Sentir en soi gémir une âme prisonnière, — 1873 (2)

Athanase Forest


Un conseil
triple sonnet

Sentir en soi gémir une âme prisonnière,
Brûler de soif que vient tout au plus étancher,
D’aventure, un lambeau de brise printanière,
Sur un sol raboteux à tout recoin broncher ;
Toujours du même pas et dans la même ornière,
Ainsi que fit et fait l’espèce moutonnière,
Que pousse à l’abattoir le féroce boucher,
Geindre, en trainant un char qui change de cocher,
Sans changement aucun du poids de sa lanière ;
Voir le plus frais bouton soudain se dessécher !
Dans un nid de colombe espérant se nicher,
D’un renard ou d’un loup rencontrer la tanière ;
Voir fuir au loin le but dont on crut approcher ;
Pauvre piéton, d’étape en étape marcher,
En criant, chaque soir : est-ce enfin la dernière ?
Alors que sur Pégase on vise à chevaucher,
Varier, sans nul fruit, et toujours, de manière ;
Voyageur, aux buissons du chemin s’écorcher ;
Brillant papillon choir dans une taupinière ;
Voir les plus chaud amis de soi se détacher,
Si l’on n’a pas sans trève en main la bonbonnière ;
Si vieilli, son jabot commence à se tacher,
Si quelque brin de fil manque à sa boutonnière,
Si tel toupet, qu’en vain l’art s’essouffle à cacher,
A du défunt enfin remplacé la crinière.
Telle est ta destinée, o piètre individu
Que, hagard et d’horreur à bon titre éperdu,
Pieuvre aux longs et durs crocs, la Société broie !
Tu peux rompre, pourtant, cette ignoble cloison ;
Crois, espère, aime, pense, use de ta raison,
Et le monstre n’aura qu’un corps pour toute proie.

6 quatrains sur deux rimes, mais seulement deux tercets ordinaires (T15). Emporté par son élan, Athanase Forest a mis 25 vers dans ses quatrains.

Pauvre, obscur, dédaigné, traîner partout la vie, — 1873 (1)

Athanase Forest Sonnets, chansons, boutades

La Loterie sociale

Pauvre, obscur, dédaigné, traîner partout la vie,
Vrai carcan à son cou jour et nuit appendu;
Riche, illustre, être en butte aux crachats de l’envie,
Et parfois fusillé, brûlé vif, ou pendu;

Dès que l’on prétend mordre, être à l’instant mordu;
Avoir toujours un pied qui tôt ou tard dévie
Du chemin qu’à tenir le seigneur Dieu convie
(Vieille histoire ayant nom le Paradis perdu );

N’avoir jamais de faim pleinement assouvie,
Qu’il s’agisse d’un fruit permis ou défendu;
Se bâtir en Espagne, à … mettons …. Ségovie,
Un château, comme un nid d’aigle, au roc suspendu;

Se voir une espérance à chaque instant ravie.
De tel roi, de tel grand flagorneur assidu,
Recevoir, l’oeil humide et le jarret tendu,
Mainte promesse, hélas, d’effet jamais suivie;

En rêves hériter de table bien servie
Et de beaux vases d’or artistement fondu,
Bref, organiser tout pour le cas de survie,
Puis, …., être le premier, là, sous terre étendu;

Ici gain louche, ailleurs très-clair désavantage,
Tels sont les lots divers, échus au grand partage,
Entre les fils d’Adam fait de force ou de gré!

Néammoins, il en est que refuse tout homme,
Qui s’est dit qu’en dehors du divin , du sacré ,
Tout n’est qu’un sot gâchis de vanités, en somme!

abab baab abab abba abab – T14 – Sonnet, avec cinq quatrains, plutôt long!

incise 1873

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1873 est ‘Année miraculeuse’ du sonnet ; paraissent en même temps Le Coffret de santal de Charles Cros et Les Amours jaunes de Tristan Corbière; c’est la troisième des années les plus marquantes, après l’année des Chimères, celle de la première édition des Fleurs du Mal, et avant celle de la publication des Poésies deMallarmé (je n’y joins pas l’année 1998 pour ne pas offenser la modestie d’Emmanuel Hocquard).

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Je connais, à la Croix du ciel, un humble abri. — 1872 (47)

Amiel Journal

Sonnet

Je connais, à la Croix du ciel, un humble abri.
Autour de lui, le mal rugit ou se lamente,
Mais du monde à ses pieds expire la tourmente
Et la maison de paix dans l’orage a souri.

Dans la maison de paix l’atmosphère est clémente,
L’âpre hiver s’y transforme en printemps attendri,
Qu’on y porte une peine on en revient guéri
Un rayon la protège et la maintient charmante.

Douce maison de paix, le talisman vainqueur
Qui te fait trompher de ce monde moqueur
Quel est-il ? la gaîté, le pardon, la tendresse ?

Le goût pur ? le devoir & sa noble rigueur ?
La foi qui sait prier ? la pitié qui s’empresse ?
C’est tout cela fondu dans un trèfle de cœur.

Q16  T14

Il est mort le poète aux rimes enflammées, — 1872 (46)

Alfred Gabrié in Dominique Fernandez : Ramon (2009)

Sonnet (poème manuscrit sur la mort de Théophile Gautier)

Il est mort le poète aux rimes enflammées,
Le chantre d’Albertus, ouvrier glorieux,
Qui de son style d’or cisela les Camées,
Et sur l’art pur posa son pied victorieux.

