Je mourrai à Paris sous l’averse, — 1997 (2)

Florence Delay – trad de Cesar VallejoAction Poétique

Pierre noire sur une pierre blanche

Je mourrai à Paris sous l’averse,
un jour dont j’ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris – et je n’ai pas de honte –
peut-être un jeudi, comme aujourd’hui d’automne.

Ce sera jeudi, parce qu’aujourd’hui, jeudi, où je pose
ces vers, je me suis mis les humérus
à mal et jamais comme aujourd’hui je ne me suis,
avec tout mon chemin, revu si seul.

César Vallejo est mort, ils le battaient
tous sans qu’il leur ait rien fait;
ils cognaient dur avec un bâton et dur

avec une corde aussi; en sont témoins
les jours jeudi et les os humérus,
la solitude, la pluie, les chemins ….

bl – m.irr  – tr

En face de la Comédie-Française, se trouve le café — 1997 (1)

Florence Delay – trad de Cesar VallejoAction Poétique

Chapeau, manteau, gants

En face de la Comédie-Française, se trouve le café
de la Régence; il y a là une salle
cachée, avec un fauteuil et une table.
Lorsque j’entre, la poussière immobile est déjà debout.

Entre mes lèvres faites liège, le bout
d’une cigarette fume, et dans la fumée l’on voit
deux intenses fumées, le thorax du Café,
et dans le thorax un oxyde profond de tristesse.

Il importe que l’automne se greffe sur les automnes,
il importe que l’automne s’intégre dans les bourgeons,
le nuage dans les semestres; dans les pommettes la ride.

Il importe de passer pour fou en postulant
que chaude est la neige, fugace la tortue,
simple le comment et le quand fulminant!

bl – m.irr. – tr

Je tresse une couronne aux Slovènes, pour toi, — 1996 (8)

Vladimir Pogocnik (trad) La Couronne de sonnets de Francé Preseren (1836) (Jean-Claude Polet :  Le patrimoine littéraire européen, vol 11a)


MAGISTRAL

Je tresse une couronne aux Slovènes, pour toi,
Un souvenir mêlant ta gloire avec ma peine,
Le coeur les a éclos, sonnets qui fleurs deviennent,
Inflétrissables fleurs d’un poétique émoi.

A distance des lieux où le soleil flamboie,
Privées elles restaient de vive et frêle haleine,
Recluses dans les tours des rocheuses moraines,
Impassibles foyers où l’orage foudroie.

Mes larmes, mes soupirs étaient leur nourriture ;
Ils donnaient peu de force aux poésies en pleurs,
Captives opprimées d’une saison obscure.

Or vois, dans ces bourgeons, est venue la pâleur ;
Veuillent tes yeux verser leurs rrayons doux et purs,
Alors, combien plus gaies viendront les jeunes fleurs.

Q15  T20 – tr

Je tresse une couronne aux Slovènes, pour toi, — 1996 (7)

Vladimir Pogocnik (trad) La Couronne de sonnets de Francé Preseren (1836) (Jean-Claude Polet :  Le patrimoine littéraire européen, vol 11a)


I

Je tresse une couronne aux Slovènes, pour toi,
Filant quinze sonnets de façon à former
Le sonnet magistral aux vers trois fois chantés
Qui lient en harmonie quinze chants à la fois.

Chacun de ces sonnets suit une même voie ;
Il sourd du magistral, puis vient s’y ressourcer ;
La fin du précédent est reprise en entrée,
Le poète est pareil au tortil qu’il emploie.

Ses pensées prennent source en un unique amour,
Et là où le soleil de la nuit les fit siennes,
Elles vont s’éveiller quand renaître le jour.

Du sonnet de ma vie tu es la souveraine ;
Quand je ne serai plus, retentira toujours
Un souvenir mêlant ta gloire avec ma peine.

Q15  T20 – tr

Le R gronde dans l’avenue. — 1996 (6)

Henri Bellaunay Nouvelle anthologie imaginaire de la poésie française


Matinale

Le R gronde dans l’avenue.
Les vendeurs de journaux stridents
Clament La Liberté, L’Intran.
On dit Fantomas revenu.

Sous nos pieds un bourgeois velu
Chante Tosca en se rasant.
Du tiède pilou émergeant
Sa dame choisit sa tenue.

Plus bas, la fille des concierges,
Désolante et blafarde vierge,
S’entête à maltraiter Chopin.

