Archives de catégorie : oulipisme

Amants brûlants d’amour, savants aux pouls glaciaux — 1969 (4)

Georges PerecLa disparition

Nos chats

Amants brûlants d’amour, savants aux pouls glaciaux
Nous aimons tout autant dans nos saisons du jour
Nos chats puissants mais doux, honorant nos tropots
Qui, sans nous, ont trop froid, nonobstant nos amours.

Ami du Gai Savoir, ami du doux plaisir
Un chat va sans un bruit dans un coin tout obscur
Oh Styx, tu l’aurais pris pour ton poulain futur
Si tu avais, Pluton, aux Sclavons pu l’offrir!

Il a, tout vacillant, la station d’un hautain
Mais grand Sphinx somnolant au fond du Sahara
Qui paraît s’assoupir dans un oubli sans fin;

Son dos frôlant produit un influx angora
Ainsi qu’un diamant pur, l’or surgit, scintillant
Dans son noir nictitant divin, puis triomphant.

Un fils adoptif du Commandant Aupick.

Q60 – T23 -lipogramme en ‘e’

A noir (un blanc), I roux, U safran, O azur : — 1969 (3)

Georges PerecLa disparition

Trois sonnets lipogrammatiques en ‘e’; les deux premiers des traductions en ‘français sans ‘e’.


Vocalisations

A noir (un blanc), I roux, U safran, O azur :
Nous saurons un jour dit ta vocalisation:
A, noir carcan poilu d’un scintillant morpion
Qui bombinait autour d’un nidoral impur,

Caps obscurs; qui cristal du brouillard ou du taud,
Harpons du fjord hautain, rois blancs, frissons d’anis?
I, carmins, sang vomi, riant ainsi qu’un lis
Dans la punition d’un courroux, d’un sanglot;

U, vibrations, ronds divins du flot marin,
Paix du pâtis tissu d’animaux, paix du fin
Sillon qu’un fol savoir aux grands fronts imprima;

O, finitif Clairon aux accords d’aiguisoir,
Soupirs ahurissant Nadir ou Nirvana;
– O l’omicron, rayon violin de son Voir

Arthur Rimbaud.

Q63 – T14 lipogramme en ‘e’

Le liège, le titane et le sel aujourd’hui — 1962 (4)

Raymond Queneau – in Jacques Bens – OU LI PO (1960-1963)


Poème isovocalique

Le liège, le titane et le sel aujourd’hui
Vont-ils nous repiquer avec un bout d’aine ivre
Ce mac pur outillé que tente sous le givre
Le cancanant gravier des coqs qui n’ont pas fui

Un singe d’ocre loi me soutient que c’est lui
Satirique puis qui sans versoir se délivre
Pour n’avoir pas planté la lésion où vivre
Quand du puéril pivert a retenti l’ennui

Tout ce porc tatouera cette grande agonie
Par l’escale intimée au poireau qui le nie
Mais non l’odeur du corps où le cuivre est pris

Grand pôle qu’à ce pieu son dur ébat  assigne
Il cintre, o cytise, un bonze droit de mépris
Que met parmi le style obnubilé le Cygne.

Q15 – T14  tr. de Mallarmé

Le vieux marin breton de tabac prit sa prise — 1961 (1)

Raymond QueneauCent mille milliards de poèmes


Le vieux marin breton de tabac prit sa prise
depuis que Lord Elgin négligea ses naseaux
sur l’antique bahut il choisit sa cerise
il chantait tout de même oui mais il chantait faux

On vous fait devenir une orde marchandise
les gauchos dans la plaine agitaient leurs drapeaux
nous regrettions un peu ce tas de marchandise
quand les grêlons fin mars mitraillent les bateaux

Devant la boue urbaine on retrousse sa cotte
aventures on eut qui s’y pique s’y frotte
lorsque Socrate mort passait pour un lutin

Cela considérant ô lecteur tu suffoques
tu me stupéfies plus que tous les ventriloques
la gémellité vraie accuse son destin

Q8 – T15

A quoi, mon cher amour, servirait l’exercice, — 1944 (10)

Robert Mélot du Dy Rimes des rhétoriqueurs

Chaîne d’amour

A quoi, mon cher amour, servirait l’exercice,
Si ce n’est à former de beaux corps amoureux?
Regarde ces danseurs, ivres de leurs délices:
Lis ce sonnet dansant que j’invente pour eux.

Heureux, l’amant bien fait, qu’en secret il jouisse
Ou hisse l’étendard de son cœur valeureux;
Heureux que la beauté deux fois les éblouisse,
Oui! ces corps deux fois beaux sont doublement heureux.

Regarde encor: voici qu’on accouple avec rimes,
Crimes délicieux du langage, les mots,
Modulant la musique amoureuse des mimes:

Imminent, le baiser sur les lèvres éclos
(L’eau m’en vient à la bouche) unira leurs tendresses …
Dresse-toi, mon sonnet, libre de maladresses!

