Fût ! Fût ! ah fut le Temps des diligences, fut ! … — 1891 (36)

La France moderne

Locomotive

Fût ! Fût ! ah fut le Temps des diligences, fut ! …
Or, issant soudain sur – ff ! ff ! ff ! – les routes,
Rails où roulant en longs rapides vers le But,
Elle va, ah elle va ! fort rompant les Doutes …

Active, la la lo omotive ! locomotive,
Rouages en rage – que furieusement ! –
Roule un long roulement – ff ! ff ! – leitmotive
Et le fracas, cahin caha, du roulement …

Feu ! flammes et fumée et sur les Temps – ténèbre.
Noire de fer, rouge, et le halèt funèbre.
Emportant , vol de râles, le monde, le fer !

Tragique appel – fr ! rr ! – siffle. Nocturne râle
Traversé d’éclairs, sur la route qui va (pâle)
Oh locomotive ivre issance de l’enfer !
?)

Q59  T15

Mes songes au printemps, vont, là-bas, habiter. — 1991 (35)

La France moderne

Le harem

Mes songes au printemps, vont, là-bas, habiter.
Oui, là-bas, un harem où les belles du monde,
Fronts blancs, fronts jaunes, fronts rouges et tatoués,
Ont fait de mon désir l’agrafe de leurs voiles.

Leurs douces mains, leurs mains promptes à me flatter,
Sentent bon l’oliban et la banane blonde
Et leurs yeux d’animaux aux voluptés voués
Brûlent, sous mon regard, ainsi que des étoiles.

Mais je n’en aime aucune et suis épouvanté.
Lorsque de mon espit ces chairs s’épanouirent,
Comment dans leur parfum n’ai-je pas palpité ?

Oh ! les rêves qui si longtemps me réjouirent,
Montreurs de ciels d’orgueil, diseurs de rythmes bleus,
Mes rêves triomphaux, est-ce qu’ils me trahirent
Et que mon vrai cœur seul serait miraculeux ?

(Fernand Mazade)

abab’  abab’ 15v

Vous m’avez pris dans un moment de calme familier — 1891 (34)

Verlaine ed. pléiade (Dédicaces)

A Aman-Jean

Sur un portrait enfin reposé qu’il avait fait de moi

Vous m’avez pris dans un moment de calme familier
Où le masque devient comme enfantin comme à nouveau.
Tel j’étais, moins la barbe et ce front de tête de veau,
Vers l’an quarante-huit, bébé rotond, en Montpellier.

J’allais dans les Peyroux, tranquillement, avec ma bonne,
J’y faisais mille et mille fortins de sable inexpugnables
Et des fossés remplis, mon Dieu des eaux les moins potables
Suivant l’exemple que Gargantua pompier nous donne.

J’y voyais passer des processions, des pénitents
Et proclamer la République en ces candides temps
Où tant d’un tas d’avis n’étaient pas encore inventés.

Mais malgré ce souci de nos jours qu’il agite et trouble
Et d’autres ! au tréfonds de mes moelles encor butés,
Je demeure assuré, __ conforme à votre excellent double.
Hôpital Broussais, décembre 1891

Q63  T14  14s quatrains à rimes masculines

Dieu mit sur votre front la fierté d’une reine ; — 1991 (33)

Louis Capillery in L’année des poètes

Sans cœur

Dieu mit sur votre front la fierté d’une reine ;
Puis, prenant deux saphirs sur son royal bandeau,
Lui-même, il cisela vos grands yeux de sirène,
Brillants, comme au soleil brillent deux gouttes d’eau.

Quand il vous eut donné cet air de souveraine,
Il mit dans votre voix un ramage d’oiseau,
Quelque chose de doux, de languissant, qui traîne
Comme le chant lointain que soupire un roseau.

Sur vos lèvres qu’entr’ouvre un sommeil, il fit naître
Ce sourire de sphinx, si profond que, peut-être,
Nul ne saura jamais s’il est triste ou moqueur.

Alors, vous contemplant, il vous trouva si belle
Que, n’osant plus toucher à son oeuvre nouvelle,
Sous votre sein d’ivoire il oublia le cœur.

Q8  T15

Le Sonnet, ce léger poème en miniature, — 1991 (32)

Emmanuel Gosselin in Revue de Paris et de Saint-Petersbourg

Le sonnet

Le Sonnet, ce léger poème en miniature,
De plus d’un lapidaire a tenté le ciseau.
Le cadre n’est pas grand, soit, mais qui donc mesure
Le talent de l’artiste à l’ampleur du tableau ?

La toile importe peu : tout est dans la peinture
Lorsqu’une main habile a tenu le pinceau.
Ne comptons pas les vers, voyons la ciselure
Pétrarque ou Meissonnier, l’idéal, c’est le beau !

Quand l’Art pur guide seul la plume ou la palette,
Il transforme en chef-d’oeuvre une simple bluette
Et loge le printemps dans un pli de gazon.