Viens. Vêts ta pure nudité
A Meudon nous irons trouver
Le frais silence du matin.

Q15 – T15 – octo

Le Ville de Strasbourg (commandant Lehalleur) — 1996 (5)

Henri Bellaunay Nouvelle anthologie imaginaire de la poésie française


Eastwards

Le Ville de Strasbourg (commandant Lehalleur)
A trente mille pieds s’approche de Java
Quelques moments encore et l’avion plongera
Dans l’épaisseur d’un air aux malsaines touffeurs.

Sans un regard pour le hublot, sombre, rêveur
Dans sa première classe il ne voit même pas
Le geste harmonieux et fugitif du bras
De l’hôtesse versant un dernier J.Walker …

Et cependant il fait une belle carrière.
Ce n’est pas si commun d’être, à moins de trente ans
Attaché militaire adjoint à Djakarta.

Mais sa vie est obscure et pleine de mystère …
Il pense, dans l’avion qui se présente au vent
A la pipe d’opium qu’il va trouver là-bas.
(H J-M Levet)

Q15 – T36

Or, le grand Hu-Gadarn, fils de Math, va mourir — 1996 (4)

Henri Bellaunay Nouvelle anthologie imaginaire de la poésie française

La mort de Hu-Gadarn

Or, le grand Hu-Gadarn, fils de Math, va mourir
L’Invaincu, qui régnait sur trente nations,
A été pris dans son sommeil par trahison.
Au noir poteau lié, il attend sans faiblir.

Ceux qui jadis étaient ses sujets sont tous là:
Uggdrasill le cruel, Gundruna aux yeux clairs,
Murdoch, la Call-Bibi, et Dylan, et Ymer,
Les enfants de Gwiddonn et ceux d’Uheldida.

Tel, autour d’un lion déchiré et sanglant,
Un cercle de chakals se resserre, jappant,
Et vers la proie offerte ils avancent sans hâte.

Le bourreau attentif a levé son penn-baz
Aux pommeau incrusté de fines chrysoprases,
Et la tête dessine une courbe écarlate.
(Leconte de Lisle)

Q63 – T15

A bas bruit la très discrète — 1996 (3)

Henri Bellaunay Nouvelle anthologie imaginaire de la poésie française

A bas bruit

A bas bruit la très discrète
mais tenace ronge-temps
verse son sablier lent
au plus creux de tes retraites

De tes pieds jusqu’à la tête
elle mène posément
aux rouges routes du sang
sa fine marche muette.

Elle te va concéder
l’odeur des nèfles mouillés
les soleils et leurs fracas

Et la lourde Automne rousse
jusqu’à l’heure où sa main douce
tranquille t’effacera

(Jacques Roubaud)

Q15 – T15 – 7s

Ce que fait l’araignée est au-dessus de nous — 1996 (2)

Robert Marteau Rites et offrandes (2002)


(Bure, Saint-Ouen-La Cour, jeudi 24- vendredi 25 octobre 1996)

Ce que fait l’araignée est au-dessus de nous
Par le sens et la perfection de l’ouvrage,
Réplique de l’univers recomposé fil
A fil, incluant invisibles et galaxies,

De même que les éléments et les principes,
Paradigme pour la dentellière penchée
Dans la clarté de la fenêtre; extension
Du chiffre huit par quoi l’octopode se meut

Selon le dessein parfaitment reconnu.
Ainsi la révélation refait son voile
Dans l’interstice qui sépare deux brins d’herbe.

Tu t’arrêtes, piéton, regardes, vérifies
Tes calculs, sur le vif comparant ta mémoire
Au mystère qui s’offre à chacun de tes pas.

bl – 12s- sns

Un instant tu as oublié le nom — 1996 (1)

Lionel Ray Syllabes de sable

Un instant tu as oublié le nom
des choses: la nuit est vide,
l’heure n’est plus cette écriture
du sable et des oiseaux.

Un instant tu es entré dans
la non-vision du soleil, dans
l’immobile minuit, dans la cave
de l’impossible naissance

Du monde. Il n’y avait nulle
apparence, nul être, pas même
la trace d’un brin d’herbe ou l’hypothèse

D’un nuage, ni début ni fin,
Seulement cette mesure de l’in-
connaissable et le parfait absolu.

bl – m. irr

par Jacques Roubaud