Archives de catégorie : Genre des rimes

Quand tout couvert du sang de la grande victime, — 1868 (9)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Antoni Deschamps

Supplice de Judas dans l’Enfer

Quand tout couvert du sang de la grande victime,
Judas, tombant enfin de son arbre fatal,
Et roulant dans le fond de l’éternel abîme
De degrés en degrés au royaume infernal,

Sentit ses os siffler en leur moelle intime,
Ses chairs se calciner et puis l’Esprit du mal
Le traîner palpitant du remords de son crime
Aux pieds du dernier juge et sous son tribunal,

Satan, à son aspect sur le sombre rivage,
D’un sourire subit dérida son visage,
Et, de ses bras puissants entourant le damné,

Comme un amant là-haut embrasse son amante,
Serein, il lui rendit, de sa bouche fumante,
Le baiser que le traître au Christ avait donné!

Q8 – T15

Il est au bord du Nil un sphinx de granit rose, 1868 (8)

Coll.sonnets et eaux-fortes

Henri Cazalis

Le sphinx

Il est au bord du Nil un sphinx de granit rose,
Qui depuis sept mille ans immobile en sa pose,
Contemple à l’horizon les races se lever
Pour naître et pour mourir, et ne rien achever.

Il garde, ayant tout vu, son sourire morose;
Il sait que dans la mort s’écroule toute chose,
Et que rien du néant ne se pourra sauver:
Et devant Dieu, la nuit, il se met à rêver.

Des étoiles d’argent s’épanche une lumière
Impassible. Le sphinx avec ses yeux de pierre
Regarde fixement ces astres sans émoi.

Et dans ce grand silence alors on l’entend dire:
« Astres, qui comme moi gardez votre sourire,
Etes-vous donc aussi de pierre, comme moi? »

Q1 – T15

La sévère raison a mis un terme aux rêves: — 1868 (5)

Coll.Rimes et idées

Albert Castelnau

Auguste Comte

La sévère raison a mis un terme aux rêves:
Dans les bleus infinis pourquoi vous égarer?
– Sans chercher à savoir je puis considérer
Le flot de l’inconnu déferlant sur nos grèves.

– La cause insaisissable échappe à nos regards,
Poëte, portez-les sur l’horizon qui s’ouvre,
Sur la Réalité que le savoir découvre,
Du mystique passé dissipant les brouillards.

Par le Poids, la Chaleur, le Son et la Lumière,
Par le Pouvoir subtil qui jaillit du tonnerre,
Par la Vie émergeant après l’Affinité,

L’enchaînement des Lois à Comte se révèle,
Du Nombre présidant à la ronde éternelle
Des Astres dans l’éther, jusqu’à l’Humanité.

Q63 – T14

Phoebus! en t’adorant, sur la plage de Troie, — 1868 (4)

Coll.Rimes et idées

Messire-Jean

Le nouveau Laocoon
Horresco referens – Virgile

Phoebus! en t’adorant, sur la plage de Troie,
Ton grand prêtre et ses fils, par deux monstres surpris,
Périssent, étouffés sous l’anneau qui les broie …
– Voilà comme Apollon rase ses favoris! –

Ainsi, rongé des vers auxquels je suis en proie,
Je souffre! – et cependant, malgré moi, je bénis
La voix qui m’encourage, et le dieu qui m’octroie
Quatorze alexandrins …. que je n’ai pas finis.

– Que vous avais-je fait, ô poète farouche,
Pour que mon triste arrêt sortît de votre bouche?
Suis-je propre à chanter les chants qui vous sont dus?

– Non. N’excitez donc plus ma verve amphigourique:
Mais calmez, dans mon sang, le venin diabolique
Du serpent à sonnets qui nous a tous mordus!

Q8 – T15 – s sur s

– « Encor! Toujours ce moule? Et ces formes pareilles? — 1868 (3)

Coll.Rimes et idées

François.Fertiault

A un dépréciateur

– « Encor! Toujours ce moule? Et ces formes pareilles?
Toujours pour vos tableaux ce calque qu’on connaît?
Quoi! sans pitié, toujours nous jeter aux oreilles
Ces affreux bouts-rimés qu’on appelle un Sonnet!

– « Bouts-rimés? le Sonnet? l’une de nos merveilles?
Toujours pour ce phénix votre dédain renaît! …
A lui seul, sobre, et ferme, il vaut toutes les veilles:
Des poétiques sceaux nul ne frappe aussi net;

Nul ne condense mieux sous sa nerveuse empreinte,
Nul n’a plus d’horizon sous sa ligne restreinte.
Nul n’est plus souple, riche en ses diversités.

Je sais, moi, tel fervent de cette oeuvre ample et brève
Qui, précis comme un chiffre ou vague comme un rêve,
Dans ses quatorze vers met des immensités.

