Archives de catégorie : Genre des rimes

Beau corps, mais mauvais caractère. — 1873 (13)

Charles Cros–  Le coffret de santal

Croquis

Beau corps, mais mauvais caractère.
Elle ne veut jamais se taire,
Disant, d’ailleurs d’un ton charmant,
Des choses absurdes vraiment.

N’ayant presque rien de la terre,
Douce au tact comme une panthère.
Il est dur d’être son amant:
Mais qui ne s’en dit pas fou, ment.

Pour dire tout ce qu’on en pense
De bien et de mal, la science
Essaie et n’a pas réussi.

Et pourquoi faire? Elle se moque
De ce qu’on dit. Drôle d’époque
Où les anges sont faits ainsi.

Q1 – T15 – octo

Toi, dont les yeux erraient, altérés de lumière, — 1873 (10)

Le tombeau de Théophile Gautier.

Leconte de Lisle

A Théophile Gautier

Toi, dont les yeux erraient, altérés de lumière,
De la couleur divine au contour immortel,
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel,
Dors en paix dans la nuit qui scelle ta paupière.

Voir, entendre et sentir? Vent, fumée et poussière.
Aimer? La coupe d’or ne contient que du fiel.
Comme un dieu plein d’ennui qui déserte l’autel,
Rentre et disperse-toi dans l’immense matière.

Sur ton muet sépulcre et tes os consumés
Qu’un autre verse ou non les pleurs accoutumés;
Que ton siècle banal t’oublie ou te renomme;

Moi, je t’envie, au fond du tombeau calme et noir,
D’être affranchi de vivre, et de ne plus savoir
La honte de penser et l’horreur d’être un homme.

Q15 – T15

Orner le monde avec son corps, avec son âme, — 1873 (9)

Charles Cros Le tombeau de Théophile Gautier

Morale

Orner le monde avec son corps, avec son âme,
Etre aussi beau qu’on peut dans nos sombres milieux,
Dire haut ce qu’on rêve et qu’on aime le mieux,
C’est le devoir, pour tout homme et pour toute femme.

Seuls les déshérités du ciel, qui n’ont ni flamme
Sous le front, ni rayons attirants dans les yeux,
S’effarant de tes bonds, lion insoucieux,
T’en voulaient, mais le vent moqueur a pris leur blâme.

La splendeur de ta vie et tes vers scintillants
Te défendent, ainsi que les treize volants
Gardent rose, dans leurs froufrous, ta Moribonde.

Elle et toi, jeunes, beaux, pour ceux qui t’auront lu
Vous vivrez. C’est le prix de quiconque a voulu
Avec son corps, avec son âme orner le monde.

Q15 – T15

Devant toi l’Eléphant, dressant en l’air sa trompe, — 1873 (8)

Théophile GautierPoésies libertines

A la Présidente

Devant toi l’Eléphant, dressant en l’air sa trompe,
De son phallus géant décalotte la peau;
Le régiment qui passe agite son drapeau,
Et le foutre jaillit comme par une pompe.

Tu n’as qu’à faire voir, pour qu’un saint se corrompe,
Ta gorge étincelante où tremble un oripeau;
Des cardinaux romains sous son rouge chapeau
Le vit pontifical se raidit tant qu’il rompe.

Les nymphes de Rubens, remuant le jambon,
Livrent des reins moins blancs au flôt qui les emperle
Que toi lorsque ton bain sur ton beau corps déferle.

Ton regard dans les coeurs tombe comme un charbon.
Près de toi je vivrais au fond d’une masure:
Il n’est pas de taudis que ton amour n’azure.

Q15 – T30 – Gautier, jusqu’au bout, est resté fidèle à l’éléphant et à la rime ‘ompe’.

Sentir en soi gémir une âme prisonnière, — 1873 (2)

Athanase Forest


Un conseil
triple sonnet

Sentir en soi gémir une âme prisonnière,
Brûler de soif que vient tout au plus étancher,
D’aventure, un lambeau de brise printanière,
Sur un sol raboteux à tout recoin broncher ;
Toujours du même pas et dans la même ornière,
Ainsi que fit et fait l’espèce moutonnière,
Que pousse à l’abattoir le féroce boucher,
Geindre, en trainant un char qui change de cocher,
Sans changement aucun du poids de sa lanière ;
Voir le plus frais bouton soudain se dessécher !
Dans un nid de colombe espérant se nicher,
D’un renard ou d’un loup rencontrer la tanière ;
Voir fuir au loin le but dont on crut approcher ;
Pauvre piéton, d’étape en étape marcher,
En criant, chaque soir : est-ce enfin la dernière ?
Alors que sur Pégase on vise à chevaucher,
Varier, sans nul fruit, et toujours, de manière ;
Voyageur, aux buissons du chemin s’écorcher ;
Brillant papillon choir dans une taupinière ;
Voir les plus chaud amis de soi se détacher,
Si l’on n’a pas sans trève en main la bonbonnière ;
Si vieilli, son jabot commence à se tacher,
Si quelque brin de fil manque à sa boutonnière,
Si tel toupet, qu’en vain l’art s’essouffle à cacher,
A du défunt enfin remplacé la crinière.
Telle est ta destinée, o piètre individu
Que, hagard et d’horreur à bon titre éperdu,
Pieuvre aux longs et durs crocs, la Société broie !
Tu peux rompre, pourtant, cette ignoble cloison ;
Crois, espère, aime, pense, use de ta raison,
Et le monstre n’aura qu’un corps pour toute proie.

