – banv –  s sur s

Oh ! ne transigez pas, ayez de la rascasse, — 1889 (13)

Emile Bergerat La Lyre comique

La bouillabaisse

Oh ! ne transigez pas, ayez de la rascasse,
Du merlan, du saint-pierre et du rouget, assez
Pour un jeune requin. Parmi les crustacés,
Préférez la langouste à petite carcasse.

L’anguille ? … l’oublier serait un trait cocasse !
La sardine s’impose aux mollusque tassés ;
La cigale de mer poivre ces testacés
D’un arome enragé de poivre madécasse.

Or, sans ail, thym, fenouil, quatre épices, lauriers,
Oignons et céleris, jamais vous ne l’auriez !
Un zeste de citron délicat l’enjolive.

Quant au safran, maudit qui le dose ! … Raca
Sur l’huile qui n’est pas honnêtement d’olive !
Et quand on l’a mangée, on peut faire caca !

Q15  T14 – banv
RACA, mot inv.Vieilli – 2. Empl. interj. avec une valeur de commentaire affectif. [S’emploie pour manifester un profond dégoût, un grand mépris à propos de qqc.] Le droit, l’humanité, la justice… Raca! (PONCHON, la Muse au cabaret, 1920, p. 229).
TESTACÉ, -ÉE, adj. – 1. Qui est revêtu, couvert, muni d’un test (coque, coquille, carapace). Le foie est (…) très-volumineux dans les gastéropodes testacés, et y remplit (…) la plus grande partie des circonvolutions de la coquille (CUVIER, Anat. comp., t. 4, 1805, p. 151). Animaux ovipares et testacés, sans tête et sans yeux, ayant un manteau qui tapisse l’intérieur de la coquille (LAMARCK, Philos. zool., t. 1, 1809, p. 314).

Le poupard était bon: le raille nous aggriffe, — 1889 (11)

Marcel Schwob Oeuvres de Jeunesse

L’emballage

Le poupard était bon: le raille nous aggriffe,
Marrons pour estourbir notre blot dans le sac.
Il fallait être mous tous deux comme une chiffe
Pour se laisser paumer sur un coup de fric-frac.

Nous sommes emballés sans gonzesse, sans riffe,
Où nous faisions chauffer notre dard et son crac
Chez le bistrot du coin, la sorgue, quand on briffe
En se palpant de près, la marmite et son mac.

Le mazarot est noir; pas de rouges bastringues,
Ni de perroquets noirs chez les vieils mannezingues;
Il faut être rupin, goupiner la mislocq.

Bouffer sans mettre ses abatis sur la table
Et ne pas jaspiner le jars devant un diable;
Nous en calancherons, de turbiner le chocq.

Q8 – T15  argot poupard : se dit d’un bébé grassouillet

Quand le luxe hautain des carafes frappées — 1889 (9)

George Auriol – in  Le Chat Noir

Six heures et demie

Quand le luxe hautain des carafes frappées
Constelle le faubourg et les grands boulevards
Oubliant les Ohnets et les François Coppées,
Je vais m’asseoir parmi les estomacs buvards

Qui ruminent de Scholl les grandes épopées.
Mon Troisfrançois emmi les nobles bolivars
S’aperçoit, au travers des voitures stoppées
Sous le regard éteint des collignons bavards …

Je compte sur mes doigts les trésors de ma bourse,
Tandis qu’au ciel déjà s’apprête la Grande Ourse
Et que, très lentement, mon cigare s’éteint …

Mon coeur se rafraîchit d’un souffle d’azalées,
Et je crois voir passer dans le Quartier Latin
Les lapis-lazuli des sources en allées.

Q8 – T15

Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi, — 1889 (8)