Q8 – T15 – s sur s François Fertiault, en préface, défend le sonnet par une citation: « Le Sonnet  comprend tout ce que l’Ode a de beau et de délicat, et tout ce que l’Epigramme a de subtil et de concis – Philotée Delacroix « 

Quand humble et suppliant, brisé par la torture, — 1867 (8)

Robert Luzarche in La Gazette rimée

A Galilée

Quand humble et suppliant, brisé par la torture,
Menacé du bûcher et du feu de l’enfer,
A leur noir tribunal tu vins dire : j’abjure !
En te relevant, sombre, avec un rire amer,

Peut-être as-tu pu voir, ô glorieux parjure !
Tes juges étonnés et blême sous l’éclair
De ton mâle regard qui, défiant l’injure,
Errait vers l’avenir, horizon vaste et clair.

Prévoyais-tu grand mort dont la foule s’amuse,
Qu’en l’an mil huit cent soixante-sept, la muse
D’un autre inquisiteur prêtrophobe et chauvin,

Sans vergogne ferait comparaître ton ombre
Par devant des bourgeois et des claqueurs sans nombre
Et lui ferait parler la langue de Havin ?

Q8  T15

Loin des terres labourées, — 1867 (5)

Charles Monselet Les potages Feyeux

Farine de châtaignes

Loin des terres labourées,
Quand de hardis villageois
Exécutent des bourrées
Dont tremble tout l’Angoumois;

Comme la châtaigneraie
Forme un tapis de velours
Sous la danse qui s’essaie
En groupes joyeux et lourds!

Eh bien! sous la même écorce,
Cette grâce et cette force
Se retrouvent dans un mets;

C’est toi, que nul ne dédaigne,
Toi farine de châtaigne,
Mes délices désormais!

Q59 – T15 – octo

Je ne vois pas tes yeux, mais je vois ton sourire. — 1867 (4)

in Charles Monselet Le Triple almanach gourmand pour 1867-8

L’huitre

Je ne vois pas tes yeux, mais je vois ton sourire.
Tout ton être respire un grand air de bonté
A te sentir si fraîche en ta calme beauté,
Chavette ému tressaille et Monselet soupire.

Ta rondeur savoureuse aux poëtes inspire
Des rêves d’embonpoint et de satiété –
L’abbé hâte pour toi son benedicite.
On peut te manger crue, ou bien te faire frire.

La plupart des gourmets te gobent simplement;
Pour d’autres il vaut mieux te mâcher doucement,
Beaucoup à t’épicer ressentent de la joie.

Toute embaumée encor d’algue & de goémons ,
Paris te sollicite, et Cancale t’envoie
O toi qui fais aimer, ô toi que nous aimons.

Albert Mérat

Q15 – T14 – banv

La Mélencolia se tient sur une pierre, — 1866 (32)

Le Parnasse contemporain

Devant la Mélencolia d’Albert Durer

La Mélencolia se tient sur une pierre,
Le visage en sa main, cependant que le soir,
Triste, comme elle, étend son ombre sur la terre
Et qu’au loin le soleil s’éteint dans un ciel noir.

Que bâtit-on près d’elle? Est-ce un grand monastère
Pour une foi qui meurt, ou bien quelque manoir
Dont les canons un jour feront de la poussière?
– Le soleil, lentement, s’éteint dans le ciel noir. –

La Mélencolia, songeant à ce mystère,
Qui fait que tout ici s’en retourne au néant,
Et qu’il n’est nulle part de ferme monument,

Et que partout nos pieds heurtent un cimetière
Se dit: Oh! puisque tout se doit anéantir,
Que sert donc de créer sans fin et de bâtir?

Henri Cazalis

Q8 – T30

Timide, il me souvient qu’au jour je l’ai menée — 1866 (31)

Le Parnasse contemporain

La Saint-Jean

Timide, il me souvient qu’au jour je l’ai menée
Sur la terrasse haute au splendide coup d’oeil,
Où jadis un château gothique sous l’orgueil
De ses tours a tenu la plaine dominée.

C’était en juin, le mois le plus doux de l’année,
Le soir de la Saint-Jean … Les étoiles, au seuil
Du ciel bleu, surgissaient pâles et comme en deuil,
La plaine de grands feux était illuminée.

Sur les hauteurs, avec des rougeurs de tison,
D’autres brasiers lointains enfumaient l’horizon:
Et le fleuve, au milieu, déroulait ses méandres;

Et, tandis qu’à mon bras, pesait un bras peureux,
Sans nombre scintillaient des fanaux amoureux
Vers les blondes Héros invitant des Léandres.

Léon Valade

Q15 – T15