Napoléon mourant vit une Tête armée … — 1854 (10)

Gérard de Nerval Les Chimères

La tête armée

Napoléon mourant vit une Tête armée …
Il pensait à son fils déjà faible et souffrant:
La Tête, c’était donc sa France bien-aimée,
Décapitée aux pieds du César expirant.

Dieu, qui jugeait cet homme et cette renommée,
Appela Jésus-Christ; mais l’abyme, s’ouvrant,
Ne rendit qu’un vain souffle, un spectre de fumée:
Le Demi-Dieu vaincu se releva plus grand.

Alors on vit sortir du fond du purgatoire
Un jeune homme inondé des pleurs de la Victoire,
Qui tendit sa main pure au monarque des cieux;

Frappés au flanc tous deux par un double mystère,
L’un répandait son sang pour féconder la Terre,
L’autre versait au Ciel la semence des Dieux!

Q8 – T15

La treizième revient … C’est encor la première; — 1854 (9)

Gérard de Nerval Les Chimères

Artémis

La treizième revient … C’est encor la première;
Et c’est toujours la Seule, – ou c’est le seul moment;
Car es-tu Reine, ô Toi! la première ou dernière?
Es-tu Roi, toi le Seul ou le dernier amant? …

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement:
C’est la Mort – ou la Morte … O délice! ô tourment!
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

Saint napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au coeur violet, fleur de Sainte Gudule:
As-tu trouvé ta Croix dans le désert des Cieux?

Roses blanches, tombez! vous insultez nos Dieux,
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle:
– La Sainte de l’Abîme est plus sainte à mes yeux!

Q9 – T17

Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au coeur — 1854 (8)

Gérard de Nerval Les Chimères

Antéros

Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au coeur
Et sur un col flexible une tête indomptée;
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.

Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d’Abel, hélas! ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur!

Jéhovah! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait: « O tyrannie! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon …

Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.

Q15 – T15

Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers: — 1854 (7)

Gérard de Nerval Les Chimères

Horus

Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers:
Isis, la mère, alors se leva sur sa couche,
Fit un geste de haine à son époux farouche,
Et l’ardeur d’autrefois brilla dans ses yeux verts.

« Le voyez-vous, dit elle, il meurt, ce vieux pervers,
Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche,
Attachez son pied tors, éteignez son oeil louche,
C’est le dieu des volcans et le roi des hivers!

L’aigle a déjà passé, l’esprit nouveau m’appelle,
J’ai revêtu pour lui la robe de Cybèle …
C’est l’enfant bien-aimé d’Hermès et d’Osiris!  »

La déesse avait fui sur sa conque dorée,
La mer nous renvoyait son image adorée,
Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Iris.

Q15 – T15

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, — 1854 (6)

Gérard de Nerval Les Chimères

Myrtho

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
A ton front inondé des clartés d’Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse.

C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse,
Et dans l’éclair furtif de ton oeil souriant,
Quand aux pieds d’Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce.

Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert …
C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile,
Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert.

Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle hortensia s’unit au Myrte vert!

Q15 – T21

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, — 1854 (5)

Gérard de Nerval Les Chimères

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie:
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phoebus? … Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène …

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron:
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Q8 – T30

Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille — 1854 (4)

Baudelaire in Lettre non signée à madame Sabatier


L’aube spirituelle

Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille
Entre en société de l’Idéal rongeur,
Par l’opération d’un mystère vengeur
Dans la brute assoupie un ange se réveille.

Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur,
Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,
S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.
Ainsi, chère Déesse, Etre lucide et pur,

Sur les débris fumeux des stupides orgies
Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,
A mes yeux agrandis voltige incessamment.

Le soleil a noirci la flamme des bougies;
Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,
Ame resplendissante, à l’immortel soleil!

Q63 – T30

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumières, — 1854 (3)

Baudelaire in Lettre non signée à madame Sabatier

Le flambeau vivant

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas sans la route du Beau;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour, le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme.

Q59 – T23 Sonnet envoyé à Mme Sabatier avec ses seuls mots: « After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you »

Dans cette fuite du temps qui tombe en poussière — 1854 (2)

Jules Barbey d’Aurevilly in Oeuvres complêtes, V (1926)

Sonnet

Dans cette fuite du temps qui tombe en poussière derrière nous quand il est passé, il est un jour, il est une heure que Dieu marque du plus pourpré de ses rayons sur le front des femmes qui sont belles, et dont la lumière reste, fixe et brillante, dans notre pensée, comme l’astre polaire des plus chers souvenirs de nos coeurs.

Heure solennelle dans la vie, quand la Beauté, comme un arbre divin, montant toujours dans la splendeur de son feuillage, touche enfin son zénith et semble s’entr’ouvrir le ciel même! – heure solennelle et sacrée. Le nom que vous portez est pourtant bien terrible dans la langue de celles qui n’ont pas le calme olympien de la beauté consciente et suprême:

Vous vous appellez Trente-Six ans, heure magnifique de la vie! Orbe fulgurant de la roue, un instant arrêtée! Minute d’immortalité! plein de la mer pour la Beauté, mais seulement quand la beauté, comme l’Océan, est immense!

Ah! Laissez-moi vous contempler sur un front digne de vous porter, heure si longtemps attendue! Heure de gloire de la Beauté accomplie! Laissez-moi ramasser, pour les jours où vous ne serez plus, les rayons fulminants de votre auréole, astre de beauté au zénith, mais sans zénith dans mon âme, inextinguible soleil qui monterez toujours!

pr – L’histoire du ‘sonnet en prose’ pourrait commencer là. Mais les traductions en prose de sonnets en font aussi partie.

J’aime encor le sonnet, ce médaillon sans prix — 1854 (1)

Ernest PrarondLes impressions & pensées d’Albert

Le Sonnet

J’aime encor le sonnet, ce médaillon sans prix
Où nous pouvons, sitôt qu’un caprice nous tente,
Réduire adroitement dans la pierre éclatante
Les sujets les plus hauts dont nous soyons épris.

Dans un ovale étroit d’indestructible onyx
L’image est découpée éternelle et riante,
Si bien que Delia, la belle survivante,
Sert encor de parure aux belles de Paris.

Et j’aime le sonnet dans sa forme elliptique
Malgré le dur effort des labeurs irritants,
Et vers lui je me tourne encor de temps en temps;

Je l’aime; car plus d’un comme un camée antique
Parmi ceux qu’autrefois j’ai taillé par milliers
Me garde des traits chers et du monde oubliés.

Q15 – T30 – s sur s

par Jacques Roubaud