6 quatrains sur deux rimes, mais seulement deux tercets ordinaires (T15). Emporté par son élan, Athanase Forest a mis 25 vers dans ses quatrains.

Pauvre, obscur, dédaigné, traîner partout la vie, — 1873 (1)

Athanase Forest Sonnets, chansons, boutades

La Loterie sociale

Pauvre, obscur, dédaigné, traîner partout la vie,
Vrai carcan à son cou jour et nuit appendu;
Riche, illustre, être en butte aux crachats de l’envie,
Et parfois fusillé, brûlé vif, ou pendu;

Dès que l’on prétend mordre, être à l’instant mordu;
Avoir toujours un pied qui tôt ou tard dévie
Du chemin qu’à tenir le seigneur Dieu convie
(Vieille histoire ayant nom le Paradis perdu );

N’avoir jamais de faim pleinement assouvie,
Qu’il s’agisse d’un fruit permis ou défendu;
Se bâtir en Espagne, à … mettons …. Ségovie,
Un château, comme un nid d’aigle, au roc suspendu;

Se voir une espérance à chaque instant ravie.
De tel roi, de tel grand flagorneur assidu,
Recevoir, l’oeil humide et le jarret tendu,
Mainte promesse, hélas, d’effet jamais suivie;

En rêves hériter de table bien servie
Et de beaux vases d’or artistement fondu,
Bref, organiser tout pour le cas de survie,
Puis, …., être le premier, là, sous terre étendu;

Ici gain louche, ailleurs très-clair désavantage,
Tels sont les lots divers, échus au grand partage,
Entre les fils d’Adam fait de force ou de gré!

Néammoins, il en est que refuse tout homme,
Qui s’est dit qu’en dehors du divin , du sacré ,
Tout n’est qu’un sot gâchis de vanités, en somme!

abab baab abab abba abab – T14 – Sonnet, avec cinq quatrains, plutôt long!

Il est mort le poète aux rimes enflammées, — 1872 (46)

Alfred Gabrié in Dominique Fernandez : Ramon (2009)

Sonnet (poème manuscrit sur la mort de Théophile Gautier)

Il est mort le poète aux rimes enflammées,
Le chantre d’Albertus, ouvrier glorieux,
Qui de son style d’or cisela les Camées,
Et sur l’art pur posa son pied victorieux.

Amoureux de la forme, il chante les Almées,
Les rêves de la chair, doux et mystérieux ;
Les chauds enivrements, les passions calmées,
Et dans tout il posa son regard curieux.

Son vers, tout parfumé de parfum poétique,
Fait revivre en nos cœurs le culte de l’Antique,
Seul Dieu qu’il adorât plus que les chastes Soeurs ;

Mais hélas ! lui, poète ennemi du squelette,
Sous notre loi moderne a dû courber la tête,
Et livrer son cadavre aux sombres fossoyeurs!

Q8  T15

Ses yeux sont meurtriers. Sa bouche mignonnette — 1872 (45)

La ligue des poètes

La femme belle

Ses yeux sont meurtriers. Sa bouche mignonnette
Montre à demi ses dents blanches dans un souris,
Et laisse à chaque coin une double fossette,
Petit piège de chair où tous les cœurs sont pris.

Près d’elle, ô Mahomet !, pâlissent tes houris !
Il semble, jouissant de sa beauté parfaite,
Qu’elle ne veuille rien de plus, et s’inquiète
Seulement de payer la louange en mépris.

Qui pourrait espérer, d’une lèvre amoureuse,
Presser, vivifier cette gorge neigeuse,
Ces deux rouges boutons, deux fraises dans du lait ?

Qui saurait obtenir, bras souples et novices,
De vos enlacements les nerveuses prémices ? …
Qui ? – Quelque vieux richard, épuisé, sot et laid.

Hégésippe Cler

Q10  T15

Colosse féminin, citadelle charnue, — 1872 (43)

La ligue des poètes

La femme grasse

Colosse féminin, citadelle charnue,
Elle traîne en soufflant son corps pharamineux.
Rien qu’à lever un doigt, elle rougit et sue.
Oter, mettre ses bas, travail vertigineux !

Pour contenie sa taille, où la graisse remue,
Il n’est pas de lacets, de cordons ni de nœuds.
Spectacle plein d’horreur ! On voit, quand elle est nue,
Trembloter vaguement ses seins gélatineux.

Elle est femme, pourtant. Colombe poétique,
Il faut à ses baisers quelque jeune homme étique,
Depuis que son mari, vaillant jouteur, n’est plus.

Hélas ! un accident le ravit à sa flamme.
Sur sa couche, une nuit, rêvant, la pauvre dame
Se retourna si mal qu’elle s’assit dessus !

Hégésippe Cler

Q8  T15