J’ai voulu d’un sonnet régaler mes amis — 1839 (17)

M. Courtois Mes petits moments

Sonnet dédié aux amateurs

J’ai voulu d’un sonnet régaler mes amis
– Tout beau ! dira quelqu’un ; a-t-il eu tant d’audace ?
– Hé ! pourquoi, cher lecteur ? ne m’est-il pas permis
De vous faire, à mon tour, si je puis, une grâce ?

– Comment ! quatorze vers ! à la règle soumis ? …
– Chacun aura son lieu, j’en ai mis six en place.
Et les huit autres ? – Bah ! sans trop laide grimace
Mes deux quatrains sont faits ; heureux s’ils sont admis !

– Mais les tercets ?  – Voilà le plus fort de l’affaire.
– Vous ne saurez jamais ni l’un ni l’autre faire ;
Vous en aurez la honte, à notre grand plaisir.

– Nicolas, aide-moi ! tu nous a dit toi-même
Qu’un sonnet sans défaut vaut seul un long poème
Si le mien n’en a qu’un je n’ai plus de désir.

Q9  – T15  – sns  – s sur s

A l’heure où Jésus-Christ, au sommet du Calvaire, — 1839 (16)

Antoni Deschamps Résignation

Sonnet imité de Gianni

A l’heure où Jésus-Christ, au sommet du Calvaire,
Poussa le grand soupir et mourut sur la terre,
Dans l’autre monde Adam fut ému de pitié ;
Dans sa couche de fer se levant à moitié,
Tout pâle il se pencha sur Eve, notre mère,
Puis, en la regardant d’un œil triste et sévère :
« Femme, s’écria-t-il d’une funèbre voix
C’est pour vous que ce juste expire sur la Croix ! »

aabbaabb 8v  tr (une sérieuse condensation de l’original !)

Nul mortel ici-bas n’est longtemps fortuné — 1839 (15)

Jules Canonge Le Tasse à S orrente

Sonnet

Nul mortel ici-bas n’est longtemps fortuné
S’il prodigue son culte aux faux biens de la terre ;
De chaque lendemain le réveil délétère
Vient lui ravir l’espoir que la veille a donné.

De ses plus belles fleurs l’éclat est profané,
Et, pareil au cœur vide où se tait la prière,
Où la vertu ne fut que lueur mensongère,
Il voit bientôt périr leur calice fané.

Mais l’ame qui d’amour et de paix rayonnante,
A su des passions surmonter la tourmente
Et garder de la foi le feu brillant et doux,

Jusqu’à l’aube du jour où son Dieu la rappelle,
De soleil en soleil, refleurit vaste, et belle,
Et d’un si pur destin les anges sont jaloux !

Q15  T15

Ma Laure au doux regard, ô ma sœur bien-aimée, — 1839 (14)

Louis de Ronchaud Premiers chants

A Laure

Ma Laure au doux regard, ô ma sœur bien-aimée,
Douce fleur qui fleuris sous des abris secrets,
Gente fleur, au matin, de grâce parfumée,
Ta jeunesse est encor l’image de la paix.

Ta jeunesse innocente est encor sans regrets,
Ton âme est une source aux feux du jour fermée,
Qui s’épand doucement sur l’herbe ranimée,
Et de ta mère seule a reflété les traits.

Un jour viendra, ma sœur, que l’époux de ton âme,
Celui qui t’apprendra les pensers d’une femme,
De fleurs, pour t’accueillir, couronnera son seuil.

Alors un toit nouveau d’une nouvelle hôtesse,
Se verra réjoui, tandis que la tristesse,
Viendra prendre sa place à nos foyers en deuil.

Q10  T15

Il est de par le monde une vierge immortelle, — 1839 (13)

Charles Woinez Hier et demain


La poésie

Il est de par le monde une vierge immortelle,
Qui va semant partout le baume de ses vers ;
Pouvant prendre sans cesse une forme nouvelle :
Tantôt fleur des forêts, tantôt oiseau des airs.

Suspendus, en naissant, à sa pure mammelle,
Les peuples ont dormi, bercés par ses concerts :
Vainement on nierait sa puissance éternelle,
Son empire a grandi dans les siècles divers.

Qu’importe que les rois et leurs valets infâmes
S’efforcent d’arracher la poésie aux âmes ?
Plus forte qu’eux, son front domine leur fierté !

Elle ensevelira leurs fausses espérances,
Car, brisant à jamais d’ignobles résistances,
La poésie un jour sera la liberté.

Q8  T15

Du sonnet Sainte-Beuve a rajeuni le charme — 1839 (12)

Auguste Desplaces Une voix de plus

Sonnet A M. Hippolyte Fauche*

Du sonnet Sainte-Beuve a rajeuni le charme
Si vanté de Boileau qui redoutait ses lois ;
Poème italien, dont la facture alarme
Plus d’un rimeur qui n’ose y hasarder sa voix.