Dans un coin de falaise il met la mer profonde,
Nous montre l’infini dans un bout d’horizon,
Et dans l’étroit Sonnet fait tenir tout un monde.

Q8  T14  s sur s (Pétrarque= Meissonnier. On frémit)

Sous les calmes cyprès du jardin clérical, — 1991 (31)

Paul Valéry in La Conque

Le jeune prêtre

Sous les calmes cyprès du jardin clérical,
Va le jeune homme noir aux yeux lents et magiques.
Lassé de l’exégèse et des mots liturgiques
Il savoure le bleu repos Dominical.

L’air est plein de parfums et de cloches sonnantes ! ..
Mais le Séminariste évoque dans son cœur
Oublieux du latin murmuré dans le Chœur
Un Rêve de bataille et d’armes frissonnantes…

… Et, se dressent ses mains faites pour l’ostensoir
Cherchant un glaive lourd ! Car il lui semble voir
Au couchant ruisseler le sang doré des Anges !

Là haut ! Il veut nageant dans le Ciel clair et vert
Parmi les Séraphins bardés de feux étranges,
Sonnant du cor, choquer le fer contre l’Enfer !

Q63  T14

Toi qui verses, les nuits tendres, sur tes pieds blancs — 1991 (30)

Paul Valéry in La Conque

Vierge incertaine

Toi qui verses, les nuits tendres, sur tes pieds blancs
Des larmes de statue oubliée et brisée,
Telle une douloureuse et mystique rosée,
Par qui se courbent les doux calices tremblants,

J’irai, ce soir, vers l’eau taciturne où bleuissent
De pâles fleurs, dans la triste mare d’azur,
Cueillir pour tes doigts longs l’iris antique et pur
Que les pleurs amoureux de la fontaine emplissent.

Ainsi je t’aimerai dans ton droit vêtement,
Tes yeux morts dans les miens arrêtés longuement,
Avec ma fleur en tes mains vagues d’innocence ;

Nous resterons longtemps muets, d’ombre voilés,
Et je t’adorerai sous ces bois violets
Où de pudiques lys grandissent en silence …

Q63  T15

Silencieusement, la Nuit qui s’épanchait — 1991 (29)

–       Emmanuel Signoret in Le Saint-Graal

La pente des heures

Silencieusement, la Nuit qui s’épanchait
Etreignait d’ombre molle et croissante les choses,
La Nuit tombait des cieux telle une pluie de roses :
Comme se fane un pré, pâlissaient les objets.

Et c’étaient des soupirs sous les gazons qu’immerge
L’ombre inondante ainsi qu’un fleuve débordé –
La robe de la Nuit effleurait les archets
Qui luisent, endormis parmi les fleurs des berges !

Nos croisées s’entr’ouvraient comme des yeux, riant
Au paysage blanc couché sous nos croisées
Mais soudain tout le ciel d’étoiles palpita.

L’Aube en des lys ardents couchée à l’Orient
Tressaillit allumant sur les fleurs, les rosées –
Jeanne, qui dans ses yeux porte l’Aube, chanta !

Q52  T36

Ce matin morne où vous pensiez mourir, nos âmes, — 1991 (28)

Ivanhoe Rambosson in Le Saint-Graal

Les Possédés
à Rémy  de Gourmont

Ce matin morne où vous pensiez mourir, nos âmes,
En l’île de tristesse au fond des noirs jardins, –
Avec quel faste mortuaire nous allâmes
Vers la Tour de l’Aurore, où sont les paladins.

Quand on nous eut déclos l’huis d’or gardé de flammes,
Quand nous eûmes gravi les lumineux gradins,
Nous vîmes les guerrier du Christ et nous clamâmes :
Elus immaculés comme les séraphins,

Chevaliers, chevaliers, abolisseurs de sorts,
Belzébuth nous voudrait mener à mâle mort
Et nous vous conjurons en peur de nos folies

D’exorciser au nom du Verbe qui fut chair
Le succube égotant de nos mélancolies,
Qui nous pousse, perdus, vers le gouffre d’enfer !

Q8  T14  bi

La nuit l’eau calme des bassins — 1991 (27)

Léon Blum in La Conque

Sonnet

La nuit l’eau calme des bassins
Au reflet des lumières vagues
Forme d’imaginaires vagues
Et de fantastiques dessins.

Ce sont de bizarres coussins
Brodés de colliers et de bagues
Des chevaliers dressant leurs dagues
Des fleurs larges comme des seins …

… Des formes chétives et frêles
Des femmes et des sauterelles
D’oiseaux clairs et de papillons

Dansent aussi sur l’eau tranquille
Dont l’éclair fuyant des rayons
Respecte le rêve immobile.

Q15  T14 – banville –   octo Ce frêle sonnet octosyllabique n’annonce pas encore le Président du Conseil du Front Populaire, le lâche administrateur de la Non-Intervention, ni l’inventeur du ‘cycle infernal des salaires et des prix’

par Jacques Roubaud