George Auriol – in  Le Chat Noir

Manufacture de sonnets
…. Actuellement la Manufacture Nationale de Sonnets n’occupe pas moins de 1200 personnes, – hommes et femmes – répandus dans cent ateliers, à la tête de chacun desquels se trouve un contremaître.
L’atelier des Rimes, qui est le plus considérable de tous, est composé d’employés subalternes dont l’unique occupation consiste à trier les rimes et à les distribuer dans des cahiers assez semblables aux casses des typographes.
….
Après avoir minutieusement inspecté l’atelier des Rimes, nous pénétrons dans une salle basse où quelques individus assez sordides jouent aux cartes en fumant leur pipe et en absorbant des boissons variées.
Ce sont les poètes de la Lune. Ils ne travaillent que le soir; ils opèrent au 7ème, dans un local à claire-voie qui leur permet de contempler le ciel à leur aise. Ces ouvriers, paraît-il, se font parfois jusqu’à 18 ou 20 francs par jour, le sonnet à la lune étant très demandé actuellement dans l’Amérique du Sud, où il avait été totalement ignoré jusqu’à ce jour. Le Guatéméla, à lui seul, en consomme plus de 10000 par mois.
Les sonnets printaniers, qui font fureur en Russie, se composent dans une serre; chaque ouvrier est étendu sur un banc de mousse et des jeunes filles inspiratrices, en toilettes tendres, lui servent de modèle. Le sonnet printanier est habituellement confié aux débutants; il s’appelle sonnet gnan-gnan, dans l’argot du métier.
Nous pénétrons ensuite dans un grand atelier absolument nu. Ici, chaque ouvrier est isolé par un paravent. C’est la salle des sonnets du coeur, lesquels sont très recherchés, nous assure-t-on, de certains collectionneurs. – Chacun de ces sonnets doit commencer par « mon coeur« . Exemple: – Mon coeur est un cerceau crevé par les clownesses – Mon coeur est le valet de coeur de ton désir – Mon coeur est l’hôpital de mes rêves fanés – Mon coeur est le trottoir de vos petits pieds blancs – Etc.
La plupart des ouvriers de cet atelier sont myopes. Ils portent les cheveux très longs; quelques-uns même ont des cravates en dentelle.
Nous passons aussitôt dans le Hall des sonnets sur commande. Il est occupé par des ouvriers extrêmement habiles qui confectionnent en moins de cinq minutes des sonnets sur n’importe quel sujet: sonnets pour toast, sonnets pour fêtes, pour anniversaires ou mariages; sonnets pour dîners d’anciens élèves, pour repas de corps, noces d’argent, fêtes nationales, etc. ; quelques virtuoses arrivent même à composer deux ou trois sonnets à la fois. C’est le comble de l’art. Le contremaître nous montre un sonnet destiné à un riche industriel. Il commence ainsi:
Salut à vous, ô vétéran de la bretelle!
Il doit être livré à sept heures précises et remis clandestinement au petit pâtissier qui apportera le vol-au-vent. D’autres seront expédiés directement à dix heures, dix heures et demie et onze heures. On ne livre plus passé minuit.
Plus loin, s’aperçoit l’équipe des sonnets impromptus pour bals, soirées, cabinets particuliers, champs de courses, squares et promenades en voiture … ces sonnets sont vendus depuis cinq francs jusqu’à deux louis pièce, avec la manière de les apprendre par coeur, et les variantes pour les différentes couleurs de chevaux.
L’atelier des sonnets de passion et des sonnets orientaux est plein de femmes ornées et légèrement voilées, dans des poses absolument lascives. Ces femmmes sont séparées des ouvriers par un grand mur de cristal, sans lequel la morale ne saurait être sauvegardée.
Il serait trop long de décrire ici la salle des sonnets décadents, des sonnets rustiques, des sonnets de famille, des sonnets romantiques, des sonnets de Lesbos, et autres.
Les employés attachés à ces différentes spécialités sont soumis à l’amende de 5 francs par hiatus, comme les autres. Ils ont leur dimanche, plus vingt-quatre heures par mois, et un congé de huit jours tous les ans, à l’occasion de la Fête d’Arvers.
Nous traversons très rapidement l’Ecole des Pupilles d’Apollon, qui sont, en quelque sorte, les enfants de troupe de la Poésie, et nous sortons émerveillés.
Je crois que mes lectrices me sauront grè de leur offrir ici même quelques échantillons des produits de cette étonnante manufacture. Le premier appartient à la série des sonnets rustiques, le second fait partie des sonnets d’absinthe.  »

Vesprée d’août

Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi,
Fuit le ruisseau jaseur que fréquente l’ablette,
J’aime inscrire des mots commençant par des j
Sur l’ivoire bénin de mes humbles tablettes.

Parfois je vais errer sur le vieux tertre où gît
Le souvenir dolent des pauvres poires blettes,
Et puis je m’en reviens, tranquille, en mon logis
Où mon petit-neveu tardivement goblette.

Alors, si le dîner n’est pas encore cuit,
Je décroche un fusil et je mange un biscuit
Avec mon perroquet sur le pas de ma porte;

Je laisse au lendemain son air mystérieux,
Et mon esprit flâneur suit à travers les cieux
Le rêve qui troubla l’âme du vieux cloporte.

Q8 – T15

Furieuse, les yeux caves et les seins roides, — 1889 (7)

Paul Verlaine –  Parallèlement

Sappho

Furieuse, les yeux caves et les seins roides,
Sappho, que la langueur de son désir irrite,
Comme une louve court le long des grèves froides,

Elle songe à Phaon, oublieuse du Rite,
Et, voyant à ce point ses larmes dédaignées,
Arrache ses cheveux immenses par poignées;

Puis elle évoque, en des remords sans accalmies,
Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire
De ses amours chantés en vers que la mémoire
De l’âme va redire aux vierges endormies:

Et voilà qu’elle abat ses paupières blêmies
Et saute dans la mer où l’appelle la Moire, –
Tandis qu’au ciel éclate, incendiant l’eau noire,
La pâle Séléné qui venge les Amies.

s.rev: ede dcc abba abba

Un très vieux temple antique s’écroulant — 1889 (6)

Paul Verlaine –  Parallèlement

Allégorie

Un très vieux temple antique s’écroulant
Sur le sommet indécis d’un mont jaune,
Ainsi que roi déchu pleurant son trône,
Se mire, pâle, au tain d’un fleuve lent.