Q8 – T23   s sur s

Exercice de ‘rime annexée’ (ACh): la fin de vers est reprise au début du vers suivant: exercice / Si cepour eux / heureux

Ces serpents qui jaillissent hors de cette serviette — 1942 (3)

Raymond Queneau – in Si tu t’imagines – les Ziaux IV – daté 1942

Magie blanche

Ces serpents qui jaillissent hors de cette serviette
Ce sont quatre foulards que jeta ce sorcier
Si vous saviez amis ce que vaut sa
Science vous ririez abattus par trop de scepticisme

Tonnez canons de cuivre! sur la corde tirez!
Tracez cercles de feu, fusées, pissat d’étoiles!
Travaillez par dur labeur douces colombes qui tombez
Tendres et blanches neiges hors du filet attrape

Dans tous les gobelets sont liquides ou dés
Des mépris du calcul liqueur chimie des diables
Déroute de la vue des cinq sens dérision

Dans la poche profonde se cache sa défense
Travailleur syndiqué en frac Noël des jours d’étrenne
Ce savant qui déçoit artiste qui se sauve

Ici on a les allitérations a: -s- b: -t-, c: -d- et la formule: aaaa bbbb ccc cba – remarque: il y a d’autres (nombreuses) allitérations internes dans chaque vers

Profitant de la nuit voici le sale prophète — 1942 (2)

Raymond Queneau – in Si tu t’imagines – les Ziaux IV – daté 1942

note manuscrite « Dans les deux poèmes qui suivent j’offre un modèle nouveau de versification. le nombre des syllabes n’importe plus mais celui des mots (huit par vers, ici). La rime est également éliminée au profit de l’allitération (le premier et le dernier mot de chaque vers allitérant, par exemple). D’autres règles sont également observées que les habiles découvriront sans peine. Tout ceci s’inspire de la technique anglo-saxonne, aussi ai-je dénommé ces vers beowulfins pour une raison analogue à celle qui fit baptiser l’alexandrin ».

Magie noire

Profitant de la nuit voici le sale prophète
Empruntant un noir chemin où seul se promène
Fleuve embourbant les bois où nulle nulle fleur
Flamine embarbouillé de foie avec nulle nulle flamme.

Prétexte que le soir lisant texte après texte
S’apprêtait à la solitude où lui inverse prêtre
Flânait terrifiant les démons et narguant les effluves
Flavescentes triviales en enfer ou dénigrantes et flambantes

Proue du destin mauvais malheur infect qui s’apprête
Prétendant dire les maux mais ignare du présent
Pourpre banalité vers les mots qu’il prononce

Fluide phonétique faux sons du guignon l’oriflamme
Flattant qui sourd néfaste orgueilleux de son flegme
Flétrisseur bonhomme il paraît à tout moment flébile

Le rôle de la rime est jouée par le groupe allitérant des débuts et fin de vers; ce qui donne: a-pr b-fl et la formule: aabb aabb ccc ddd avec c=a & d=b –

Madame, de ce jour vous souvient-il encore — 1921 (18)

Emile Faguet Chansons d’un passant

Sonnet serpentin

Madame, de ce jour vous souvient-il encore
Qui s’écoula pour moi si rapide et si doux,
Où, de l’aurore au soir et du soir à l’aurore,
Je ne fis que vous voir ou que penser à vous ?

Un bon feu pétillant dans le foyer sonore,
Dehors un temps de chiens orné d’un froid de loups,
Et moi les yeux fixés sur deux yeux que j’adore,
Sans fâcheux importuns et sans témoins jaloux ;

Et puis le soir, plein de mystère et de silence,
De vos lèvres faisant tomber la confidence,
Et tout bas dans mon cœur balbutier l’amour ;

Puis la nuit m’endormant sous le toit où vous êtes,
Pleine pour moi de trouble et d’angoisses secrètes…
Vous souvient-il encor, Madame, de ce jour ?

Q8 – T15  ‘sonnet serpentin’ : le dernier vers reprend plus ou moins le premier

Nul bruit, nul cri, nul choc dans les grands prés de soie — 1909 (6)

Jules de Marthold in  (Bertrand Millanvoye) Anthologie des poètes de Montmartre

Nuit d’or

Nul bruit, nul cri, nul choc dans les grands prés de soie
Où tout rit et sent bon sous le ciel bleu du soir,
Où, sauf le ver qui luit, on ne peut plus rien voir,
Où le chat-linx des bois va, court et suit sa proie;

La voix des nids en chœur dit son pur chant de joie;
Un cerf boit à sa soif, au guet, l’eau du lac noir,
Au pan creux d’un vieux mur dort en paix un vieux loir,
Et sous les feux de juin tout vit, tout croît, tout ploie,

Un vent chaud des blés mûrs fait un flot de la mer
Et sur les monts des pins ont cent longs bras de fer,
Sur un roc nu la tour plus que le roc est nue.

Doux et fort, œil mi-clos, roi du sol, un bœuf paît.
Il pleut sans fin, croit-on, des clous d’or en la nue.
Le temps court, le temps fuit, la nuit meurt, le jour naît.

Q15 – T14 – banv – sonnet de monosyllabes