Amoureux de la forme, il chante les Almées,
Les rêves de la chair, doux et mystérieux ;
Les chauds enivrements, les passions calmées,
Et dans tout il posa son regard curieux.

Son vers, tout parfumé de parfum poétique,
Fait revivre en nos cœurs le culte de l’Antique,
Seul Dieu qu’il adorât plus que les chastes Soeurs ;

Mais hélas ! lui, poète ennemi du squelette,
Sous notre loi moderne a dû courber la tête,
Et livrer son cadavre aux sombres fossoyeurs!

Q8  T15

Ses yeux sont meurtriers. Sa bouche mignonnette — 1872 (45)

La ligue des poètes

La femme belle

Ses yeux sont meurtriers. Sa bouche mignonnette
Montre à demi ses dents blanches dans un souris,
Et laisse à chaque coin une double fossette,
Petit piège de chair où tous les cœurs sont pris.

Près d’elle, ô Mahomet !, pâlissent tes houris !
Il semble, jouissant de sa beauté parfaite,
Qu’elle ne veuille rien de plus, et s’inquiète
Seulement de payer la louange en mépris.

Qui pourrait espérer, d’une lèvre amoureuse,
Presser, vivifier cette gorge neigeuse,
Ces deux rouges boutons, deux fraises dans du lait ?

Qui saurait obtenir, bras souples et novices,
De vos enlacements les nerveuses prémices ? …
Qui ? – Quelque vieux richard, épuisé, sot et laid.

Hégésippe Cler

Q10  T15

Sous sa peau jaune et sèche on voit saillir les os. — 1872 (44)

La ligue des poètes

La femme maigre

Sous sa peau jaune et sèche on voit saillir les os.
On compte sans effort les côtes, les vertèbres,
Qui dessinent en creux sa poitrine et son dos.
Pitoyables reliefs, revêtements funèbres !

Les bras sont des bâtons ; les jambes, des fuseaux.
Les appas, ignorés dans de justes ténèbres,
Plats, recroquevillés, adorent à huis clos,
Mais, hélas ! de trop loin, le feu, comme les Guèbres.

Bondissant au seul nom d’amour, de volupté,
Son cœur mendie en vain : nul n’a de charité
Pour ce vieil amadou qui quête une étincelle.

Enfin, dans la prière ardente et les romans,
Ayant trompé sa soif, aiguisé ses tourments,
Pauvre lampe sans huile, elle meurt demoiselle.

Hégésippe Cler

Q8  T15

Colosse féminin, citadelle charnue, — 1872 (43)

La ligue des poètes

La femme grasse

Colosse féminin, citadelle charnue,
Elle traîne en soufflant son corps pharamineux.
Rien qu’à lever un doigt, elle rougit et sue.
Oter, mettre ses bas, travail vertigineux !

Pour contenie sa taille, où la graisse remue,
Il n’est pas de lacets, de cordons ni de nœuds.
Spectacle plein d’horreur ! On voit, quand elle est nue,
Trembloter vaguement ses seins gélatineux.

Elle est femme, pourtant. Colombe poétique,
Il faut à ses baisers quelque jeune homme étique,
Depuis que son mari, vaillant jouteur, n’est plus.

Hélas ! un accident le ravit à sa flamme.
Sur sa couche, une nuit, rêvant, la pauvre dame
Se retourna si mal qu’elle s’assit dessus !

Hégésippe Cler

Q8  T15

UN SONNET ! vous voulez m’inspirer cette audace, — 1872 (42)

La ligue des poètes

Au ligueur qui désire que je lui tourne un sonnet au lieu d’un acrostiche

UN SONNET ! vous voulez m’inspirer cette audace,
A moi, plein de frayeur pour ses difficultés !
Car je dois m’accrocher, pour grimper au Parnasse,
Même par l’acrostiche, à ses aspérités.

Mais toujours je retombe au fond de la vallée,
Et reprends mon élan sans le moindre succès ;
Arriver au sommet, ô gloire signalée ! ..
De rares favoris y trouvent leur accès.

Il faut avoir comme eux des trésors d’harmonie,
Des accents inspirés, perles de poésie ;
A ce prix, Apollon leur donne ses faveurs.

Sans ces dons, jour et nuit, hélas ! ma pauvre muse,
Sisyphe ou Danaïde, et sue et souffle et s’use,
Pour atteindre à mi-côte, en stériles labeurs.
Louis Monneret

Q59  T15  s sur s

Comme eux, faut-il entrer en lice — 1872 (41)

–                La Ligue des poètes

Comme eux, faut-il entrer en lice
Avec un sabre de carton ?
Pour moi ce serait un supplice,
Car j’ai de la barbe au menton.


Mais, s’il faut boire à ce calice,
Moi, vieux disciple de Caton,
Je veux, pour punir leur malice,
Armer mon bras d’un gros bâton.


Guerre aux ennemis de la LIGUE !
Sachons opposer une digue
Aux erreurs dont ils sont imbus,


Pour ne pas tomber dans leur trappe,
Amis, il est temps que l’on frappe
Sur l’ignorance et ses abus !

Le Vicomte C. de Roussillon

Q8  T15  bouts-rimés   octo

par Jacques Roubaud