Grâce endormie et regard somnolent,
Une naïade âgée, auprès d’un aulne,
Avec un brin de saule agace un faune
Qui lui sourit, bucolique et galant.

Sujet naïf et fade qui m’attristes,
Dis, quel poète entre tous les artistes,
Quel ouvrier morose t’opéra,

Tapisserie usée et surannée,
Banale comme un décor d’opéra,
Factice, hélas! comme ma destinée?

Q15 – T14 – banv –  déca

Pouvons-nous triompher du long ennui de vivre — 1889 (2)

Victor BarrucandAmour Idéal – poème en 24 sonnets –

Remède

Pouvons-nous triompher du long ennui de vivre
Qui nous ronge le coeur, ainsi qu’un vieux remord?
Pouvons nous étouffer le doute qui nous mord,
Quand nous avons tout lu: la Nature et le Livre?

Pouvons-nous assurer le fier combat que livre,
En nous l’espoir vivace à la peur de la Mort?
Pouvons-nous espérer, vils esclaves du Sort,
Une autre liberté qu’un trépas qui délivre?

Pouvons-nous demander à l’exil un séjour
Où l’on oublie, au soir, les fatigues du jour?
Non, si notre esprit faible est ivre de matière;

Oui, si l’amour du Beau nous est toujours plus cher,
Si nous lui consacrons notre existence entière,
Oui, si l’extase nous affranchit de la chair.

Q15 – T14 – banv

Ce n’est pas à l’éclat triomphant de l’aurore, — 1889 (1)

Victor BarrucandAmour Idéal – poème en 24 sonnets –

A Stéphane Mallarmé, au poète de l’azur et des fleurs, ce livre est dédié.
Le poème’, publication mensuelle – Cette publication a pour objet de donner chaque mois un poème inédit. Son but n’est pas de plaire au plus grand nombre, mais de satisfaire aux exigences littéraires d’une élite.
Je tente une épreuve difficile; j’entreprends une lourde tâche, lourde surtout parce qu’il me faut porter le poids d’un orgueil obligatoire. Au milieu du fracas de la mêlée humaine où tous les égoïsmes se confondent en un heurt furieux de combat, soldat dédaigneux de ma faiblesse et fort de mon courage, j’embouche la trompette à sonner l’idéal. S’il est des échos qu’ils en vibrent; s’il est des voix amies, qu’elles répondent.
Exilés, nous parlerons de la patrie absente; en des chants de gloire ou de tristesse, nous attesterons de la vitalité de nos âmes; et, guidés par nos aspirations divines, nous goûterons l’immense joie de marcher vers la réalisation de nous-mêmes.

25 mars 1889.
tirage à 500 exemplaires; n° 308

Suggestion

Ce n’est pas à l’éclat triomphant de l’aurore,
A la rose sanglante, au lys immaculé,
Que j’irai demander le symbole voilé
Qui, dans l’esprit voyant, te ferait vivre encore.

Je n’obtiendrais ainsi qu’un reflet incolore,
Auprès du clair soleil que tu m’as révélé.
Non, pour dire ta voix dont l’accent m’a troublé,
Je ne parlerai pas d’un chant doux et sonore;

Mais je rappellerai comment, devant la mer,
Devant la nuit sublime, après le jour amer,
Et devant toi, mon coeur goûta la même extase.

Alors, on te verra dans le sentiment pur,
Dans la Forme soustraite au Réel qui l’écrase,
Plus loin que le regard et plus haut que l’azur.

Q15 – T14 – banv

Je rêve quelquefois aux frais coffrets de pierre — 1888 (33)

Paul-Jean Toulet in Oeuvres complêtes

sonnets exotiques, III
à l’âme de Dumollard

Je rêve quelquefois aux frais coffrets de pierre
Où la cupide Mort met ses joyaux de prix,
Où les corps tant aimés par son ombre surpris
Gardent encor leur grâce en perdant la lumière.

Amant inassouvi des chairs de cimetières,
Consolateur des morts, toi seul plein de mépris
Pour les corps où le sang met son tendre pourpris,
Tu gardais tes baisers aux pâleurs de la bière.

Je voudrais bien savoir, poète méconnu,
Ceux que tu préférais de ces corps mis à nu:
Le linceul soulevé de la vierge encor fraîche

Ou la chair trentenaire et que mûrit l’amant
Et que mûrit la mort encore plus savamment,
Très molle avec des bleus, comme une vieille pêche?

Q15 – T15