Mais contre sa rigueur sa grâce me désarme ;
Et sans dure fatigue, à mon aise, à mon choix,
Je répands, selon l’heure, en ce vase une larme,
Ou d’un rayon d’amour j’en dore les parois.

Oui, cette forme étrange a pour moi peu d’entrave,
Et dans ce champ borné, libre, jamais esclave,
J’ai bien encor, tu vois, le loisir et le lieu

De dire tes élans, ta verve de poète,
Ta prose chatoyante et taillée à facette,
De te donner la main et le salut d’adieu.

Q8  T15  s sur s

* traducteur du sanscrit

Humble, pauvre, oublié sur un sol inconnu, — 1839 (11)

Adelphe NouvillePremier amour, poème en sonnets in Le Monde poétique

XVIII  L’appui

Humble, pauvre, oublié sur un sol inconnu,
Lorsque, seul avec Dieu, l’ermite pleure et prie,
Il voit souvent un ange, à son aide venu,
Lever un doigt brillant vers une autre patrie.

Quand, las de ses tourments, le pécheur montre à nu
Ses dégoûts, ses terreurs, sa poitrine meurtrie,
Par l’espérance encore il se sent soutenu:
Car la rosée abreuve aussi la fleur flétrie.

Si la mer en courroux se perd dans un ciel noir,
Le pilote inquiet retrouve son courage
Dans les rayons lointains de l’étoile du soir.

Ah! contre le désert, le monde, et tout orage,
N’ai-je pas et mon ange, et mon astre, et l’espoir?
N’ai-je pas mon amour? n’ai-je pas votre image?

Q8 – T20

Quand je considère comment la lumière a disparu pour moi — 1839 (10)

Kervyn de Lettenhove trad. Milton Oeuvres choisies


Sur sa Cécité

Quand je considère comment la lumière a disparu pour moi avant la moitié de mes jours dans ce monde vaste et obscur et que le talent qu’on ne peut cacher sans être puni de mort m’a été donné sans utilité, quoique mon âme se dévoue à servir mon créateur et à lui rendre compte fidèle. De peur que, se retournant vers moi, il ne me condamne, je demande avec amour:  » Dieu réclame-t-il le travail du jour en l’absence de la lumière?  » Mais la Patience, arrêtant mon murmure, me répond aussitôt: « Dieu, n’a besoin ni du travail de l’homme ni de ses propres bienfaits. Ceux-là le servent le plus saintement, qui portent le mieux son joug pacifique; sa position est pareille à celle d’un monarque; des milliers d’hommes s’empressent à ses ordres et traversent sans cesse la terre et l’océan; mais ceux-là qui restent immobiles et attendent, le servent aussi.  »

pr – tr

Le célèbre sonnet de Milton ( ‘When I consider how my Light is spent’ ) en un paragaphe compact de prose.

Que souvent, aux rayons de tes prunelles noires, — 1839 (9)

Marceline Desbordes-Valmore

A la voix de mademoiselle Mars

Que souvent, aux rayons de tes prunelles noires,
Au bruit de ton nom pur et de tes pures gloires,
Aux magiques pâleurs dont se voilent parfois
Le bonheur sur ton front et le ciel dans ta voix,

J’ai dit de cette voix où l’age se devine,
De ce souffle pudique, et des saintes amours,
Qu’on écoute une fois pour l’entendre toujours,
Que l’on sent se mouiller d’une larme divine!

Ta voix a des parfums, des formes, des couleurs;
Parles-tu d’une fleur, dès que tu l’as nommée,
De ta bouche entr’ouverte elle sort embaumée.

Souffres-tu de l’amour les brûlantes douleurs?
Cette voix dans nos sens verse des étincelles.
Parles-tu d’un oiseau? Tes accents ont des ailes.

Q57 – T30

Un des très rares sonnets de cet auteur . quatrains à quatre rimes, disposition très rare: aabb  a’b’b’a’

Rebuté des humains, flétri par l’infortune, — 1839 (8)

Louis Ayma Les préludes

XXII – Imité de Shakespeare

Love’s Consolation

Rebuté des humains, flétri par l’infortune,
Seul comme en un désert, je déteste mon sort;
Je fatigue le ciel de ma plainte importune,
Et jetant l’oeil sur moi je désire la mort.

J’ai convoité de l’un la féconde espérance,
De l’autre les trésors et les amis nombreux,
De celui-ci les arts, la beauté, la naissance;
Car je n’ai pas reçu du ciel ces dons heureux.

Mais si, dans ces moments de souffrance muette,
Je pense à vous; – alors, pareil à l’alouette
Qui vole vers les cieux aux derniers feux du jour,

Un hymne de bonheur de mon âme s’élance,
Car je préfère à l’or, aux arts, à la naissance,
Le touchant souvenir de votre chaste amour.

Q59 – T15 – tr

On peut regretter que dans son ‘imitation’ du sonnet 29 de Shakespeare (qu’il traduit après Chasles), il ne respecte pas la forme: après deux quatrains en rimes alternées distinctes, il termine par un sizain à la Ronsard .

par Jacques Roubaud