Les passages Choiseul aux odeurs de jadis, — 1889 (22)

Verlaine Dédicaces

A François Coppée

Les passages Choiseul aux odeurs de jadis,
Oranges, parchemins rares, – et les gantières ! –
Et nos « débuts », et nos verves primesautières,
De ce Soixante-sept à ce Soixante-dix,

Où sont-ils ? Mais où sont aussi les tout petits
Evénements et les catastrophes altières,
Et le temps où Sarcey signait S. de Suttières,
N’étant encore pas mort de la mort d’Athys ?

Or vous, mon cher Coppée, au sein du bon Lemerre
Comme au sein d’Abraham les justes d’autrefois,
Vous goûtez l’immortalité sur des pavois,

Moi, ma gloire n’est qu’une humble absinthe éphémère
Prise en catimini, crainte des trahisons,
Et si je n’en bois pas plus c’est pour des raisons.

Q15  T30

Sa douceur qui n’est pas excessive, — 1889 (21)

Verlaine Dédicaces

à J-K. Huysmans

Sa douceur qui n’est pas excessive,
Elle existe mais il faut la voir,
Et c’est une laveuse au lavoir
Tapant ferme et dru sur la lessive.

Il la veut blanche et qui sente bon
Et je crois qu’à force il l’aura telle.
Mais point ne s’agit de bagatelle
Et la tâche n’est pas d’un capon.

Et combien méritoire son cas
De soigner ton linge et sa détresse,
Humanité, crasses et cacas.

Sans jamais d’insolite paresse,
O douceur du plus fort des J.-K.,
Tape ferme et dru, bonne bougresse !

Q63  T20  9s

COMME Proserpine avant sa destresse, — 1889 (20)

– in  Le Parnasse Breton contemporain

La Nismoise
sonnet deduict selonc le goust des vieulx françois, A Mme A. B,

COMME Proserpine avant sa destresse,
Comme Hebê, la gente aux yeux de velours,
Comme Amphitrite en ses glauques atours,
Comme l’Astartê, tant chière traistresse ;

Comme ung doulx perfum fleurant la tendresse,
Comme ung oyselet au tems des amours,
Comme ung guay soleil dorant les beaux jours,
Comme ung pur zephir, comme une caresse :

Par ainsy vrayment, reluysant dans l’air,
Engeole et seduict vostre soubris cler ;
Dessoubs le visaige on void briller l’ame.

Pour lors, ie me sens tout regoillardi.
Comme ung chat frileulx ronronne à la flamme,
Chaufant ma Bretaigne à vostre Midy.

Q15  T14 – banv –   déca  encore un essai terrifiant de pseudo vieux-français

L’Amour, entre deux madrigaux. — 1889 (19)

Henri Finistère in  Le Parnasse Breton contemporain

L’invention du sonnet

L’Amour, entre deux madrigaux.
De Pan raillait les vers rustiques :
— « Te tairas-tu, dieu des fagots,
« Depuis le temps que tu t’appliques

« A moduler sur tes pipeaux,
« Avec des sons mélancoliques,
« De monotones bucoliques
« Et de sempiternels rondeaux

— « Assez ! dit Pan, le front morose.
« Ferais-tu mieux, critique rose? »
L’Amour sourit d’un air moqueur,

Et de son carquois qu’il balance,
Comme un trait le Sonnet, s’élance…
Cupidon est toujours vainqueur.

Q9  T15  octo  s sur s

AMI , tu l’as voulu : je te fais un sonnet. — 1889 (18)

– in  Le Parnasse Breton contemporain

– Bernard d’Erm

Un sonnet

AMI , tu l’as voulu : je te fais un sonnet.
Rimer quatorze vers! Conçois-tu bien ma peine?
Me voilà du travail au moins pour la semaine.
En y songeant, déjà je me sens frissonner.

Du courage! Cherchons! Pourrai-je moissonner
Quelques mots pas trop creux, quelque parole saine?
Je veux aller au bout… Non! mon ardeur est vaine
Et Pégase a tôt fait de me désarçonner.

La chute était prévue et n’a rien qui m’étonne :
Rimer n’est pas mon fait; je rampe, je tâtonne,
Et pourtant je me mets la cervelle à l’envers.

Mais je ne puis finir, si les rimes fidèles
N’accourent avec toi pour terminer mon vers.
Oh! viens à mon secours, muse des Asphodèles

Q15  T14 – banv –  s sur s

Le ciel est blanc, la terre est blanche, et lentement, — 1889 (17)

Louis Marsolleau in  Le Parnasse Breton contemporain

Sonnet en blanc

Le ciel est blanc, la terre est blanche, et lentement,
Sans trêve, en flocons blancs, la neige tombe, tombe
Dans le grand cimetière hagard, où chaque tombe
Disparait sous le morne ensevelissement.

C’est alors que, blafards, hideux, formant cortège ,
Avec un effroyable et grêle cliquetis ,
Entrechoquant leurs os pâles, grands et petits,
Les blêmes trépassés se dressent dans la neige ,

Et s’en vont vers le vide horizon sépulcral,
Détachant leurs blancheurs livides de squelettes,
Mystérieusement, sur les neiges muettes ,

Tandis que, sous l’horreur d’un demi-jour spectral,
De vagues oiseaux blancs glissent de branche en branche. . .
Et cependant le ciel est blanc, la terre est blanche.

Q63  T30

TOUTE verte, ployant ses ailes transparentes, — 1889 (16)

Louis Marsolleau in  Le Parnasse Breton contemporain

Sonnet en vert

TOUTE verte, ployant ses ailes transparentes,
Ëmeraude , la fée au sourire pervers
Est debout, près de la source verte aux flots pers ,
Dans la forêt de jaspe aux fraîcheurs murmurantes.

Et sur le gazon vert que parfument les menthes ,
Le soleil , avec des rayonnements d’ors verts ,
Découpe sa dentelle adorable à travers
L’élan capricieux des feuilles frissonnantes.

Et toute la forêt éblouissante étreint ,
De l’intense reflet de sa verdeur divine ,
La verte fée aux yeux pâles d’algue marine.

Mais elle alors, ainsi qu’un rêve qui s’éteint.
S’évapore; et l’on voit, sous la charmille ouverte,
Flotter une nuée indescriptible et verte !

Q15  T30

Aux quatre coins de l’horizon, quatre cités — 1889 (15)

Louis Marsolleau in  Le Parnasse Breton contemporain (Guy Ropartz et Louis Tiercelin ed.)

Sonnet en rouge

Aux quatre coins de l’horizon, quatre cités
Brûlent, lançant vers le ciel rouge leurs flambées ;
Dans la plaine, où le soir met ses rougeurs plombées,
Quatre échafauds , drapés de rouge, sont plantés.

Et le crépitement des étincelles fauves,
Sur la foule écarlate et bruyante qui bout ,
Sonne; on voit , éclairés sinistrement, debout,
Quatre bourreaux en rouge auprès des billots chauves.

Les quatre rois vaincus attendent à genoux ;
Et de brusques lueurs passent sous les cieux roux ,
Comme un éclair de lampe au plafond bas d’un bouge.

Alors, d’un même coup des quatre haches d’or,
Les quatre bourreaux font tomber la même mort,
Et sur la pourpre on voit le sang qui coule — rouge!

Q63  T15

Un trouvère ignoré fit le premier sonnet — 1889 (14)

Emile Bergerat La Lyre comique

Le sonnet du sonnet
A José-Maria de Hérédia

Un trouvère ignoré fit le premier sonnet
Vers le treizième siècle, à Palerme, en Sicile.
Sur les seins d’une dame, un thème difficile,
Il essayait une ode et s’y désarçonnait.

D’Orient, où tout rythme et toute chanson nait,
Survinrent deux ramiers las et sans domicile.
La belle, hospitalière à leur couple docile,
Les logea dans le nid au double coussinet.

Le poète accordait par des strophes jumelles
Les rumeurs des oiseaux aux soupirs de mamelles,
Telles que le poème en ses quatrains les a.

Le soir vint. Oppressés par l’amoureuse escrime,
Un pigeon s’assoupit, un téton s’apaisa,
Et le doux quatuor s’achève en tierce rime.

Q15  T14 – banv –  s sur s

Oh ! ne transigez pas, ayez de la rascasse, — 1889 (13)

Emile Bergerat La Lyre comique

La bouillabaisse

Oh ! ne transigez pas, ayez de la rascasse,
Du merlan, du saint-pierre et du rouget, assez
Pour un jeune requin. Parmi les crustacés,
Préférez la langouste à petite carcasse.

L’anguille ? … l’oublier serait un trait cocasse !
La sardine s’impose aux mollusque tassés ;
La cigale de mer poivre ces testacés
D’un arome enragé de poivre madécasse.

Or, sans ail, thym, fenouil, quatre épices, lauriers,
Oignons et céleris, jamais vous ne l’auriez !
Un zeste de citron délicat l’enjolive.

Quant au safran, maudit qui le dose ! … Raca
Sur l’huile qui n’est pas honnêtement d’olive !
Et quand on l’a mangée, on peut faire caca !

Q15  T14 – banv
RACA, mot inv.Vieilli – 2. Empl. interj. avec une valeur de commentaire affectif. [S’emploie pour manifester un profond dégoût, un grand mépris à propos de qqc.] Le droit, l’humanité, la justice… Raca! (PONCHON, la Muse au cabaret, 1920, p. 229).
TESTACÉ, -ÉE, adj. – 1. Qui est revêtu, couvert, muni d’un test (coque, coquille, carapace). Le foie est (…) très-volumineux dans les gastéropodes testacés, et y remplit (…) la plus grande partie des circonvolutions de la coquille (CUVIER, Anat. comp., t. 4, 1805, p. 151). Animaux ovipares et testacés, sans tête et sans yeux, ayant un manteau qui tapisse l’intérieur de la coquille (LAMARCK, Philos. zool., t. 1, 1809, p. 314).

par Jacques Roubaud